« Tout le monde en Egypte dénonce ce qui se passe à Gaza. Avec l’équipe de marketing, j’ai voulu rappeler aux lecteurs quelques-unes de nos publications abordant le conflit palestino-israélien. Alors, nous avons décidé de rééditer un ancien livre que j’ai découvert, encore étudiant, à savoir The Myths of Zionism (les mythes du sionisme) de John Rose, traduit vers l’arabe par l’écrivain Qassem Abdou Qassem. A la foire de Francfort, il y a deux ans, j’ai rencontré les éditeurs de cet ouvrage, puis je suis entré en contact avec le traducteur, qui est malheureusement décédé aujourd’hui ». Mohamed El-Baaly, responsable des éditions Safsafa, décrit ainsi les conditions de la republication de cet ouvrage qui tombe à pic.
Dans sa collection, chaque livre a une histoire, une histoire liée en quelque sorte au parcours de l’éditeur, de quoi rendre ses publications assez proches de son coeur. Le nom même choisi pour sa maison d’édition, qui signifie saule pleureur, émane de sa volonté de fournir un refuge aux lecteurs, un endroit ombragé où ils peuvent méditer, tranquilles, au bord d’une rivière. « D’habitude, un saule constitue une oasis pour les réunions entre amis et proches ».
L’éditeur sait à quels lecteurs il s’adresse, ici comme ailleurs. Il sait aussi comment les approcher. Et leur présente plusieurs livres traduits. C’est ce qui lui a valu d’ailleurs le prix de distinction dans le domaine de la traduction, décerné par la Foire internationale du livre de Riyad.
« La traduction constitue pour nous un champ indispensable. Nous cherchons à faire découvrir d’autres cultures et à emmener les lecteurs vers d’autres mondes lointains, au-delà de l’hégémonie des langues et des cultures dominantes. Nous avons traduit des ouvrages de 20 langues différentes vers l’arabe », assure El-Baaly. Et d’ajouter : « Souvent, je laisse aux traducteurs le choix des sujets, et c’est à eux de déterminer leur budget. Parfois aussi, notre équipe fait sa liste d’oeuvres à traduire. Nous avons eu des échos positifs dans le monde arabe ».
Diplômé de la faculté de Dar Al-Oloum, consacrée à l’apprentissage de l’arabe classique, il a d’abord commencé par faire du journalisme, ensuite sa passion pour les lettres a pris le dessus. « J’ai étudié la langue arabe et la littérature à la faculté de Dar Al-Oloum de l’Université du Caire. Je rêvais de rejoindre cette université en raison des films et des feuilletons télévisés, montrant souvent ses édifices et son grand horloge », raconte-t-il. Le jeune étudiant avait appris à aimer la littérature et la poésie arabe classique, grâce aux chansons d’Oum Kalsoum. « A l’école, je n’aimais pas les cours d’arabe. On y étudiait des poèmes naïfs et superficiels, mais à la maison, on avait l’habitude de se réunir autour de la radio, pour écouter les chansons d’Oum Kalsoum. Et j’ai découvert que je n’aimais que les poèmes qu’elle chantait en arabe littéraire », se souvient-il en souriant. « A la fac, ce fut le choc culturel ! J’avais l’habitude de lire des poèmes arabes monotones durant ma scolarisation et me voilà subitement face aux textes difficiles de la poésie préislamique, notamment les oeuvres des poètes-brigands, saalik ! », ironise-t-il.
El-Baaly s’est lancé aussi dans les activités estudiantines. Il rédigeait des articles engagés, publiés dans les journaux universitaires. Tout avait donc l’air à la fois familier et différent ! « Mes amis m’encourageaient à écrire. Certains d’entre eux sont devenus journalistes et ensemble nous avons oeuvré plus tard à créer des entités de presse. Après avoir eu mon diplôme, j’ai tenté ma chance en tant que professeur d’arabe, puis j’ai décidé de me convertir au journalisme culturel, ensuite, j’ai commencé à faire carrière dans le service économique du journal Al-Alam Al-Youm (le monde d’aujourd’hui). Quelques années après, j’ai participé à l’expérience du journal Al-Mal (les finances) ».
