C’est dans un vieil immeuble cairote qui abrite des institutions médiatiques que nous retrouvons Ali Ferzat. Il affiche un sourire très enthousiaste, vêtu d’un jean soigneusement repassé, arbore une épaisse barbe et affectionne les gros cigares cubains. Originaire de Hama, ce caricaturiste engagé de 61 ans n’a pas attendu la révolution syrienne pour dénoncer de sa plume les dictatures arabes comme il a fait avec la répression israélienne contre les Palestiniens.
« Ma première caricature remonte à environ 50 ans. J’étais encore un gamin insouciant de 12 ans, c’était un message de solidarité à la guerre de révolution algérienne, je peux vous la reproduire, ma mémoire ne m’a pas encore joué de tours », s’amuse-t-il, avant d’ajouter : « Je ne donnais pas d’importance à ce que mon sens de l’analyse plaise ou pas, mais je savais quelque part que ce monde-là était mon destin et qu’il fallait le prendre en mains ».
Une fois son baccalauréat en poche, Ferzat part pour Damas étudier à la faculté d’art avant de la quitter en 1973 pour travailler dans plusieurs journaux (Althoura et Tishrein), dont il démissionne pour devenir un caricaturiste libre. Il ne s’est jamais douté que ces croquis allait révolutionner le visage des médias en Syrie et le propulser à l’échelle mondiale. « Quand on m’a demandé de commencer à travailler pour le journal Al-Ayyam, je n’étais pas encore conscient de l’influence qu’une caricature pouvait avoir sur les gens », ajoute-t-il.
Sa notoriété internationale se confirme lorsqu’il gagne le premier prix du Festival international intergraphique de Berlin en 1980. Son œuvre est désormais devenue un tapis volant avec lequel il sillonne le monde comme un digne ambassadeur de la liberté de la pensée, un jour à Paris, l’autre à New York …
Souvent, il a été affilié à l’activisme politique. Il s’en défend en riant : « Ai-je la tête d’un politicien ? Au contraire, je déteste la politique et je la ridiculise dans mes dessins, mais je ne me limite pas à cela, j’évoque tous les sujets de société, car la caricature est le moyen le plus facile de faire passer ses messages ».
L’arme de Ali Ferzat est sa plume. Satiriste politique et président de l’Association des caricaturistes arabes, il a dessiné plus de 15 000 caricatures, qui ont ridiculisé les dictateurs pendant des années, un fait qui l’a poussé à créer de 2001-2003 un hebdomadaire rempli de caricatures du nom d'Al-Doumari (l’allumeur de réverbères).
A sa création en 2001, il se vendait en une heure à plusieurs centaines d’exemplaires : bien plus que les 3 indigestes journaux d’Etat réunis. Bachar Al-Assad l’avait même appelé pour le féliciter. « A ce moment-là, j’ai pensé qu’il avait un semblant de démocratie et qu’il avait une politique légèrement différente de son père. Mais la fermeture de la revue 2 ans plus tard a prouvé le contraire », lance Ferzat.
L’audace de cette revue de caricatures était une nouveauté médiatique pour les Syriens qui n’avaient rien vu de tel depuis l’interdiction de la presse privée, 38 ans auparavant. « Mon dévouement au projet d’Al-Doumarinourrit mon espoir depuis 9 ans de le relancer. Vous devez sûrement vous demander pourquoi exposer cette idée au Caire ? Cette ville ressemble tellement à Damas dans son dynamisme, sa culture, et je peux dire que ces révolutions nous mènent tous vers un but commun. Les peuples sont en plein éveil après une hibernation de plusieurs décennies due aux dictatures ».
Dans les pages de ce pittoresque magazine, la satire n’était pas des plus féroces et s’en prenait essentiellement à la corruption la plus évidente. L’idée même d’une publication échappant complètement à l’autorité de l’Etat était inconcevable. « Je me souviens encore que dans le premier numéro de L’Allumeur de réverbères, j’avais évoqué la possibilité d’un remaniement ministériel, ce qui, en Syrie, constitue une manière détournée de se débarrasser d’anciens ministres corrompus ».
Pour les intellectuels, L’Allumeur de réverbères est aussi léger qu’une bulle de savon, un symbole qui montre que le gouvernement parle beaucoup, mais ne fait rien. « Ma lutte actuelle pour concrétiser mes idées peut symboliser un possible réveil du pays », souligne-t-il.
Ferzat a toujours eu la réputation d’un provocateur comme un bon nombre de ses confrères caricaturistes. L’un de ses dessins avait provoqué un scandale et une tempête diplomatique à l’Institut du monde arabe à Paris, à l’occasion d’une exposition en 1989.
