Il est 9h du matin. Installé devant son ordinateur, père Mansour Mistrih fait une révision du dictionnaire Latin-Arabe qu’il a fini de traduire. C’est dans son bureau spacieux, mais sobre, situé au premier étage du couvent des moines franciscains à Moski, qu’il nous accueille, loin du brouhaha du marché et des rues commerçantes du quartier. Les murs sont ornés d’une ancienne photo de ses parents et frères et soeurs, ainsi que de celle d’un prêtre hollandais.
« Il n’y a aucun dictionnaire de ce genre », lance-t-il avec enthousiasme. « J’avais aussi traduit un livre, Le Joyau précieux dans les sciences de l’Eglise, vers le latin après avoir terminé mes études en cette langue », ajoute-t-il d’une voix claire et ferme. Père Mansour maîtrise le latin et nous explique que « acide » veut dire « en colère ». A part cette langue et l’arabe, il peut lire et écrire aussi l’italien, le français, l’anglais, l’arménien et l’espagnol, et il a étudié le grec.
Son âge avancé ne l’empêche pas de participer à la direction de la chorale à la messe solennelle pour célébrer les 170 ans de la basilique Notre-Dame de l’Assomption. D’ailleurs, il a passé une soixantaine d’années de sa vie dans cette église franciscaine qui vient de fêter cet événement en grande pompe.
Il convient de mentionner que c’est abouna Mansour (Vincenzo) qui a introduit les chants arabes dans cette église où il célèbre de temps à autre la messe jusqu’à présent. Au début, les chants étaient uniquement en français et en italien. Mais lui, il a insisté et en pleine messe, il incitait les fidèles à chanter en arabe, faisant face à l’objection des autres responsables religieux. D’ailleurs, on lui doit le cahier de chants en arabe de l’église, dont 5 sont entièrement de sa composition, écriture et musique. Il a écrit aussi une vingtaine d’autres en les adaptant à des airs français ou italiens. Et ce n’est pas tout. Outre la composition de la musique d’autres chants, père Mansour est allé même jusqu’à adapter des chants français, italiens ou encore arméniens pour être fredonnés en arabe. Son histoire avec la musique remonte au temps où il a commencé à jouer au piano à Jérusalem. « Lorsque j’étais encore enfant, ma soeur plus âgée, devenue religieuse par la suite, jouait à l’orgue à l’église du village et je voulais l’imiter ». Au Caire, il a continué son apprentissage de la musique et il l’a enseignée à beaucoup d’autres personnes, dont Amir qui a émigré en Australie et est devenu un professionnel donnant des concerts. Père Mistrih n’oublie pas avoir dirigé pendant longtemps une chorale de 35 personnes dans cette même église. Ils chantaient avec 4 voix et allaient présenter des concerts dans d’autres églises, dont Sainte-Catherine à Alexandrie.
Père Mansour était arrivé en Egypte en 1963 sur le bateau Esperia après avoir fait des études orientales à Rome. Il ne voulait pas venir, mais il a vite oublié ses craintes en voyant sa soeur, religieuse à l’école des Franciscains au Caire, l’accueillir à Alexandrie. C’est elle qui lui reprochait ses gamineries dans le temps. « Tu es voué à la vie monastique », lui rappelait-elle.
L’histoire remonte au temps où il n’avait pas encore deux ans. Le petit Mansour aimait beaucoup les noix et il en demandait deux à la fois mais le destin a voulu qu’une coquille de noix se coince dans sa gorge et qu’il perde connaissance. Sa maman, effrayée et croyant qu’il allait mourir, a appelé son père Yaacoub pour le secourir. « Ce dernier a accouru et a eu l’inspiration de me tenir par les pieds, tête en bas, et de me secouer. Heureusement, la coquille est tombée avec un peu de sang ». Durant cette courte durée, sa mère avait déjà eu recours à la Vierge Marie, lui faisant le voeu que ce garçon serait consacré pour être moine s’il était sauvé. « Tout petit donc, j\ai appris de mes parents que je serai un moine et j’étais content. Lorsqu’on recevait des invités, je mettais la pince de la cheminée sur mon menton pour leur montrer que ma barbe sera assez longue comme les moines », raconte-t-il tout souriant, en se souvenant qu’il y avait un parent qui leur rendait visite chaque dimanche et aimait qu’il lui répète cette histoire.
Au nord de la Syrie, sous le mandat du président Choukri Al-Kouatli, il n’y avait pas d’écoles dans son village d’origine, Yaacoubiya, comme dans les grandes villes. Les moines se servaient des livres venus de Jérusalem pour enseigner aux petits. D’abord, le manuel La Clé des jardins pour apprendre l’alphabet et à compter, puis ceux du Premier jardin pour la première année jusqu’au Cinquième jardin, représentant la meilleure éducation, ce qu’a accompli le petit Mansour.
