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Jaber Alwan : Le peintre du temps suspendu

Névine Lameï , Mercredi, 07 décembre 2022

Vivant en Italie depuis 50 ans, l’artiste plasticien iraqien Jaber Alwan puise dans les cultures de ces deux pays. Ses oeuvres sont une mine de couleurs et de mémoire imprégnées d’une sensibilité unique.

Jaber Alwan
(Photo : Névine Lameï)

Dans sa première visite en Egypte le mois dernier, le vétéran artiste plasticien iraqien Jaber Alwan, qui réside en Italie depuis 1972, a exposé ses oeuvres à la galerie Misr, à Zamalek, sous le titre de Solitude. Avec modestie et simplicité, le sourire aux lèvres, Alwan, ce témoin oculaire et curieux du monde qui l’entoure, vit sa «  solitude » à sa manière. Certes, c’est dans la joie de vivre et le bien-être italien, mais non sans un certain ressenti de douleur. C’est la douleur de l’absence, d’une angoisse contemporaine, d’un exil choisi sans retour à son pays natal, l’Iraq.

Voici sur des méga-toiles un être humain en état pensif, le plus souvent en solo, proche à des statues babyloniennes. Une personne qui danse pour elle-même, c’est peut-être aussi Jaber Alwan peint par lui-même seul, dans un état d’attente et d’aliénation, de dispersion et d’harmonie, de déception et de très peu d’espoir. Des fonds d’océans, des sous-bois mystérieux, des pans de cieux inconnus, des bouts d’enfer ou de paradis, et des cafés aux musiciens en répétition subtile et solennelle avec des instruments musicaux.

La musique de Beethoven, Mozart et Tchaïkovsky qu’aime écouter Alwan en peignant est capable de combler son propre vide. Un vide peint le plus souvent sur un fond de couleur rouge chili, incandescent, carmin et qui joue avec des gris perles, dans une explosion d’autres couleurs de l’arc-en-ciel. Des couleurs qui ne craignent pas une certaine noirceur, jusqu’à aller aux plus hauts niveaux d’émotion. Et ce, dans un jeu de contraste du clair-obscur et entre l’ombre et la lumière, le beau et le sordide, la sensualité et le mal, l’harmonieux et le morcelé, le chaud et le froid.

« Mon art est un mariage entre deux cultures: l’iraqienne avec ses couleurs chaudes, aux nuances infinies mises en relief, et l’italienne avec ses techniques d’expérimentation, d’exploration de matériaux, de formes, de lignes … », déclare Jaber Alwan, qui mène au jour le jour une vie de bohème, de nomade, chaotique et désordonnée.

Jaber Alwan crée un art dont la « narration picturale » convoque une « belle époque » émotionnellement peinte au temps moderne. Et ce, avec une touche d’expressionnisme abstrait. « Je trouve mon plus grand plaisir à se remémorer un instant lointain vécu dans mon pays natal, et revivifié au moment, pour inciter l’imagination, l’interrogation », déclare Alwan. S’agit-il d’un « spleen jaberien » ! A l’instar de Baudelaire dans ses Fleurs du mal, Alwan arrose ses propres « fleurs », à sa manière, dans un certain « ailleurs » exotique. Car Alwan a une aversion pour « l’ici » vécu en Iraq. Pour lui, c’est le pays de son enfance, qui demeure encore lointain et qu’il appelle dans son art, par le souvenir et la rêverie. « Ma nostalgie de l’Iraq est devenue au fil du temps une nostalgie mélancolique et dépressive. A Rome, je ne me sens pas nullement un expatrié. A présent, l’Iraq, qui vit un temps suspendu, une mauvaise situation et un pillage continu, n’est plus la personne disposant du pouvoir de décision. Je parle ici d’un patrimoine historique, celui de la plus ancienne civilisation humaine. Je rêve du jour où j’offrirai l’ensemble de mes peintures au Musée national d’Iraq », convoite Alwan, cet alchimiste capable de transformer la laideur du réel en beauté variable, face à une société en pleine mutation.

Et pour le faire, il donne à la femme, au carrefour du romantisme et du symbolisme, le rôle principal dans ses oeuvres. La femme est la reine d’un pinceau fécond. Elle est solitaire et triste, malgré les cosmétiques et le maquillage. « Mon attitude envers les femmes a commencé à se cristalliser dès ma plus tendre enfance, alors que je ressentais le sentiment d’aliénation, d’isolement et de solitude qu’éprouvait ma mère, née d’une tribu iraqienne conservatrice. Je décris ma mère comme une femme laborieuse et impuissante, privée de ses droits. Mon art documente le féminin dans tous ses états. La femme m’est une inspiratrice, une muse aux multiples visages: mère, amante, déesse, compagne, source de beauté et d’exotisme… Mon art lutte contre toute oppression dont souffrent les femmes, victimes de persécution, de conformation aux traditions, aux désirs des mâles, à un système de hiérarchie », dit-il.

