Amr Sélim est une star de la dérision. Il sait qu’à l’aide des caricatures, il peut choquer l’opinion publique et être un facteur de changement. L’air à la fois sérieux et cynique, le dessinateur, qui signe tous les jours la caricature principale du quotidien Al-Masry Al-Youm, dénonce la dernière édition de Charlie Hebdo, date du 14 janvier dernier.
Il juge que la une du journal a quelque chose « d’insolent et relève d’une certaine ignorance ». Sélim condamne fermement l’attaque « terroriste » et « sanglante » du 7 janvier contre l’hebdomadaire satirique français, mais il n’aime pas voir le prophète Mohamad sous les traits d’un homme barbu roulant des yeux furibonds, avec un turban blanc sur la tête et les larmes aux yeux, brandissant une pancarte « Je suis Charlie ». Au-dessus du dessin est inscrit: « Tout est pardonné ».
« Le tirage de l’hebdomadaire a atteint sept millions d’exemplaires dans 16 langues, alors que normalement, ce chiffre ne dépasse pas les 60000 copies. Charlie Hebdo a toujours une position libérale et libératrice; ses collaborateurs s’amusent à leur manière, mais il ne faut pas que ça tourne à l’esprit caustique et à l’irrespect. Sur le plan professionnel, nul ne peut empêcher un caricaturiste d’exécuter sa mission, sinon, il deviendra plus acerbe et plus tenace. Ce sont le terrorisme et les assassinats qui nuisent à l’image de l’islam et des musulmans de par le monde, la religion ne va pas se ternir à cause de quelques caricatures satiriques du prophète ».
A la suite de l’attaque contre Charlie Hebdo, Amr Sélim reçoit sur son adresse électronique plusieurs avertissements le menaçant de subir le même sort des dessinateurs français tués récemment. Mais il n’y prête pas attention. « Je continue à critiquer les Frères musulmans, car je pense que la religion doit être séparée de la politique. Le leader du pays n’est pas forcément un héros. Sous Moubarak, nous avons pu quand même briser pas mal de tabous sur le plan politique, mais reste le tabou religieux. Or, dans la caricature, il faut savoir distinguer entre le sacré intouchable et ceux qui parlent au nom de la religion », explique-t-il.
Deux de ses caricatures publiées en 2005 dans le journal Al-Dostour ont eu des critiques. La première montrait Moubarak hospitalisé en Allemagne, pour un problème de vésicule biliaire. L’ancien président y avait l’air d’un pauvre type, d’un médiocre.
La deuxième traitait de la fraude électorale lors de la présidentielle de 2010, c’est-à-dire un mois avant la révolution du 25 janvier. Un chien, dans les caricatures de Sélim, représentait le candidat à l’élection. « J’ai été arrêté pour avoir insulté le président, puis on a fermé l’enquête. Il fallait simuler la démocratie, et le régime Moubarak feignait la liberté d’expression. Je dois avouer qu’en dehors de cet exemple, aucune de mes caricatures ne fut confisquée ».
Etiqueté souvent en tant qu’athée, huit rapports ont été présentés au procureur général en 2011, accusant Sélim « d’offense à la religion » pour ses caricatures publiées dans Al-Shorouk. Il avait dessiné plusieurs barbes et Morsi comme « porte-malheur ». « Le 30 juin nous a vraiment sauvés. Sinon, j’allais être détenu pour le reste de ma vie. Toutefois, je ne crains rien », affirme Amr Sélim.
Avec l’écrivain Bilal Fadl, il a notamment fait un éditorial illustré, Qalamein (une paire de gifles), dans l’hebdomadaire Al-Dostour. Bilal avec son stylo, et Sélim, avec sa plume, partageaient le même sens de l’humour. Ils n’hésitaient pas à attaquer le régime de Moubarak et à critiquer les abus du pouvoir.
« C’est l’écrivain-journaliste Ibrahim Eissa, ancien rédacteur en chef d’Al-Dostour, qui a découvert cette alchimie entre Bilal et moi. Les gens nous comparaient souvent à un autre duo satirique, formé antérieurement par Ahmad Ragab et Moustapha Hussein, au quotidien Al-Akhbar. Bilal et moi travaillions de notre côté, indépendamment, sans coordination préalable », souligne Sélim. L’expérience de la colonne Qalamein a été reprise à une plus large envergure dans Al-Maassara (le pressoir), publié sur deux pages dans Al-Shorouk, au lendemain de la révolution.
Sélim et Bilal ont ensuite voulu poursuivre leur lutte, cette fois-ci contre le régime de Morsi. Ils le montraient comme un nain face à une Egypte grandiose. « Morsi m’a offert une matière fertile pour mes dessins. J’étais de tout temps anti-Morsi, alors que Bilal était parmi ceux qui ont voté pour les Frères musulmans, disant qu’il fallait leur laisser une chance de gouverner et que les militaires devaient regagner leurs casernes. Progressivement, il a dû le regretter, mais nos positions ont divergé, notamment au lendemain de la révolution du 30 juin », indique Sélim, un pro-Sissi à fond et se disant fier de l’être.
Suite à une rencontre entre l’ex-président Adly Mansour et plusieurs intellectuels et artistes, Sélim affirme avoir ressenti un danger pour l’Egypte. « A mes yeux, Al-Sissi est un leader au sens propre du terme. Il est capable d’apporter la sécurité et de rassurer la plupart des Egyptiens effrayés par l’instabilité et le terrorisme ».