L’école pour les moines à Emmaüs, à côté de Jérusalem, avait été fermée pendant la Seconde Guerre mondiale et l’ordre franciscain voulait la rouvrir. L’on a demandé donc dans les paroisses de cette grande région s’il y avait des jeunes qui auraient la vocation pour devenir moines. « J’étais parmi cinq jeunes de mon village qui se sont présentés. Avant de m’admettre, le prêtre m’a fait un test en m’avertissant : une fois là-bas, tu ne vas pas demander de retourner voir tes parents. Tu ne pourras pas jouer et il y aura beaucoup d’études. J’ai accepté toutes les conditions. Il m’a alors demandé de signer. Papa et maman, qui attendaient dehors, ont acquiescé », se rappelle-t-il non sans nostalgie.
Entré au noviciat à l’âge de 16 ans après avoir étudié à Jérusalem puis à Beyrouth, beaucoup de gens étaient étonnés de le voir porter la bure monastique, car il était très jeune sans barbe. « Un prêtre français me désignait en disant à mon supérieur : Questo Ragazzo ! (celui-ci est un gamin). Et ce, pour exprimer sa réserve quant au choix précoce d’un tel garçon ».
Après avoir étudié la philosophie à Bethléem et la théologie à Jérusalem, « j’ai enfin été ordonné prêtre à Jérusalem en 1960 en présence de mes parents. Par la suite, j’ai célébré la messe dans l’église de mon village où j’ai été accueilli chaleureusement. Un jour inoubliable. J’étais très ému après dix ans d’absence et une grande fête a été organisée à cette occasion près d’une source d’eau », se remémore-t-il en souriant.
Pendant ses études orientales à Rome, le jeune Mansour a choisi d’habiter avec d’autres jeunes Arméniens pour étudier la langue arménienne. Ces jeunes lui ont indiqué que son nom Mistrih serait Hankistian (repos) en arménien. « Mon grand-père racontait que notre famille était originaire d’Arménie et qu’on avait fui les persécutions turques pour s’installer en Syrie. Dans leur nouvel endroit, ils ont changé de nom pour ne pas être reconnus », raconte-t-il avec un arabe impeccable.
Ayant marqué plusieurs générations de fidèles, père Mansour animait à l’église de Moski les réunions des jeunes et de plusieurs groupes de la Légion de Marie dont les membres effectuaient des visites hebdomadaires à des familles, des personnes âgées ou marginalisées. Il entendait les problèmes des gens et prodiguait des conseils. Chaque mois, il jugeait qui étaient les personnes dans le besoin dans le quartier et leur donnait une allocation de 5 ou 10 L.E., une somme considérable en ce moment. Il ne faut pas oublier non plus le pain de saint Antoine, qui était partagé chaque semaine, un autre moyen de connaître les pauvres. Il nous rappelle que saint François d’Assise avait rejoint les moines mendiants qui frappaient de porte à porte pour demander de l’argent à donner aux pauvres. Durant l’une de ses visites en Italie, où il a rencontré le pape Jean-Paul II au Vatican, il a vu ces moines. « Ils allaient vers diverses places où ils étaient connus et recevaient beaucoup de dons. Une fois, je suis rentré dans un magasin là-bas avec l’habit monastique pour acheter un stylo et à ma surprise, le commerçant, croyant que j’étais l’un d’eux, m’a donné de l’argent », raconte-t-il en révélant qu’actuellement, il n’a aucun sou et que sa devise est : « Donnez et il vous sera donné ».
Egalement, en tant que pasteur, il visitait à Bawaki, à Ataba, des familles d’Italiens qui travaillaient à l’Opéra, ainsi que quelques familles palestiniennes de rite latin. Il visitait aussi les maisons des fidèles à l’occasion de la fête de l’Epiphanie, deux semaines après Noël, pour bénir l’eau et en asperger les fidèles en plus de la totalité de l’appartement.
Père Mansour travaille jusqu’à présent au Centre franciscain des études orientales et accueille souvent des étudiants qui préparent des thèses et cherchent des références précieuses en latin pour que leurs dissertations soient de grande valeur. Il nous montre des traductions qu’il a effectuées traitant plusieurs thèmes de divers recueils en latin pour ces chercheurs. Egalement, un prof le consulte de temps en temps pour avoir des notions en latin qui l’aident à présenter ses cours à l’université. Récemment, il a accueilli dans son bureau des étudiantes d’Al-Azhar venues prendre un cours de latin.
Il espère que ce centre continuera à présenter ses services, craignant plus tard qu’il n’y ait aucun moine pour prendre la relève. « En 1964, il y avait 10 moines au Centre des études orientales », déplore-t-il, tout en disant garder toujours l’espoir en l’avenir.
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