Né en 1948, à Babylone, dans un petit village rural sur un affluent de la rivière Mahawil, au milieu de la vallée de l’Euphrate, le petit Jaber, ce nouveau-né tant attendu, était au centre de l’attention et de la fierté de toute la famille Alwan, notamment de son père, un riche propriétaire terrien. Dans sa maison parentale d’hôtes, son père aimait réunir la communauté masculine du village pour siroter un café, lire des textes mésopotamiens ou des récits de la bataille de Karbala et discuter d’affaires agricoles. Le tout demeure profondément dans la mémoire de Jaber. Sa hâte de quitter sa maison, pour le plaisir de nager avec ses copains à la rivière, lui coûta cher. Jaber subit une fracture de la jambe, ce qui incite le père à apporter à son fils « boiteux » un beau poney blanc à monter, puis une bicyclette ornée d’une sonnette d’alarme pour aller à l’école. Sur les berges de la rivière, Jaber aimait jouer avec l’argile pour en faire de petites statues et explorer les vestiges d’un passé patrimonial iraqien glorieux. Il aimait aussi lire pour Naguib Mahfouz, Taha Hussein, comme pour Ghaeb Tohma Farman. Très influencé par son idole Jewad Selim, aux techniques combinant héritage arabe à forme d’art moderne, le jeune Jaber décide en 1966 de déménager à Bagdad, pour s’inscrire à l’Institut des beaux-arts. « Mon père se trouvait parmi les personnes touchées par la Révolution de juillet 1958 en Iraq qui a entraîné une transformation radicale du système politique et du régime foncier, notamment les propriétaires terriens. Malgré les troubles politiques ayant passé par l’Iraq, l’Institut des beaux-arts de Bagdad m’était une oasis de glamour, de richesse, d’éducation et de découverte », évoque Alwan, diplômé en 1970. C’est là où il se renforce par une foule de maîtres artistes iraqiens qui lui transmettent leurs savoirs, dont Rasool Alwan, qui lui enseigne l’expressionnisme allemand, et Shakir Hassan Al-Said, qui lui explique la théorie de l’art. Quant à Muhammed Muhraddin, il a remarqué l’oeil d’Alwan pour la couleur. « La vie à l’Institut des beaux-arts de Bagdad était trépidante et riche : salles de théâtre, de musique, de peinture et de sculpture, débats intellectuels, liaisons étudiants et tuteurs, femmes présentes dans cette atmosphère ouverte … ».

Dans ce milieu inédit et inégalé, Jaber vit et poursuit ses découvertes et ses explorations dans tous les domaines, y compris la politique. Et ce, sans s’affilier à un parti spécifique, malgré son penchant pour les tendances de gauche. « C’était ma manière de protester contre le régime Saddam. De tout temps, mes affiliations sont culturelles publiques que politiques. Mon art n’a rien à voir avec la politique. Par contre, il vit dans son propre monde, dans sa solitude contemplative », assure Alwan. Il déménage à Karbala pour commencer un poste d’enseignant bien rémunéré et établit son propre studio dans la ville. Alwan s’ennuie facilement. Ses capacités créatives et artistiques sont énormes.

En 1972, il fait ses adieux à Bagdad et voyage en Italie, le pays de ses rêves. Là-bas, il se lance dans l’aventure, s’installe à Rome, rejoint l’Académie des beaux-arts et obtient un diplôme en sculpture, en 1975. Jaber Alwan est le disciple des grands Emilio Greco et Franco Gentilini. « Je savais que la véritable éducation consistait à observer le monde qui m’entourait. Un jour, mon professeur italien m’a demandé la raison pour laquelle je suis venu à Rome. Est-ce juste pour obtenir un diplôme ? Il m’a calmement répondu : vous n’avez pas besoin d’un diplôme ici, c’est Rome qui t’apprendra et non pas l’académie. Par Rome, je désigne ses musées, ses galeries à Venise et Florence, ses cathédrales et ses églises admirablement décorées de l’art de Caravaggio, Rafaël et Michel-Ange, les tendances européennes modernes dont le futurisme, l’arte povera, le grand cinéma italien de Fellini et Pasolini et, surtout, l’intimité de son peuple… C’est avec les Italiens que j’ai découvert mon moi d’artiste. Et c’est avec mes amis arabes et iraqiens résidant en Italie que j’échangeais des débats, comme je participais à des expositions. Et ce, avec un art que j’appelle la peinture migrante, tentant de nouvelles techniques et de nouveaux outils », raconte Alwan. Dans son passe-temps, outre sa passion pour le cyclisme, Jaber trouvait son plus grand plaisir à se rendre sur la Piazza Navona avec un stand de peinture pour gagner ses moyens de subsistance. « Mes peintures de chevalet aspiraient involontairement à ma Babylone natale, représentée par des dessins sculpturaux réduits en ruines, en amas de briques, volumes et vides. C’est la mémoire qui me reste de cette ville ancienne qui a tant fasciné et inspiré des artistes, des architectes et des historiens pendant des générations. Je suis comme on me décrit: un tronc d’un arbre dont les racines sont en Iraq et les feuilles poussent en Italie », conclut Alwan.

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