Souvent, il aime s’assoir dans les rangs du public, dans la salle du théâtre Al-Ghad où est donnée sa création la plus récente, Sanée Al- Bahga (le fabricant de joie). Celle-ci retrace le parcours de deux stars de la comédie égyptienne dans les années 1920 et 1930, à savoir le comédien et metteur en scène Naguib Al-Rihani et le poète et dramaturge Badie Khaïri. Cela lui permet de mieux saisir les réactions des spectateurs, de suivre leurs éclats de rire et leurs commentaires. Depuis les années 1970, le metteur en scène Nasser Abdel-Moneim touche à des sujets très différents, multipliant les formes théâtrales. Il puise dans le patrimoine, élabore des thèmes en lien avec l’identité culturelle et interroge les faits historiques.
Soucieux de briser les tabous, il a osé adapter des oeuvres littéraires d’une grande audace. « Au théâtre, tout est dit. Les textes dramatiques peuvent aborder le rapport gouvernant-gouverné ou celui entre le peuple et le pouvoir, etc. Les romans, surtout ceux qui touchent à des tabous, constituent un grand défi pour moi en tant que metteur en scène. C’est un genre littéraire qui favorise la narration, alors que le théâtre est basé sur l’acte. Dans les romans, on peut voyager dans le cadre spatio-temporel aisément, tandis qu’au théâtre, l’espace scénique et le temps de la représentation sont limités. J’essaye toujours de trouver des solutions, face à ces différences, de quoi me permettre de renouveler mon approche de la mise en scène », explique Nasser Abdel-Moneim. Sa première adaptation à partir d’un roman était Al-Awda Ila Al-Manfa (le retour à l’exil) d’Aboul-Maati Aboul-Naga. « J’ai beaucoup aimé ce roman. Et j’ai convaincu mes collègues à la faculté des lettres de travailler sur ce texte et de le monter au théâtre », raconte-t-il en souriant.
Plus tard, le roman continuera à occuper une belle partie de ses pièces théâtrales, basées sur des textes de Tahar Ben Jelloun, de Yéhia Al- Taher Abdallah, de Abdel-Hakim Qassem, de Bahaa Taher, d’Idriss Ali, et autres. Ce dernier évoque souvent les problèmes des Nubiens après la construction du Haut-Barrage d’Assouan. Un sujet sensible que Nasser a traité dans la pièce Nass Al-Nahr (les gens du fleuve), donnée au théâtre Al-Talia. « Un jour, le réalisateur Youssef Chahine est venu voir le spectacle, afin de choisir un comédien pour jouer dans son film Silence … on tourne. A la fin du spectacle, il m’a dit : vous avez l’oeil d’un cinéaste. Comment avez-vous pu répartir l’éclairage des trois comédiens à des niveaux différents sur les planches ? Je lui ai répondu : Celui au fond, je l’ai éclairé à 100 %. Celui du milieu à 60 % et celui à l’avant de la scène à 30 %. Chahine a fini par me confier les séquences chorégraphiques de son film ».
Cette expérience était marquante pour Nasser Abdel-Moneim qui n’était pas épris du monde cinématographique. « Chahine était un homme de coeur, le travail avec lui était exténuant. On passait 16 heures d’affilée au tournage. Au théâtre, quand on fait une répétition de plus de 3 heures, on a l’impression d’avoir épuisé les comédiens ». Le metteur en scène a également participé au tournage d’un sitcom, Ya Adawi, diffusé avec succès sur la première chaîne de télévision. « Il y a des expériences que j’ai faites pour ne pas les regretter plus tard, mais une fois passées, je dois tourner la page et me focaliser sur le théâtre ».
L’homme de théâtre qui a monté environ cinquante pièces était prédestiné à faire carrière dans le journalisme. « Mon père était journaliste au quotidien Al-Gomhouriya (la République). Ma mère lisait beaucoup. Notre bibliothèque abondait d’oeuvres littéraires. C’est grâce à mes lectures que j’ai pu maîtriser l’arabe classique, écrit et parlé ». Son bon niveau en langue arabe lui a permis, enfant, de jouer dans les pièces de théâtre à l’école. « Plus tard, nous avons eu des cours de conversation en français et en anglais. Nos professeurs nous encourageaient à connaître par coeur les dialogues et à les interpréter devant eux. C’était du théâtre dans sa forme la plus simple. Au lycée, mon ami et actuel collègue Ahmad Kamal m’a encouragé à rejoindre la troupe du théâtre étudiant, afin d’améliorer mes notes de fin d’année », se souvient-il.
