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Tania Rashed : L’art de communiquer par les images

Manar Attiya , Mercredi, 07 août 2024

La photographe iraqienne Tania Rashed continue à raconter son peuple, bien qu’installée à Vienne depuis une trentaine d’années. Malgré la distance, elle n’a jamais coupé le cordon ombilical.

Tania Rashed

Tania rashed a grandi avec la guerre. Du jour au lendemain, elle a compris ce qu’était ce déchaînement de violence hors de tout contrôle. Les sirènes d’ambulance retentissaient, les haut-parleurs incitaient les habitants à se mettre à l’abri. Les familles, réveillées en pleine nuit, tremblaient de peur. Les cadavres étaient dispersés par-ci, par-là. En larmes, elle a voulu faire écho à tout ce qui se passait autour d’elle, partager ses peines avec autrui, en captant ces moments difficiles. Et ce, avant de laisser derrière elle son pays natal et de s’installer définitivement en Autriche. Elle a fait ses adieux à sa famille et ses amis, arabes et kurdes, chiites et sunnites.

« J’aurais préféré mourir au lieu de témoigner de ces événements. Je pense au sort de mes amis et des membres de ma famille, restés sur place. Certains sont disparus mystérieusement, les autres ont trouvé la mort tragiquement », déplore Tania, photographe sexagénaire, de passage au Caire en mai dernier afin de participer à l’événement « Empower Her Art Forum ».

Le combat politique de sa génération avait été entravé par le régime de Saddam Hussein, au pouvoir à partir de juillet 1979, et lequel était grosso modo soutenu par l’Europe et les Etats-Unis pendant plusieurs années.

Née en février 1958, Tania Rashed a été élevée dans une grande famille : une fille parmi six frères et soeurs. Son père, un homme d’une grande culture, était traducteur de l’arabe vers le kurde et vice-versa. Il était aussi passionné de photographie.

Tania avait à peine trois ans lorsque son père lui avait acheté son premier appareil photo argentique. Ce modèle, Mecilux 35 mm pour débutants, avait une interface utilisateur assez déroutante. « Son utilisation était tout à fait différente de ce qu’on connaît aujourd’hui. L’image, figée sur une pellicule, était insérée dans le boîtier. Le film était constitué de plastique recouvert de sels d’argent, c’est la raison pour laquelle on s’est accordé à l’appeler argentique ; les sels d’argent réagissaient une fois exposés à la lumière à travers la lentille », se souvient la photographe professionnelle vivant à Vienne.

Pour l’enfant, la photographie était une excellente façon pour sortir et découvrir le monde, la nature et la vie foisonnante du pays. Un moyen de communiquer avec des personnes très différentes d’elle, d’explorer leur univers et leurs histoires, y compris ses copines et ses camarades de classe.

Son papa l’encourageait davantage et l’incitait à se lancer dans l’aventure et à développer sa patience. Il voyait qu’à travers la photographie, Tania pourrait développer sa curiosité d’enfant. « Il était conscient que le résultat palpable et immédiat d’un tel hobby est d’activer le circuit neuronal », dit-elle, reprenant les termes de son père, décédé en 1976, trois ans avant le déclenchement de la guerre irano-iraqienne.

Deux ans après sa disparition, Tania a acheté une caméra plus moderne, une « polaroid 600 » qui n’était l’un des appareils ni les plus répandus, ni les plus plébiscités par les amateurs de photographie argentique.

A 20 ans déjà elle s’intéressait vivement à la photographie. D’un jour à l’autre et d’une année à l’autre, elle a commencé à maîtriser cet art, à apprendre les mille et une ficelles du métier et à connaître par coeur ses outils et ses techniques. Dans les années 1970, en Iraq, on avait peu de moyens d’accès à l’histoire de la photographie. Les ateliers de formation n’étaient pas nombreux à cette époque. Mais quand même, Tania a réussi à apprendre le b.a.-ba de l’image, du cadrage et de l’éclairage grâce à l’aide de quelques excellents professeurs. « Leurs clichés étaient bons, les miens médiocres », s’exclame-t-elle, expliquant comment elle a pu manier les techniques de l’image, de la pellicule, son développement, son tirage, les caractéristiques des différents objectifs, le poids du matériel, puis le rapport avec la réalité. « Je préparais les bouts d’essais après chaque plan. Je déchargeais les bobines des appareils. Je faisais de ma chambre, avec les rideaux noirs, une boutique de photographie. Je coupais le bout de la bobine et je le développais … ».