Sa première caricature, après l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir, a joué avec les initiales du nouveau président. La lettre « A » prenait la forme de la Tour du Caire, et la lettre « S » serpentait comme le Nil. « Je ne suis pas manipulateur ou propagandiste. Je suis pour le maintien de l’Etat. Je ne personnifie pas les choses. J’admire le projet légendaire du Canal de Suez comme je dénonce la corruption, le favoritisme, le chômage, la pauvreté et l’hypocrisie. La caricature me donne la chance de dénoncer certains aspects et de louer d’autres en toute justice. Pour réformer le pays, il faut savoir raisonner et se réorganiser. D’où l’importance de la formation de vrais partis politiques ».
Sélim se dit donc optimiste. Il veut faire plus de place au rire, au détriment du politique. Son travail dans des journaux privés lui offre une plus grande liberté d’expression, plus ou moins sans restriction aucune, contrairement aux journaux de l’Etat, où rien n’est garanti, selon lui. « A nos jours, la caricature a de plus en plus sa place, soit dans les journaux privés, soit dans les sites électroniques. On m’a beaucoup conseillé de travailler sur tablette et de profiter des nouvelles technologies, mais je préfère la plume et le papier ».
En effet, d’un goût plutôt classique, Sélim est très fidèle aux « génies de la caricature », notamment ceux de la deuxième moitié des années 1950, « l’âge d’or » de la caricature en Egypte, selon ses dires. « Sous Nasser, les caricaturistes jouaient un rôle primordial quant au conflit arabo-israélien. C’est le cas de Nagui Al-Ali, Bahaeddine Al-Bokhari, Ali Farzat et Jahine. Avec le lancement de la revue Sabah Al-Kheir qui a regroupé des artistes vétérans comme Hégazi, Mohie Al-Labbad, Bahgouri, Georges Wanis, Bahgat Osman, Salah Al-Lessi et Jahine, la caricature était en pleine effervescence. Malheureusement, à la suite de l’accord de Camp David dans les années 1970, la caricature a connu une stagnation », explique-t-il.
Pour faire revivre le bon vieux temps, Amr Sélim a fondé en 2008, au sein du journal Al-Masry Al-Youm, un service Caricature, faisant une place à de nouveaux talents, tels Doaa Al-Adl ou Mohamad Anouar. « En Egypte, il n’y a pas d’écoles pour former les caricaturistes. Je conseille à tous les passionnés de caricature de se rendre au quartier d’Al-Ezbeqieh et de chercher les anciens numéros des revues Sabah Al-Kheir et Rosa Al-Youssef, pour acquérir plus d’infos sur l’histoire de cet art », reprend-il, rêvant de lancer un journal de caricatures.
Mais pour le moment, le financement fait défaut. « Aurais-je le temps, dans ce cas, de faire mes caricatures quotidiennes, ou serais-je trop pris par la gestion, en tant que rédacteur en chef ? », s’interroge-t-il toujours. Il affirme aussi avoir un faible pour la revue non périodique Tok Tok, publiée par des illustrateurs comme Makhlouf, Qandil et Hicham Rahma, trois parmi ses disciples.
Les études de Sélim à l’Institut supérieur du cinéma, couronnées en 1986 par un diplôme en dessin animé, lui ont beaucoup appris. « Comme au cinéma, mes caricatures sont en perpétuel mouvement ». Pour son 10e anniversaire, son oncle paternel, l’artiste de renom Ahmad Fouad Sélim, lui a offert de la craie et un tableau noir sur lequel il avait dessiné une voiture. De quoi aiguiser l’imagination du jeune talentueux et téméraire que ses camarades de classe avaient surnommé « Coeur de lion ».
« Dans notre maison familiale, il y avait une immense bibliothèque. Mon père, Gamal Sélim, était chef de la rubrique politique à Rosa Al-Youssef. Je l’accompagnais souvent au travail et découvrais les dessins des grands noms comme Jahine, Al-Labbad et Hégazi, tous des amis de mon père. J’aimais les imiter en griffonnant sur les murs de ma chambre », se souvient-il.
Né dans le centre-ville du Caire, il habite désormais à Cheikh Zayed, dans la banlieue cairote, et fait tous les jours le trajet jusqu’aux locaux de son journal à Garden City. Là-bas, il rentre dans son bureau du 4e étage pour ne pas le quitter avant 17h. Livres pêle-mêle, tubes d’aquarelles, feutres noirs, papiers... ses outils sont à la portée de la main. L’essentiel pour lui c’est de se sentir à l’aise.
Et Amr Sélim bouge facilement d’une publication à l’autre, une fois que son contrat arrive à terme, rien que pour respirer ou prendre un peu d’air. « J’aime changer de journal et non pas de carrière. C’est sain et fructueux pour toute créativité », lance Sélim. « Ces jours-ci, je rêve souvent de Salah Jahine. A chaque fois, il me serre entre ses bras et m’offre sa plume. Je pense que c’est un bon signe, je dois être sur le bon chemin ».
Jalons :
1962 : Naissance au Caire.
1986 : Prix de meilleur film Al-Thär (vendetta), sur la cause palestinienne, à la 2e édition du Festival du Caire sur le documentaire.
De 1988 à 2008 : Chef de la rubrique Caricatures à Rose Al-Youssef.
2005 : Prix du meilleur caricaturiste du syndicat des Journalistes.
2013 : Prix Moustapha et Ali Amin.
Depuis 2014 : Rédacteur en chef adjoint du quotidien Al-Masry Al-Youm.
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