Elle vient de publier son livre Goût moderne dans le mobilier et la décoration des films égyptiens 1950-1979, maison d’édition Dar Al-Eïn. Et ce, suite à une bourse dans l’écriture créative et critique qui lui a été accordée en août 2021 par le Fonds arabe de soutien à la culture et aux arts (AFAC). Il s’agit de la jeune écrivaine et chercheuse égyptienne pluridisciplinaire, Heba Mostafa El-Sagheer, 30 ans, également détentrice d’une licence en journalisme et communication de masse de l’Université du Caire, en 2013. Professeure assistante à Al-Ahram Canadian University depuis 2017, El-Sagheer ne connaît pas de limites à la création. Chez elle, la diversité des goûts et des pratiques, entre sa spécialité en médias et son passe-temps en écriture, se complète dans la beauté et le bonheur. Deux vertus qu’elle tient à communiquer à ses lecteurs et étudiants.
« Mon livre incite son lecteur à capter la beauté par tous les sens. La beauté est une promesse de bonheur. Et c’est dans le décor des films égyptiens de la période des années 1950 à 1979 que réside toute la beauté. A la cérémonie de dédicace de mon livre tenue à Dar Al-Eïn, j’étais totalement comblée de bonheur. Finalement, le projet de ma vie est sorti à la lumière du jour », déclare El-Sagheer, auteure d’une recherche primée en octobre 2020 à la 7e conférence internationale, tenue au Caire, de l’Arab Association of Civilization & Islamic Arts (AACIA), sous le titre L’influence de l’école Bauhaus sur le décor des films égyptiens des années 1950-1970. Aujourd’hui, sous les feux de la rampe, dans les médias, El-Sagheer explique: « Mon livre m’a pris un an de préparation, à la recherche des oeuvres de Maher Abdel-Nour, le feu chef décorateur, un avant-gardiste de son temps. Les trois chapitres du livre montrent l’influence des écoles d’art modernes occidentales sur le décor du cinéma égyptien en noir et blanc. Parmi ces écoles: le Bauhaus allemand qui dénonce toute hiérarchie entre les arts, l’école danoise, simple, épurée et adaptée au corps humain, l’école italienne connue par ses unités d’éclairage, ainsi que le mouvement surréaliste égyptien ». Et d’ajouter: « Ce livre-photos est le fruit non seulement de rencontres avec des cinéphiles, comme les chefs décorateurs Onsi Abou-Seif, Magdi Nached, Mohamad Attiya, le comédien syrien Naguib Réfaï, le réalisateur algérien Khaled Chenna, mais aussi de recherches personnelles collectées d’Internet, d’archives du cinéma, notamment les archives de l’organisation Creatif Commons et celles du vétéran photographe Mohamad Bakr ».
Heba El-Sagheer aime lire sur l’art du designer danois Verner Panton, à créations innovantes et avant-gardistes, et suivre le travail de Mohamad Attiya, chef décorateur de l’impressionnante Parade de momies tenue au Caire en avril 2021. Pour El-Sagheer, le noir et le blanc, ce duo gagnant en déco, dépasse le sens de la nostalgie, vers des obsessions identitaires qui rehaussent le sens de la vie. « Les gens sur les médias sociaux, suite à la parution de mon livre, me confinent à une période précise, classifiée de romantisme, de classicisme, voire de noir et blanc. Cela ne me fait pas très plaisir, car pour moi, le noir et blanc, qui me donne assurance et élégance, est un cycle perpétuel et inaltérable. Le passé est le fondement des éléments futurs, le moteur des créativités actuelles et à venir. Les vrais innovateurs ont toujours exploité les idées du passé en les adaptant aux besoins modernes, avec de nouvelles approches qui inspirent les futures générations de designers », précise El-Sagheer.
Sur YouTube, elle aime regarder tous les documentaires diffusés sur la chaîne BBC qui parlent d’arts plastiques, d’art nouveau, de danse, de science, etc. « Je possède un stock visuel accumulé de films égyptiens de la période des années 1950-1979. De tout temps, le décor m’emporte plus que l’histoire d’un film. J’ai toujours rêvé d’avoir un miroir incrusté de petites étoiles, comme celui de la vedette Soad Hosni dans son film Saghira Ala Al-Hob (petite pour aimer), ainsi que son lit escamotable qui servait de décor », dit El-Sagheer avec admiration.
Installée dans une tenue sage, sur un fauteuil bergère, dans sa maison parentale qui donne sur une belle vue panoramique du quartier d’Héliopolis, la jeune rêveuse pensive nous ramène à un temps révolu trahi par la société actuelle. « Aujourd’hui, la beauté et le plaisir esthétique se perdent dans un monde de sensations sèches, d’irrespect, d’intolérance, de puissance, de soumission, d’hégémonie, de stress, d’intérêts, de manque de gentillesse et d’élégance… Nous avons besoin d’une pause pour retrouver notre équilibre, pour reprendre notre souffle. Je rêve au jour de porter aisément une robe sans que les gens me gênent dans la rue, d’avoir le temps d’écouter Oum Kalsoum sans hâte... Et pour le faire, c’est à nous-mêmes les femmes de créer nos moments de détente », conseille El-Sagheer.
