Quelques jours avant le vernissage de son exposition lors du festival D-CAF, il était absorbé par son travail dans les locaux du passage de
Kodak dans le centre-ville cairote. D’un air concentré, il vérifiait l’agencement de ses oeuvres entre la première et la deuxième salle. Des installations vidéo, sculptures, bandes sonores, textes, caricatures et gravures … tous signés Hassan Khan.
Depuis une dizaine d’années, cet artiste multidisciplinaire, qui vit et travaille en Egypte, expose ses projets artistiques en Europe. Aujourd’hui, au Caire, il présente une rétrospective de son travail, avec des pièces qui n’ont jamais été exposées en Egypte.
« Le choix de mes oeuvres exposées est fait en coordination avec la curatrice Beth Stryker qui m’a aidé à donner une vue d’ensemble de mon travail, très varié. On a opté pour certains textes afin de mieux expliquer le contexte. Ce sont des extraits qui constituent des éléments de compréhension. Ces textes sont placés à proximité des sculptures, films d’animation … ». Ils font souvent allusion à des références locales et sont placés en parallèle avec des sculptures décontextualisées.
« Cette disposition, cet arrangement crée une sorte de dialogue entre les oeuvres et permet au récepteur d’identifier et d’approcher les oeuvres différemment », estime Hassan Khan. L’exposition se tient dans deux salles. La première est un espace limité, plus intime, qui introduit le public au travail de l’artiste en regroupant plusieurs extraits textuels. La salle B regroupe des oeuvres plus grandes, basées sur différents langages artistiques. Presque deux expositions en une qui permet de mieux approcher Khan et son évolution au fil des ans, depuis 1997.
Ces derniers temps, l’artiste touche-à-tout tenait ses expositions en dehors de l’Egypte. Problème de public, de galeristes ou de curateurs ? « Au contraire, cela n’a rien à voir avec le public. Cela est dû au système. L’infrastructure des arts en Egypte est très pauvre. Il y a une certaine indifférence au sein des institutions artistiques. J’ai toujours voulu présenter mes oeuvres sans compromis. Durant dix ans, aucune institution ne m’a proposé de manière sérieuse d’organiser une exposition ».
A travers la galeriste française Chantal Crousel, Khan a eu l’occasion de se retrouver sur la scène internationale. « Ma rencontre avec Crousel date de 2002. Elle a apprécié mon travail et m’a proposé un mois de résidence à Paris où j’ai animé plusieurs rencontres artistiques. Dès lors j’ai participé avec la galerie à différentes expositions collectives. Et en 2004, la galerie a tenu ma première exposition individuelle ».
Au début de sa carrière en Egypte, Hassan Khan avait l’intention de pénétrer les institutions officielles et gouvernementales et de s’exprimer à travers elles. Ce fut le cas avec une série de projections vidéo, de concerts et de rencontres artistiques au Palais du cinéma à Garden City ou encore à travers des galeries et espaces du ministère de la Culture.
A l’époque, il cherchait à s’imposer et à être présent à sa façon. « Je voulais entrer en contact avec les institutions officielles. L’idée était de m’imposer au sein de ces institutions et de présenter par la suite ce que je veux réellement … Et ceci n’était pas du tout conforme à leur vision, sans doute, avoue-t-il en riant. Je sentais que j’avais une responsabilité vis-à-vis de mon travail et je me disais que ce genre devait exister quel que soit le contexte ».
Cette attitude dévoile le caractère d’un homme astucieux qui ne baisse pas les bras facilement : bien au contraire il tient à son côté rebelle. « Certes, je suis entré en conflit, lequel a engendré un froid avec les responsables de ces entités culturelles », dit-il en éclatant de rire. Car pour lui, ce n’est ni une déception, ni une frustration. Il a simplement continué son petit bonhomme de chemin, loin d’eux.
Fils du réalisateur Mohamad Khan, le monde des arts et de la littérature le hantait depuis son âge tendre. A l’Université américaine, il a choisi d’étudier la littérature comparée. Il était presque le seul garçon de sa promotion, parmi tant de filles. « La lecture m’intéressait depuis toujours. J’ai même commencé à lire et à déchiffrer les lettres et les mots à partir de deux ans et demi. Je me voyais comme un écrivain ».
