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Suhail Baddor : Défendre l’homme … en pinceaux

Névine Lameï, Lundi, 23 mars 2015

Le peintre et sculpteur syrien Suhail Baddor fait partie des plus grands artistes contemporains. Son engagement pour améliorer la condition humaine ne s’est jamais éteint. Rencontre avec un grand maître de la sculpture et un farouche défenseur de l’humanisme.

Suhail Baddor
Suhail Baddor, peintre et sculpteur syrien. (Photo : Mohamad Adel)

Artiste de génie, au tem­pérament riche, à la fois assidu et romantique, réservé et spontané, tumultueux et enfantin, Suhail Baddor porte son pays natal, la Syrie, dans son âme et dans son coeur. Ce peintre et sculpteur, égale­ment auteur, poète et critique, tire son nom des étoiles.

Baddor est un artiste charismatique qui, refusant la conception d’« artiste bohémien », aime s’ha­biller avec soin. Pourtant, seul dans son atelier, Baddor ne porte que short et t-shirt maculés de taches de pein­tures. C’est ainsi qu’il se sent à l’aise.

C’est à la galerie Nile Art, à Zamalek, qu’il tient sa dernière expo­sition. Nile Art lui a offert un atelier de résidence dans le même espace de la galerie, face au Nil. Sa nouvelle collection de peintures, intitulée Silence de la musique, se centre essentiellement sur des scènes expres­sives, colorées et romantiques : femmes musiciennes, visages tristes, état d’attente … La femme, porteuse d’un message de paix, entre inquié­tude, tourment et tracas, est l’un des thèmes favoris de Baddor.

Né proche de Lattaquié, principale ville portuaire de Syrie, dans un petit village campagnard, Suhail Baddor, 58 ans, est resté proche de la nature. « Enfant, à l’âge de 7 ans, je façon­nais moi-même mes propres jouets. Des jouets en forme de visages humains, créés avec de la glaise, mais aussi avec des bouts de bois, de diffé­rents arbres : noyers et oliviers qui entouraient ma maison. Mon père encourageait beaucoup dans ma voie d’artiste engagé, que j’ai suivie avec persévérance et assiduité, se souvient Suhail Baddor, lauréat, dès l’âge de 14 ans, d’une compétition parrai­née par l’Unesco, sur la pauvreté et la faim. Je suis un spécialiste de la faim, cette faim qui m’a touché de près dès ma tendre enfance. J’étais logiquement bien placé pour aborder ce sujet avec franchise. D’ailleurs, l’argent que j’ai gagné de cette compétition nous a permis d’acheter une petite maison à Damas ».

Ce qui ne fut pas sans bouleverse­ments : « Quitter la campagne, cette nature vierge, avec ses belles nuits d’été, pour vivre en ville, à Damas, m’a beaucoup changé. En ville, le rythme de la vie est plus accéléré et communicatif, ce qui t’ouvre de nou­veaux horizons et de nouvelles visions », reprend celui qui, entre 1986 et 1989, a décidé de faire un voyage à bicyclette, de Damas à Paris.

Durant son voyage, le voyageur aventureux, messager de la paix par le biais de son art, entre expositions, conférences et ateliers, s’est enrichi de nouvelles rencontres avec des gens de différentes cultures.

Avec le même enthousiasme, le jeune Baddor a choisi, en 1977, de continuer ses études à la faculté des beaux-arts de l’Université de Damas. « A la faculté, on m’appelait le roi de l’anatomie. Un art dans lequel j’ex­celle dans mes sculptures comme dans mes peintures. Etudiant tumul­tueux, j’ai choisi de quitter les beaux-arts en troisième car un jour, je n’ai pu admettre un acte d’injustice qui s’est produit dans la faculté. Je suis contre tout ce qui humilie l’humain. C’est vrai que je regrette d’avoir quitté la faculté, j’aurais bien aimé couronner mes études avec un diplôme à accrocher sur le mur de ma maison. Mais les causes humaines sont plus importantes que tout ».

Artiste autodidacte, combattant croyant fort que son art est un « art pour le changement », Baddor est resté cet artiste engagé. L’art est pour lui un moyen de survie et d’existence. Une survie morale plus que matérielle. « Mon art ne connaît pas de limites. Langage universel et à valeur existentielle, mon art, toujours en état d’attente, se soucie inlassablement de libérer l’homme de son isolement. C’est la seule manière de récupérer sa liber­té ».

Désormais, Baddor vit à Dubaï, aux Emirats arabes unis, depuis 1987, année où il reçoit une invitation pour une exposition solo, à Dubaï, auprès du sultan Ben Mohamad Al-Qassemi, gouverneur de Sharjah. Ce dernier lui offre un atelier de résidence perma­nent à Dubaï, la terre qui a traité l’art de Baddor avec « respect et séréni­té ». Ce privilège lui ouvre de nou­veaux horizons.

Artiste international, membre de l’Union des artistes arabes des arts plastiques, membre de l’Assemblée des artistes professionnels de l’Est de l’Asie, membre à l’Association des Emirats arabes unis des arts plas­tiques, Baddor a participé à plus de 35 forums internationaux, ateliers d’art ou conférences dans diverses univer­sités américaines. Il est l’auteur de plus de 5 000 oeuvres dévoilées à tra­vers plus de 70 expositions de par le monde, dont la fameuse Biennale de Sharjah, aux Emirats arabes unis.