Jusqu’ici, Nasser Abdel-Moneim faisait du théâtre par coïncidence. Il ne se voyait pas du tout comme acteur et avait plutôt la conviction qu’il devait suivre les traces de son père. Du coup, il a opté pour des études en philosophie à la faculté des lettres de l’Université du Caire. Et c’est là qu’il s’est trouvé impliqué davantage dans le monde du théâtre et de la politique. « Nos professeurs étaient de vrais intellectuels, tels Mohamed Anani, Gaber Asfour, Samir Sarhane et d’autres. Notre troupe théâtrale regroupait Ahmed Kamal, Abla Kamel, Menha El-Batroui ... Après son séjour à Paris, cette dernière nous parlait souvent des expériences théâtrales d’Ariane Mnouchkine ».
Il a alors appris à tout remettre en question : le patrimoine, l’Histoire et les formes classiques du théâtre. Soutenu par Farida Al- Naqqache et son parti socialiste, il a donné des spectacles dans plusieurs villages égyptiens avec sa troupe Le théâtre de rue. Après avoir obtenu son diplôme, il a commencé à faire du journalisme, tout en poursuivant ses activités théâtrales, en tant que metteur en scène avec les troupes universitaires. « J’étais complètement épris de théâtre. Et j’ai fini par quitter le journalisme ». Le metteur en scène devait monter un spectacle pour la troupe de la faculté de droit. Durant les préparatifs, il a fait la connaissance de Azza Chalabi, devenue plus tard une scénariste de renom. Ce fut le coup de foudre. « Un drôle de destin ! Je n’ai pas monté la pièce de théâtre, mais j’ai rencontré Azza ». Afin d’aiguiser ses compétences en tant que metteur en scène, Nasser Abdel- Moneim a rejoint l’Institut supérieur des études dramatiques. Il s’est ensuite rendu en Bulgarie, afin de suivre des ateliers de formation pendant un an et demi.
De retour, il s’est donné encore plus au théâtre et a monté des spectacles variés aux palais de la culture, au théâtre Al-Talia, à celui d’Al-Ghad et au Théâtre comique. « Je suis un professionnel. J’aime monter des expériences qui me permettent d’évoluer dans la mise en scène, même si elles sont loin de mon projet initial, visant à adapter des romans pour le théâtre ». Massä Al-Kheir Ya Masr (bonsoir l’Egypte) a été mis en scène sous la forme d’un journal, contredisant ce que l’on répétait dans les informations officielles, notamment l’émission télévisée Bonjour l’Egypte. Il critiquait le gouvernement en place et la société. « La pièce a été donnée pendant trois ans consécutifs. Elle reprenait ce qui se passait dans le pays et reflétait les problèmes de l’époque ».
Nasser a signé aussi des spectacles musicaux comme Awlad Al-Ghadab wal Hob (les fils de la colère et de l’amour) et Le Bossu de Notre-Dame, ainsi qu’un spectacle pour enfants, Kawkab Mickey (la planète Mickey).
« Je suis un fils du ministère de la Culture. La plupart de mes expériences artistiques se sont passées dans les girons du théâtre étatique. Il était de mon devoir donc d’occuper des postes administratifs ». Mais ceci a sans doute affecté son parcours d’artiste.
Entre 2012 et 2014, il a été directeur du Centre national du théâtre, de la musique et des arts folkloriques, directeur du Festival national du théâtre égyptien et, enfin, chef du secteur de la production culturelle. « J’avais le souci de préserver les institutions et les fonds étatiques lorsque les Frères musulmans étaient au pouvoir. J’ai insisté sur le fait d’inaugurer le théâtre Baïram Al-Tounsi à Alexandrie à un moment où le régime cherchait à restreindre les arts de performance ».
Nasser Abdel-Moneim a alors participé au sit-in des intellectuels en 2013, afin de faire chuter le régime des Frères musulmans. Fabricant de joie, philosophe, il se plaît à multiplier les questions autour de l’Histoire, du patrimoine et de la société. Il se prépare à collaborer de nouveau avec le comédien Tawfiq Abdel-Hamid, héros de sa pièce à succès Ragol Al-Qalaa (l’homme de la citadelle, en 1993 et 2006). Et ce, en travaillant sur Le Chant du cygne d’après le texte de Tchékhov, soit une nouvelle production du Théâtre national, prévue pour l’hiver prochain. Comme d’habitude, Nasser Abdel-Moneim suscite tant d’interrogations et c’est au public de trouver les réponses.
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