Il s’est rendu par la suite aux Emirats arabes unis où il a travaillé pour les organes de presse Al-Etihad et Akhbar Al-Arab, ainsi que dans la petite maison d’édition Dialogue Publishing. « La maison d’édition était spécialisée dans la publication de revues économiques, et je m’en occupais. J’ai donc appris à relever les défis des petites maisons d’édition : avoir le financement nécessaire, diffuser les livres et les publications, cibler un public précis, etc. ». Une expérience qui l’a initié au monde de l’industrie du livre.
De retour au Caire, encouragé par ses amis, il a fondé la maison d’édition Safsafa. « En 2009, j’ai eu le permis d’exercer la profession d’éditeur. Safsafa a alors participé à la Foire du livre d’Abu-Dhabi en 2010 et 2011. Mais le lancement officiel de la maison d’édition a traîné, vu la lenteur bureaucratique. Il y a eu la Révolution du 25 Janvier et plein d’autres incidents marquants dans ma vie, en 2011 ». Au départ, El-Baaly avait du mal à gérer les affaires : les revenus des livres sont minimes, la ligne éditoriale de sa maison n’était pas encore bien définie. « Safsafa a commencé par publier cinq livres, et à l’époque, je venais juste de me marier. Je découvrais encore le marché du livre ». Mais après avoir participé au programme professionnel de la Foire du livre de Francfort en 2012, El-Baaly a commencé à apprendre les petites ficelles du métier. « Toutes les petites maisons ne gagnent pas au départ. Mon projet n’était donc pas voué à l’échec ! ». Il a eu alors recours aux bourses de soutien à la publication, accordées par de multiples organisations culturelles arabes, afin de surmonter les problèmes financiers. « Je conseille à toute nouvelle maison d’édition indépendante de ne pas faire comme moi. Car au début, j’ai loué un grand espace, avec des bureaux et des fonctionnaires, alors qu’il fallait consacrer la grande part du budget à la publication et minimiser les autres dépenses. Le soutien des organisations culturelles est aussi une chose très importante », souligne El-Baaly, souvent présent dans les événements internationaux.
A la Foire du livre de Ramallah en 2022, il a établi des relations solides avec des éditeurs palestiniens. Et en se rendant dans les pays du Golfe, il a fini par constater que les lecteurs de ces monarchies sont friands d’ouvrages traduits d’autres cultures. Aujourd’hui, plus confiant, il se sent prêt à donner son avis en tant qu’expert du marché et à analyser la donne économique actuelle. Sa maison d’édition poursuit son activité contre vents et marées. « La crise économique a impacté le monde des livres, ici comme partout ailleurs. Safsafa maintient son équilibre, parce qu’elle a réussi à se placer dans une logique d’investissement fructueux. Les ouvrages traduits sont sollicités en dehors de l’Egypte, et donc on ne se limite pas au marché local. Aujourd’hui, l’Egypte compte 1 000 maisons d’édition, certaines ont l’atout de l’ancienneté, alors que les maisons d’édition dans plusieurs pays arabes sont encore très jeunes ».
El-Baaly a décidé depuis quelques années de ne pas se limiter à l’édition et de se lancer également dans l’organisation d’événements culturels. Et en 2015, il a lancé la première édition du Festival littéraire du Caire, ayant invité des écrivains des quatre coins du monde. « Avec l’aide des ambassades et des centres culturels étrangers, nous avons eu la chance de recevoir au festival plusieurs écrivains de renom, venus à la rencontre du public égyptien ».
Malgré ses occupations et ses voyages, il trouve toujours le temps pour sa petite famille : Hend sa femme, Aziza sa fille et sa chienne Manga, une amie de longue date. Leurs photos lui tiennent toujours compagnie sur son téléphone portable, dit-il, avant d’évoquer les deux nouveaux projets qu’il prépare en coopération avec la fondation Al-Mawred Al-Thaqafy (ressource culturelle) et le Fonds arabe pour les arts et la culture (AFAC). « Le premier projet vise à encourager la publication en ligne, notamment de la part de jeunes écrivains. Le deuxième offre des opportunités de résidence pour écrivains à la maison d’Al-Telmessany, à proximité d'Al-Maryoutiya », conclut l’éditeur qui cherche à se faire une place à part dans le monde du livre.
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