C’est aussi pendant ces années d’étude universitaire que le jeune Khan découvre le monde fascinant de l’expression artistique underground qu’il qualifie de « very wild » (très sauvage). Ce n’était simplement ni une aventure artistique, ni une activité amatrice mais plutôt « un mode de vie. Mes amis et moi, nous nous sommes donnés à ce nouveau monde qui s’ouvrait à nos yeux depuis l’université. C’était le moment où l’on brisait les tabous et rompait avec les préjugés. Notre cercle était plus ou moins clos », évoque Khan qui se lançait à l’époque dans la musique, l’art et toutes autres sortes de disciplines.
Il expérimentait tout et redécouvrait tout. Dans son milieu, parmi ses semblables, il était très apprécié. Mais il fallait toucher le public et s’adresser aux autres. C’était l’époque de Nafas ou Nafs, une projection vidéo à l’Atelier du Caire, largement rejetée par le public.
« C’était une projection de diapositives conçue avec mon ami Amr Hosni. La réaction du public était plutôt négative. Nous étions accusés de trahison. On nous considérait comme des agents de l’Etat hébreu ! Je me rappelle qu’un responsable du ministère a commenté la projection en disant : Nous voulions donner une chance aux jeunes pour s’exprimer mais voilà ce qu’ils font ! Nous étions ces jeunes venus d’une société refermée sur elle-même », raconte Khan.
C’était le moment de se découvrir, de se chercher et Hassan Khan ne le regrette pas. « Ce qu’on a présenté à l’époque était juste différent au niveau de la forme. Ça ne faisait pas partie de la culture officielle dominante et, du coup, on constituait une menace pour beaucoup. Aujourd’hui, la situation a nettement changé mais les intellectuels au discours officiel existent toujours ».
Khan a rédigé en 2010 un article intitulé « A la défense de l’intellectuel corrompu ». Il y disait que les intellectuels qui adoptent le discours officiel et gouvernemental contribuent au maintien du régime politique et du statu quo.
En musique, il s’inspire de tout bord et redécouvre la musique chaabi (populaire). « J’ai toujours rejeté la musique d’Oum Karlsoum et de Abdel-Halim Hafez. Pour moi, ces chanteurs représentent la culture officielle. Ce sont les responsables de toutes les calamités du pays. Les chansons pop n’expriment pas tous les sentiments du peuple et les chansons officielles ne comportent aucun sentiment. Alors que dans la musique chaabi, on peut trouver de la colère, des contradictions … Elle est vraiment issue du peuple ».
Epris de musique, Khan la retravaillait à sa manière. Il garde dans ses morceaux un air inspiré du chaabi et le renouvelle, pour en donner sa propre version. Car Khan compose, enregistre en studio avec des musiciens puis fait son propre mixage sur scène, devant le public.
Impossible de cadrer Khan dans un style ou une discipline particulière : il passe de la musique à la vidéo, de la performance à la bande sonore, au texte … Parfois même il associe tous ces médiums à la fois. Bref, c’est l’exemple type de l’artiste contemporain, une qualification qu’il n’aime pas trop : « On se perd dans les définitions de l’art contemporain ». A quoi sert une classification pareille ? Pour Khan, il suffit de travailler.
« Je crains souvent de tomber dans le piège des stéréotypes. C’est la fin, la mort totale. Je me mets souvent dans le défi du changement ». Khan varie alors le style et le médium. Il brise les présomptions. Son objectif n’est pas de commenter les événements ou d’approcher un sujet précis mais plutôt de créer un monde nouveau, d’inciter le récepteur à réfléchir.
Un objectif philosophique et idéaliste ? Peut-être. « L’oeuvre artistique n’est pas entièrement compréhensible. Je ne sais pas exactement ce que je fais. Mais je le découvre au fur et à mesure : en travaillant, je comprends autre chose … ».
Tout en créant, de nouveaux codes se déchiffrent et d’autres se forment. C’est un processus continu chez un vrai artiste. Et Khan l’est. Et avec chaque nouvelle création, il renaît.
Jalons
1975 : Naissance au Caire.
1995 : Diplômé de l’Université américaine du Caire et projection du Nafs à l’Atelier du Caire.
1997 : Première performance à l’Université américaine du Caire.
2001 : Sortie de l’album Tabla Dubb.
2004 : Collaboration avec la galerie Chantal Crousel et première exposition solo en France.
2010 : Jewel.
2014 : Exposition au passage de Kodak au centre-ville dans le cadre du festival D-CAF et nomination au prix international Hugo Boss.
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