Quand il est monté sur les planches pour recevoir son trophée d’honneur, dans la grande salle de l’Opéra du Caire, lors de la cérémonie d’ouverture du Festival du théâtre expérimental, il avait l’air d’être familier avec le public et les hommes de théâtre égyptiens. « C’est ma deuxième visite au Caire. Cette année, je suis membre du jury, mais il y a trois ans, je suis venu afin de participer à une conférence sur le théâtre africain, tenue en marge du festival. Mon intervention portait sur l’état du théâtre kényan. Vous fêtez la 31e édition du Festival expérimental, alors que notre festival est encore à sa 3e édition. Lors de ma première visite au Caire, j’ai assisté à pas mal de spectacles. Et cette année, en tant que membre du jury, j’ai la chance d’en suivre encore d’autres. Le fait d’être honoré ici signifie que je suis reconnu ailleurs, loin de chez moi, que je suis sur le radar et que les hommes de théâtre savent que j’existe. On m’a promis également en m’invitant qu’une de mes pièces de théâtre serait traduite vers l’arabe », souligne l’homme de théâtre kényan John Sibi-Okumu (JSO)
Il est comédien, metteur en scène, dramaturge, professeur de français, journaliste, présentateur de TV et modérateur international. Tout ce qu’il fait est lié à la parole et au public, à une audience attentivement à l’écoute. « La performance fait partie de ma vie », lance-t-il tout court. Et cela a commencé très tôt, par un coup du destin dont il a su profiter. « Encore enfant de moins de six ans, mon père était parti poursuivre ses études de droit en Angleterre. Ma mère et moi, nous l’avions rejoint. C’était avant l’indépendance du Kenya, et je n’étais pas encore scolarisé. A Londres, j’ai débuté mes études scolaires. Et donc, j’ai rapidement appris l’anglais. C’était ma langue de communication ». A l’école, ce petit Africain s’est familiarisé avec le théâtre. « On me mettait sur les planches pour réciter quelques vers. Les professeurs disaient alors : laissez ce petit noir sur scène ! ». Le théâtre pour JSO était une sorte de refuge qui lui pourvoyait force et passion. Il parvenait à rester sur les planches, à parler à voix haute, à prononcer l’anglais correctement et à captiver l’attention de tous.
Trois ans plus tard, la famille d’Okumu est de retour à sa terre natale. L’enfant a poursuivi ses études scolaires et a continué à faire du théâtre à l’école. Il présentait également les infos à la radio scolaire. Et par un jeu de hasard, The Voice of Kenya lui a offert un job. « Ils sont tombés sur un jeune homme qui parlait bien l’anglais et qui savait s’adresser à l’audience. J’ai eu de la chance. Ensuite, j’ai travaillé en tant que présentateur à la télévision. Cela fait 60 ans que je suis présentateur de TV ! ».
Au lycée, mais aussi à l’université, John Sibi-Okumu a poursuivi sa passion, et plus tard, il a rejoint les troupes d’amateurs, très répandues dans le pays. « Voyez-vous, le théâtre au Kenya est avant tout un théâtre-amateur. Il faut le dire : on est tous des amateurs de la performance. Les hommes de théâtre au Kenya tentent quand même de faire un travail professionnel. Il y a des gens qui jouent dans la rue et d’autres à travers des ONG. Et moi, j’ai fait partie de ces tentatives, en tant que comédien », indique JSO.
Sa première apparition sur le plan national a été dans une production shakespearienne, une adaptation de Roméo et Juliette, datant de 1973. « J’étais Roméo face à une actrice blonde. Donc la querelle dans la pièce se passait entre deux familles de races différentes ». La pièce a connu un grand succès, et ses rôles se sont multipliés sur les planches. De nouveau, le hasard a tourné en sa faveur, plaçant le comédien devant les caméras hollywoodiennes. « Il y avait une compagnie de production américaine qui était venue au Kenya pour tourner un film sur une lionne apprivoisée qui s’appelait Elsa. La même boîte avait déjà produit un film intitulé Born Free et envisagerait donc d’en tourner un autre. Mais quelque temps après, l’idée du film fut remplacée par une série télévisée, centrée autour de l’histoire du fils du chef du village, abritant la lionne. J’étais le fils du chef ! Avec les Américains, le processus est simple. Ils viennent chercher des comédiens originaires du pays, qu’ils payent moins cher que les stars américaines. Mais de toute façon, cela m’a donné l’occasion de tourner des films aux côtés de différentes stars ». D’où aussi le film britannique The Constant Gardener (2005), où il a incarné le rôle d’un médecin kényan, et s’est confirmé à l’échelle internationale.