« D’après mon expérience et mes voyages, je pense que la peinture arabe est largement présente sur le marché international de l’art. La peinture arabe est le fruit de travail d’artistes arabes assidus et diligents. Parlant de la peinture syrienne, elle se caractérise par sa sobriété. Il ne faut pas oublier que les artistes syriens sont des héritiers de l’école expressionniste, travaillant sur la condition humaine qui, pour moi, est la plus touchante ». Baddor n’admet pas ce qui se passe actuellement en Syrie, mais refuse de parler de poli­tique ou de lier son art aux affaires publiques.

« Je vois que le problème dont souffre la Syrie n’est pas une question de réforme, de changement ou de démocratie. Ce faux enjeu mène à la démolition de l’Etat syrien », affirme-t-il encore.

Maintes fois honoré en dehors de son pays natal, il regrette cependant un manque de reconnaissance de la Syrie. « Je suis plus efficace pour la Syrie en étant en dehors du pays. Au moins, je sens que quelqu’un respecte mon art. Les récompenses m’enchan­tent. Néanmoins, si elles venaient de mon pays natal, cela me réjouirait d’autant plus. Je suis syrien, présent et survivant. Personne ne pourra m’arracher mon amour pour ma patrie. Mais il y a pas mal d’artistes syriens qui ne trouvent pas de quoi manger. J’espère qu’un jour, le minis­tère de la Culture les prendra en considération, afin qu’ils n’aillent pas chercher ailleurs ».

Quoi qu’il en soit, c’est la Syrie qui reste au coeur des motivations de l’ar­tiste. « Je me rappelle qu’un jour, après le déclenchement de la crise syrienne, certains pays ont refusé que je porte le drapeau syrien lors d’une remise de prix avec 100 artistes arabes et étrangers. C’est le drapeau de ma patrie, comment ne pas le porter ? J’ai menacé de me retirer de la célébration. Au moins, j’ai réussi à défendre ma citoyenneté ».

Baddor, le peintre et sculpteur, est aussi écrivain et poète. Il admire les poésies de l’Egyptien Abdel-Moeti Hégazi et du Palestinien Mahmoud Darwich. Son répertoire poétique compte quatre recueils de poésie, dont Chakl Al-Hozn (la forme de la tris­tesse), Al-Akhar (l’autre), Afrah wa Sadr Yahtareq (joies et poitrine brû­lée), Gassad Al-Obour (le corps du passage). Il est aussi l’auteur de cinq recueils de nouvelles, dont Al-Moftah (la clé, 2004), au sujet du sacrifice, et Al-Miraya Al-Akhira (le dernier miroir, 2006), sur la confession. Deux oeuvres, à valeur humaine, publiées par la maison d’édition Kanaan, à Damas.

Baddor a également travaillé pour le théâtre, dans les années 1980, avec de célèbres comédiens syriens, dont Zeinati Qodsseya, Youssef Hanna, Jawad Al-Assadi et Farhane Boblol. « Je ne suis pas un poète au vrai sens du mot. Je recours à la poésie pour compléter ce que mon pinceau n’ar­rive pas à peindre ». Sa vraie passion, c’est la sculpture. « La sculpture c’est mon plus beau monde. Chaque année, je crée à Dubaï entre quatre et cinq sculptures de grand format. Mais je ne peux les emporter avec moi lors de mes voyages, question de finance­ment. Mais c’est vrai que j’ai aussi peur qu’elles ne se cassent », déclare l’artiste, qui voit dans la peinture un art beaucoup plus rentable que la sculpture.

« Quand l’artiste se libère financièrement, il devient beaucoup plus à l’aise et déten­du, sans restrictions. Néanmoins, la vie de luxe ne m’a jamais changé. J’aime vivre dans l’humilité et la simplicité ». Baddor vient d’acheter une maison dans son vil­lage natal près de Lattaquié, laquelle lui servira d’atelier de sculpture. Une manière de revenir aux sources et de ressusciter ses souvenirs d’enfance, sa plus belle source d’inspiration !

« La femme, représentée par ma mère, clé de l’existence, demeure pour moi un synonyme d’amour, de tranquillité, de convivialité, de com­passion, de sérénité, de fertilité et de tendresse. Cela ne diminue pas de la valeur de l’épouse ou de la soeur, porteuses d’un monde de secrets difficiles à déchiffrer », reprend Baddor, divorcé et célibataire. L’artiste ne semble chercher dans ses peintures, comme dans sa vie, que la mère, entre pureté de la madone et sacrifice de la femme qui enfante dans la douleur.

Jalons :

1957 : Naissance à Lattaquié, Syrie.

1977-1986 : Comédien pour le théâtre.

1986-1989 : Voyage à vélo de Damas à Paris.

1985-à présent : Participe à la Biennale Sharjah.

2010 : Reçoit le prix Al-Adassa des arts et de l’architecture, Egypte.

2014 : Participe au festival Al-Mahrass des arts plastiques, Tunisie.

Jusqu’au 5 avril 2015 : Expose à la galerie Nile Art, Zamalek.

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