A l’âge de trois ans, son père est mort. Sans laisser de pension. Sa mère ne savait pas quoi faire avec ses trois enfants. La famille est dès lors passée de la classe moyenne des fonctionnaires à celle défavorisée. Puis, la tante paternelle propose de s’occuper du cadet, pour aider la famille. Mahmoud El-Wardany n’avait alors que 7 ans. Il a quitté sa mère, habitant dans le quartier de Choubra, pour aller vivre dans la villa de sa tante et de son mari. Le petit Mahmoud se sentait misérable, loin de l’étreinte de sa maman. Il décide, six ans plus tard, de recourir à un stratagème. « A 13 ans, je suis entré dans une gang, j’ai bien mis en oeuvre tout un plan, pour que ma tante refuse de nicher un gamin cambrioleur chez elle, c’est-à-dire moi. Et c’est ce qui s’est passé exactement. Enfin, je suis retourné chez ma mère », raconte El-Wardany avec passion. L’imagination et la fiction étaient donc son refuge, dès son jeune âge; elles lui permettaient de se protéger, de changer le moment présent.
Petit de taille, l’air modeste, avec des traits révélant sa bonté et sa sérénité, Mahmoud El-Wardany ne fait pas du tout son âge de septuagénaire. Il raconte avec fluidité les histoires les plus étonnantes, tout naturellement comme s’il disait bonjour. L’absence du père, la privation de sa mère, les petits métiers anodins qu’il a pratiqués dès son jeune âge, comme vendeur de glaçons, aide-boulanger, etc. : tous ces moments douloureux de sa vie marquent d’ailleurs ses romans et nouvelles.
Pourtant, El-Wardany n’a jamais essayé d’apitoyer son lecteur sur sa souffrance personnelle. Il ne s’est pas focalisé sur l’univers des marginaux et la vie des gens de l’underground dans son oeuvre, mais il a juste effleuré ce monde au sein de ses fictions. « Je n’ai jamais pensé à cela, l’écrivain ne transcrit pas son expérience, littéralement, dans ses récits. Par contre, tout ce que j’ai vécu, vous le trouverez dans l’écriture même, que ce soit dans la manière de relater une histoire d’amour, dans le dessin des personnages même s’ils sont détestables. Je ne cherche pas à traduire le réel, et même plus, je pense que je ne dois pas transcrire la réalité telle que je l’ai vécue », avoue-t-il.
L’intrigue houleuse de sa séparation de sa maman à l’âge de 7 ans a certainement influencé sa manière de raconter, surtout lorsqu’il s’agit d’aventures pénibles et la possibilité de les intégrer dans son univers d’écrivain. Cette expérience lui a également révélé de manière précoce la disparité des classes, puisqu’il a vécu avec sa tante dans une villa de luxe, où il y avait un piano, un jardin entouré de ruisseaux… Cette maison avait aussi une bibliothèque bien garnie, celle du mari de sa tante, où le petit se ressourçait avec appétit. « J’ai passé des moments de plaisir dans cette bibliothèque, de quoi m’avoir permis de vivre dans un monde parallèle et de me remettre de mon enfance malheureuse ». Mahmoud El-Wardany plongeait dans les revues pour enfants, mais aussi les polars Sherlock Holmes, Arsène Lupin, etc. « Je me rappelle avoir lu Zoqaq Al-Madaq (le passage des miracles) de Mahfouz à 9 ans, puis je l’ai relu quelques années plus tard pour mieux comprendre ».
Il repense les différentes étapes de sa vie: quand il adhéré à un parti communiste, quand il vu ses rêves voler en éclats après la défaite de 1967, sa participation à la guerre de 1973, ses multiples détentions politiques pour ses tendances de gauche, le journalisme qu’il a choisi comme métier depuis la fondation de la revue culturelle Akhbar Al-Adab (nouvelles des lettres). Et là, il se rend compte à quel point son enfance tumultueuse l’a marqué. « Le genre d’expérience qui vous endurcit, vous rend plus résistant dans la vie », lance-t-il. Mais l’expérience à laquelle il doit vraiment beaucoup, « c’est mon appartenance à une organisation communiste, c’est ce que j’apprécie le plus et à quoi je m’attache ».
L’année 1967. Tout se cristallise autour de cette période décisive, celle de la défaite militaire de l’Egypte ayant marqué toute une génération, notamment celle des écrivains des années 1970. Ce fut pour El-Wardany une double révélation: l’écriture et l’engagement politique. A 17 ans, il a adhéré à un groupement clandestin de gauche, à savoir l’Organisation communiste égyptienne (dont l’abréviation en arabe est Tchem).