Jouer devant les caméras ou sur les planches avec des collègues ou des stars étrangères a toujours constitué un vrai plaisir pour le comédien, qui avoue n’avoir aucune appréhension. « J’aime jouer et j’ai l’habitude de le faire. Moi, je ne suis pas un type qui a peur. Quand on est créateur, il faut prendre des risques. Il faut croire en soi. Avoir le trac devant le public c’est tout à fait normal. On a une certaine peur, mais on arrive à la surmonter ».
Malgré une forte passion pour le théâtre, le jeune Sibi-Okumu avait choisi d’étudier la littérature française. Car au Kenya, il n’y a pas de formation dans le domaine du théâtre. « L’anglais était ma première langue de communication. Je maîtrisais aussi ma langue maternelle tribale, ainsi que le swahili. Les langues m’intéressent beaucoup. A l’école, j’aimais aussi le français, alors j’ai décidé de l’étudier ».
Le diplôme en poche, Sibi-Okumu a mené une carrière de professeur de français dans les lycées kényans pendant plus de 25 ans. « J’aime enseigner et j’aime les élèves. C’était mon gagne-pain. Je ne pouvais pas vivre en pratiquant le théâtre ou en jouant sur scène en tant qu’amateur », explique-t-il. D’ailleurs, pour récompenser son travail dans la diffusion de la langue et la culture françaises, John Sibi-Okumu a été nommé, en 2012, chevalier de l’Ordre des palmes académiques. Pendant plusieurs années, il était professeur de français le matin et comédien le soir. Il a monté également à cette époque quelques pièces de théâtre.
Puis, à un moment donné, la nécessité d’écrire pour le théâtre et le désir de puiser des thèmes dans l’histoire de son pays l’ont poussé à devenir dramaturge. Il y a trois ans, il a célébré la sortie d’un ouvrage rassemblant ses pièces de théâtre. « L’ouvrage comprend six pièces de théâtre : Role Play, Minister Karibu !, Meetings, Elements, Kaggia et Dinner at Her Excellency’s, toutes des pièces sociohistoriques. J’aime écrire sur les moments-clés de l’histoire de mon pays », souligne le dramaturge, qui a fini par abandonner sa carrière de professeur de français, pour s’adonner à son travail de présentateur de TV et de critique littéraire, puis aujourd’hui modérateur bilingue dans des conférences internationales de haut niveau. « Aujourd’hui, c’est pour ce dernier job qu’on me paie », fait-il remarquer.
Pendant son séjour au Caire, avant d’entamer ses tâches en tant que membre du jury, il trouve quelques heures, dans la matinée, pour se mettre devant son ordinateur et travailler sur sa nouvelle pièce, faisant le tour des années 1950 au Kenya. C’est la période de lutte pour la liberté et l’indépendance. « Je vais revoir cette période en détail. C’est l’époque Maw Maw. Ceci exige un bon travail de documentation. L’écriture sociohistorique m’intéresse beaucoup. J’ai toujours été très impressionné par le travail d’August Wilson sur les Etats-Unis. Cet auteur a travaillé sur l’histoire des Afro-Américains depuis 1900 jusqu’à l’an 2000. Sur chaque décennie, il a écrit une pièce dont les événements se déroulent au même endroit », explique l’homme de théâtre qui est en train d’écrire sa septième pièce et qui s’apprête aussi à participer à la 3e édition du Festival international du théâtre du Kenya (KITFest), pérvue en novembre prochain.
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