Autrefois, il fallait vraiment beaucoup d’efforts et de patience pour aboutir à ses fins, alors qu’aujourd’hui, il est plus facile d’apprendre en autodidacte, en suivant des cours ou des vidéos sur la toile.

Pour Tania Rashed, la photographie est une sorte de dialogue passionnant, un double regard. Les traits du visage et le corps sont omniprésents dans ses collections. Le face-à-face peut dévoiler le rapport à l’Autre. La photographie y parvient beaucoup plus que la peinture et la sculpture. « La force de la création chez un photographe provient de sa capacité à bouger, à appréhender de nouveaux espaces. Personnellement, je n’aime pas les artistes qui répètent toujours la même chose ».

L’appareil sur son épaule, Tania a enregistré les incidents de la guerre irano-iraqienne alors qu’elle n’avait que 22 ans. « Tous les soirs, j’arpentais l’abri sous-terrain, blottie contre ma mère. Le jour, mes frères plus jeunes que moi jouaient avec les balles et les débris d’armes trouvés dans la rue. C’était notre quotidien dans ma ville natale de Souleymanieh (ndlr : capitale culturelle de la région du Kurdistan, majoritairement kurde, située dans le nord-est de l’Iraq, à la frontière avec l’Iran) ».

Tania s’intéressait particulièrement à la souffrance des enfants qui tremblaient de peur à cause de la guerre, opposant les deux pays voisins. Les troupes iraqiennes avaient envahi la région iranienne du Khouzistan, riche en pétrole, le 22 septembre 1980. A travers sa caméra, elle a raconté le quotidien des familles condamnées à vivre sous les bombes, dans l’attente et l’incertitude. Elles souffraient d’affrontements violents entre l’aviation et l’artillerie lourde des deux belligérants, sans pouvoir clore ce douloureux chapitre de leur existence.

Tania Rashed a photographié les dizaines de milliers d’habitants iraqiens qui s’entassaient à la gare chaque jour pour échapper au conflit. Elle photographiait des combattants qui chantaient en route vers le front et qui étaient tout à fait prêts à sacrifier leur vie.

La photographe prenait des cadres sur les quais, filmant les quelques poignées de familles qui hissaient leurs bagages dans les trains afin de fuir la guerre. On pouvait compter plus de 4 millions de déplacés iraqiens : 2,2 millions ont quitté le pays et 2 millions se sont déplacés à l’intérieur de l’Iraq, fuyant les violences, selon les chiffres de l’époque. Et ce, jusqu’à l’établissement du plan de sécurité à Bagdad en juillet 2007.

C’est à cette époque que Tania a quitté avec son conjoint, un politicien kurde, opposé au régime de Saddam Hussein. Il était d’ailleurs recherché par les autorités. Une ambiance qu’elle avait déjà connue avec son père, qui était lui aussi un activiste nationaliste kurde et qui a payé le prix de son engagement, car il a été renvoyé de l’Université de Bagdad. « En 1984, mon mari, ma fille de deux ans et moi-même étions obligés de fuir le pays à travers les monts Zagros, chaîne montagneuse transfrontalière entre l’Iraq et l’Iran. On a bravé la mort une centaine de fois en marchant sous la pluie torrentielle et les boules de neige pendant trois semaines. On a failli perdre notre vie accidentellement ou sous les balles des militaires pro-Saddam », se souvient-elle.

La famille de Tania Rashed a cherché refuge en Iran pendant deux ans, et ce, avant de partir s’installer à Vienne où elle habite jusqu’à présent.

Les bombes, le déplacement, l’asile politique, rien ne l’a empêchée de créer. Bien au contraire, elle a pris conscience de l’impact et de l’importance du cadre photographique. Et elle n’a jamais perdu espoir. A voir ses oeuvres, on se demande souvent si on a affaire à des photos ou à des peintures. Son style abstrait étonne, incite à la contemplation.

Tania a toujours rêvé d’être « la mère de la photographie iraqienne », suivant les pas du parrain des photographes bagdadiens, Latif Al-Ani (1932-2021). Ce dernier a capté les images de son pays pendant 30 ans, il a enregistré avec sa caméra l’âge d’or de l’Iraq, avant qu’il ne soit déchiré par les guerres et les conflits. Un bel exemple à suivre, même à distance, loin des siens. L’Iraq reste dans son coeur et hante son esprit.

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