Un portrait du dictateur iraqien Saddam Hussein a suscité la colère de ce dernier, qui l’avait alors menacé de mort pour son portrait du dictateur présentant ses décorations à sa population affamée … Ses dessins avaient alors été interdits, notamment en Libye et en Jordanie. « Les dictateurs ont la noble mission de semer la terreur. Ces gens profitent de la peur, comme des pillards après un tremblement de terre », ironise-t-il.
Malgré le danger, Ferzat n’a jamais cessé de critiquer les abus du pouvoir, à l’étranger comme dans son pays d’origine, la Syrie. Quand les soulèvements du Printemps arabe ont commencé à s’étendre en Syrie en mars 2011, il a redoublé d’audace. Ses caricatures ridiculisant le règne de Bachar Al-Assad ont contribué à inspirer la révolte en Syrie. « Vous ne pouvez pas imaginer ma fierté et mon honneur de voir mes caricatures sous forme d’affiches dans la quasi-totalité des manifestations en Syrie. Les gens avaient compris mes messages, c’était mon objectif », dit-il
Depuis le début de la révolution syrienne, ses caricatures arrachent des sourires ironiques aux protestataires qui les échangent et les commentent sur leurs pages Facebook. Mais toute audace a un prix … Après la publication d’une caricature représentant le président Bachar Al-Assad, faisant ses valises aux côtés de Mouammar Al-Kadhafi, le caricaturiste est kidnappé près de son bureau et est passé à tabac par des inconnus qui l’ont cagoulé.
« Je commençais à recevoir des lettres de menace depuis le début de la révolution, mais j’avoue avoir eu une simplicité d’esprit en les sous-estimant. Je ne pensais pas qu’on pourrait passer à l’acte pour me faire taire, j’ai échappé à la mort par magie, d’autres ont subi un sort bien pire », souligne-t-il. Ses agresseurs se sont particulièrement acharnés sur ses mains, dans l’espoir sans doute que Ferzat ne pourra plus « commettre » de dessins irrévérencieux à l’encontre de son ancien ami, Bachar Al-Assad.
« Cela t’apprendra à critiquer tes maîtres espèce de voyou », répétait sans cesse ses agresseurs en le frappant à coups de bâtons. « Mais rien ne peut plus me réduire au silence, ni moi, ni mes compatriotes, nous avons brisé la loi de l’omerta », jure Ferzat. Selon lui, l’immense majorité des activistes relâchés, après avoir été détenus et souvent torturés, sont déjà retournés à la lutte contre le régime.
« Il faut être sur place pour voir l’effervescence de la guerre à l’intérieur du pays, les gens n’ont peur de rien … Ils sont battus, perdent leurs amis et leurs proches, mais retournent à la lutte le lendemain, ces gens-là ont de la volonté à en revendre, croyez-moi ! ».
L’attaque contre Ferzat a eu lieu après que Damas s’était efforcé de convaincre l’opinion internationale que des « bandes armées » terrorisaient la population, ce qui nécessitait une intervention énergique de l’armée. Mais les inconnus qui ont roué de coups le dessinateur ont agi dans l’un des quartiers les plus quadrillés et surveillés de la capitale. Pour que l’intense campagne de propagande porte ses fruits et permette au régime de retrouver un peu de crédibilité, il faudrait que les agresseurs de Ferzat soient présentés, jugés et sanctionnés, mais cela paraît peu probable.
Le pouvoir syrien devrait également comprendre que ce nouvel incident ne laisse guère d’espoir à quiconque de le voir traiter ses opposants autrement que par la violence.
Ferzat quitte Le Caire avec son enthousiasme et sa bonne humeur habituels et un espoir hors du commun. « La réédition de mon journal n’est pas une histoire de notoriété, mais une implantation d’idée. Moi, je m’en irais un jour (de ce monde), mais mes idées resteront à jamais immortalisées noir sur blanc. Ce journal ne sera pas uniquement ma réussite, mais celle de tout le pays ; c’est un symbole de développement. Il n’aurait pas dû s’arrêter si tôt … », regrette-t-il, sur un ton de litanie.
Jalon
1963 :Première caricature à 12 ans au journal Al-Ayyam.
1980 :Lauréat du prix du Festival international intergraphique de Berlin.
2001 :Lancement de la revue Al-Doumari, premier magazine satirique en Syrie.
2011 :Lauréat du prix Sakharov pour la liberté de pensée.
2012 : Nommé par le magazine Times comme l’une des 100 personnes les plus influentes au monde.
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