Féministe, elle aime lire ses idoles Nawal Al-Saadawi et Simone de Beauvoir. Un féminisme que l’on retrouve dans ses innombrables écrits et articles partagés sur les médias sociaux et publiés dans des magazines culturels en ligne, comme Manchour, Ebdaat, Jadaliya … Des écrits qui luttent pour les droits des femmes et qui s’intéressent à la société, à l’opinion publique, à l’état extatique lié aux arts de la beauté. Et ce, en offrant du réel et non de l’imaginaire, des moments vécus et non des choses. A citer : Pourquoi enlèvent-elles le voile?, Le mouvement de libération féministe: son histoire et ses perspectives, ainsi que Les complexités de la conscience humaine dans le roman La Anam (je ne dors pas) d’Ihsane Abdel-Qoddous. Ce dernier est parmi les écrivains préférés de Heba El-Sagheer, au même titre que Naguib Mahfouz, Youssef Al-Sébaï, le philosophe Hegel et surtout Youssef Zidane. « J’aime dans les écrits de Youssef Zidane sa façon de mêler admirablement histoire à récit littéraire. J’opte pour le même style », précise El-Sagheer.
Ses études en journalisme et médias travaillées sur les analyses de contenu et les analyses de discours l’ont beaucoup servie dans sa carrière d’écrivaine et de chercheuse. D’où est né un changement de comportement. D’une personne calme et timide, à une autre beaucoup plus audacieuse et indépendante. El-Sagheer publie en 2012, à Kayan Publishing, un recueil de contes intitulé 14 Portraits, aux histoires courtes qui jalonnent la vie d’un couple entre bonheurs et difficultés. Puis en 2016, son roman Ver à soie, aux éditions Nassim. « Vers à soie suit le développement d’un ver à soie qui grimpe sur des branches, y crée son cocon pour devenir chrysalide, et finalement papillon libre d’agir. J’ai choisi pour mon protagoniste femme le nom de Batala (héroïne) », expose El-Sagheer.
Ses souvenirs d’enfance sont radieux, notamment ceux à son collège Notre Dame du Perpétuel Secours, à Héliopolis. Douée pour les cours d’expression écrite, la petite Heba, enfant douce et docile, à l’éducation sérieuse et assidue chez les soeurs catholiques, trouvait du plaisir après l’école à prendre son repas devant la télévision diffusant des films égyptiens en noir et blanc. « Il faut avouer que mon confinement à la maison lors du coronavirus m’a donné le temps de mieux regarder les choses autour de moi. Je suis une personne fascinée par le monde du cinéma, les reportages télévisés, les documentaires spécialisés dans le décor… Le décor m’est un miroir qui reflète l’image d’un lieu, d’une culture, d’une identité, d’un niveau social, d’un peuple, d’une idéologie, d’une politique… de toute une vie qui, aujourd’hui, perd malheureusement de goût et de discipline », exprime El-Sagheer.
Mademoiselle noir et blanc, cette passionnée d’un style moderne, qui se veut minimaliste et fonctionnaliste, est une personne versée en éthique à la recherche constante de perfection, de vertu sociale, d’idéalisme, de bien-être, de beauté… Autant de clés de son bonheur. « Je regrette que ma génération n’ait pas eu la chance de vivre dans ce temps du noir et blanc. Un temps plein de dynamisme, d’idéologie, d’idées, d’évolutions, de révolutions culturelles et de changements majeurs qui s’expriment dans les arts, comme dans la vie politique, économique et sociale. Prenons en exemple le mouvement des hippies, du baby-boom de l’après-guerre », déclare El-Sagheer.
Derrière sa personne posée se cache une figure rebelle. Dans son temps libre, Heba a appris à jouer de la guitare en autodidacte. Cet instrument qui lui donne la liberté de s’exprimer autrement, d’agir indépendamment. Elle écrit également les paroles de ses propres chansons, dont Ana we Al-Leil we Amari sur l’histoire d’une fille rêveuse qui appelle la lune, diffusée sur le site Internet Artspine, ainsi que la musique du film Hayssou Taïch Al-Achiyä Al-Gaméha (où vivent les choses sauvages), qui lui a valu en 2019 le prix du meilleur documentaire au forum Roëya (vision), du Centre national du cinéma. Aussi membre du groupe musical d’Al-Ahram Canadian University, El-Sagheer remporte en juin 2022 une bourse en Australie. C’est à l’Université Monash qu’elle prépare aujourd’hui une recherche sur les médias et les études de genre.
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