Durant cette même année, il a publié une première nouvelle intitulée Al-Deir (le monastère). « C’était mon frère aîné qui l’avait montré, sans que je le sache, à l’écrivain Khaïry Chalabi, qui l’a présentée dans l’émission culturelle qu’il présentait à la radio ».
L’expérience de 1972 a été également inoubliable, celle du sit-in des étudiants sous la coupole de l’Université du Caire, en protestation contre le discours officiel du président Sadate, annonçant la prolongation de l’état « ni paix ni guerre » avec Israël. Après de longues négociations, « mille étudiants ont été expédiés sur des camions en prison, du jamais-vu ! », se rappelle-t-il.
El-Wardany en a été fortement ému et l’a d’ailleurs écrit 50 ans plus tard, dans un livre passionnant, intitulé Al-Imsak Bel Qamar. Fossoul Min Sirat Zamanona (tenir la lune. Des chapitres de notre époque). « C’est le sentiment qui nous a frappés tous, nous les auteurs qui ont participé au sit-in de janvier 1972, dans la grande salle de cérémonies à l’Université du Caire. On avait l’impression d’avoir tenu la lune, juste avant que les blindés des forces de la sécurité n’envahissent les lieux et les prennent d’assaut », se souvient-il.
A la manière d’un poète, il se remémore ces moments précieux de sa vie. L’afflux des souvenirs a commencé lorsqu’il a appris la mort de son compagnon de route et « camarade », le réalisateur Mohamad Kamel Al-Qaliouby. Il a voulu pleurer son ami, lui rendre hommage, à travers une série d’articles, qui par la suite ont constitué un livre. « Je me suis laissé guider par les souvenirs, les bribes de papiers, les appels téléphoniques avec les vivants, qui ont témoigné de cette époque, et à la fin j’ai livré mon propre témoignage ».
El-Wardany a toujours maintenu ses deux principales activités: écrire et être politiquement actif dans les sphères de la gauche. Ses écrits ont été applaudis par Naguib Mahfouz, Youssef Idriss et Abdel-Fattah Al-Gamal. Ne maîtrisant que l’écriture, il s’est converti au journalisme et a rejoint l’hebdomadaire culturel Akhbar Al-Adab, qui dépend du groupe de presse Akhbar Al-Youm. Et il a réussi cet équilibre : être écrivain-journaliste-communiste.
Le journalisme était devenu pour lui une véritable passion. D’ailleurs, il a écrit 3 romans qui tournent autour de l’univers du journalisme, à savoir Bab Al-Kheima (l’entrée de la tente), Al-Bahs An Dina (à la recherche de Dina) et Saat Al-Asr (les heures d’otage). On y retrouve des descriptions très véridiques du journaliste porte-parole du gouvernement, de ceux qui se ruent vers les bureaux de presse arabe, pour travailler comme correspondants et amasser des pétrodollars. Dans son dernier roman, il fait le portrait d’un rédacteur en chef, puissant et antirévolutionnaire, proche des pouvoirs successifs. « Je suis habitué à prendre chaque aspect de la vie avec beaucoup de sérieux : le travail, la famille, le plaisir… C’est peut-être le cas de tous ceux qui s’impliquent dans la vie politique », avance El-Wardany, comme une sorte d’autodérision.
Le journalisme n’était pas donc pour lui un simple gagne-pain, lui permettant de se consacrer à l’écriture littéraire. « Dans le temps, c’était une profession qui permettait de partager sa vision, son point de vue sur le monde. De plus, mon travail dans un hebdomadaire littéraire m’a garanti de préserver mon intégrité. Je n’ai jamais affronté de situations où je devais mentir, être hypocrite ou même dire le contraire de ce que je pensais ».
A 60 ans, l’âge de la retraite, El-Wardany quitte le journalisme pour être plus engagé dans l’écriture. Aujourd’hui, à 72 ans, il trouve un plaisir immense à se consacrer entièrement à la lecture et à l’écriture. « Je n’ai pas beaucoup d’amis, j’habite dans l’une des nouvelles cités, à la périphérie, je ne descends en ville qu’une fois par semaine. Je n’ai donc rien d’autre à faire que lire et écrire. C’est la première fois de ma vie que je passe ainsi des heures et des heures à lire. Je suis très content de tomber sur des trouvailles et revisiter des livres anciens », conclut-il, tout sourire .
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