Face à un monde masculin, elle ne se sent pas désarmée. D’instinct, elle est trop avertie de ce que pensent tous ceux qui l’entourent. Mais elle a toujours cherché un sort conforme à ses ambitions, à l’encontre des obligations qu’elle avait tout le temps connues.
Au lycée déjà, elle voulait s’inscrire à la section maths en vue de joindre la faculté d’ingénierie, mais son père a insisté sur le fait qu’elle change d’option : elle est alors passée en sciences. Une fois le bac en poche avec une mention de 99,5 %, elle voulait s’inscrire en médecine, mais encore une fois, son père l’a obligée à faire des études en pharmacie. « La première année de fac était très difficile et j’ai à peine réussi. Mais, je me suis dit qu’il fallait absolument reprendre mon rythme et faire mes preuves. Ainsi, j’ai réussi à obtenir mon diplôme avec honneurs ». Elle affirme être ce genre de fille obstinée qui n’abandonne jamais. « Mon père jouait un rôle important quant à ma réussite : il ne cessait de me répéter que rien n’était impossible, et que j’étais assez intelligente pour surmonter toutes les difficultés ». La tête de la jeune fille était toujours hantée par une seule question : « Pourquoi on ne m’accorde pas la même liberté que mon frère ? Je me disais tout le temps que pour vivre sa vie, il fallait être garçon ! ».
Consciente de l’importance d’avoir son propre argent pour être autonome, Menna, qui travaillait dans une entreprise pharmaceutique multinationale, a fait les économies nécessaires pour acheter des billets d’avion et obtenir un visa. « J’ai mis mes parents devant le fait accompli. Ils ont fini par se résigner. J’avais à l’époque 26 ans, et je n’étais jamais partie toute seule, mais pour moi, il était inconcevable de rester trop longtemps dans une situation de dépendance. C’était donc le moment pour se sentir libre et responsable de mes actes et de leurs conséquences ».
Une longue période de vacances lui a permis de découvrir 7 pays européens : la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Autriche. D’ailleurs, ce qui lui était plus important c’était de se découvrir soi-même. « Durant ce long voyage, j’ai fait face à des problèmes, toute seule, et j’ai découvert que le monde est si vaste, qu’il ne se limite pas aux cercles des cousins et amis et qu’il fallait absolument acquérir un certain savoir-faire et savoir-être pour pouvoir réussir sa vie », affirme-t-elle d’une voix ferme, dans un langage clair et sans fard. Depuis, Menna n’a cessé de voyager. Et en 2016, elle s’est décidée de fonder She Travels, une agence de voyages conçue pour organiser des voyages entre filles.
Entre-temps, la pharmacienne réussit à décrocher un poste important dans une entreprise pharmaceutique multinationale à Dubaï. Mais, cette fois-ci, ses parents n’ont montré aucune objection. « L’indépendance qu’on obtient par soi-même a une très grande importance. Le départ n’est pas associé à un éloignement affectif, mais c’est souvent lié à un désir naturel d’indépendance », explique-t-elle. Et d’ajouter : « Les filles sont quotidiennement confrontées à de multiples défis qui menacent leur liberté. Leur liberté de se déplacer en toute sécurité, de vivre, de s’exprimer et de grandir comme elles le souhaitent. Or, il ne faut jamais renoncer à ses droits ».
Vivre en qualité de « spectatrice » n’a jamais été une option pour Menna. Elle a toujours pris son destin en main et milité pour ses droits, mais aussi pour ceux de toute la planète. A force de voyager ici et là et de prendre part à des oeuvres de charité, Menna Shahin a commencé à voir le monde autrement. « J’ai découvert des villes qui vivent dans la misère, et dont les habitants souffrent de pénuries alimentaires ; tandis que d’autres villes n’hésitent pas à jeter des aliments qui auraient pu être consommés », raconte-t-elle. « J’ai commencé par faire des remarques à ma mère, en lui conseillant de réduire les quantités des plats cuisinés. Cependant, j’ai été envahie par un vif sentiment que cela n’était pas suffisant et qu’il fallait agir autrement. Mon mari, hollandais, était aussi conscient de ce problème mondial. Ensemble, nous nous sommes mis à lire sur la question ».
En 2019, le couple décide de fonder l’entreprise et l’appli « Tekeya ». Un nom tiré de l’arabe ancien qui veut dire une table pleine de nourriture ou un abri où l’on trouve de quoi manger. L’appli permet d’acheter des produits invendus à des restaurants et des épiceries pour les vendre en vrac ou en faire des plats qu’on vend à de bas prix à ceux qui sont dans le besoin. L’entreprise traite surtout avec des restaurants et des boulangeries, en échange d’une inscription annuelle. Et son objectif est à la fois environnemental et solidaire.
Le gaspillage alimentaire se définit généralement par toute nourriture destinée à la consommation humaine qui est perdue ou jetée tout au long de la chaîne alimentaire, que ce soit lors de leur transformation, à l’épicerie, dans les restaurants et hôtels, ou encore à la maison. « En Egypte, des résidus alimentaires sont perdus ou jetés tout au long de la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Sur le plan mondial, un tiers de la nourriture produite est perdu ou jeté, soit l’équivalent d’environ 1,3 milliard de tonnes par an », souligne Menna Shahin. En effet, selon l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la nourriture produite mais non consommée occupe inutilement près de 1,4 milliard d’hectares de terres, soit près de 30 % des terres agricoles à l’échelle mondiale, ce qui correspond à plus que les superficies totales du Canada et de l’Inde réunies. Et, la production de toute cette nourriture perdue ou jetée requiert environ un quart de toute l’eau utilisée en agriculture chaque année. Le gaspillage alimentaire a donc des impacts environnementaux très importants.
« La réduction du gaspillage alimentaire doit être considérée comme un moyen d’atteindre d’autres objectifs, notamment l’amélioration de la sécurité alimentaire et de la nutrition, la réduction des émissions de gaz à effet de serre résultant de l’enfouissement de ces aliments et qui contribuent aux changements climatiques, la réduction de la pression sur les ressources en eau et en sol. De plus, elle peut accroître la productivité et la croissance économique », affirme l’entrepreneuse sociale, défendant sa cause en une vraie experte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a été invitée afin d’assister à des tables rondes et d’animer des ateliers sur l’environnement et la nécessité de promulguer des lois anti-gaspillage.
Or, la formulation de politiques efficaces quant à la réduction des pertes et au gaspillage alimentaires nécessite une évaluation complète de l’ampleur des pertes et du gaspillage des différents aliments et leur localisation (géographique et tout au long de la chaîne d’approvisionnement). Mais reste que la bonne façon de réduire ces pertes à la source est d’éviter le gaspillage alimentaire.
Avec 40 000 utilisateurs, l’appli « Tekeya » est devenue connue. Menna a davantage confiance en elle. Elle a prévu une extension pour englober, outre l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
Aujourd’hui, ses parents n’hésitent pas à lui montrer leur fierté. « Ils trouvent que j’ai bien assumé ma responsabilité. Et ils sont convaincus que j’ai réussi mes choix : j’ai refusé des demandes en mariage à l’ancienne, mais j’ai accepté d’épouser mon mari suite à un coup de foudre ».
Brillante et dévouée, Menna se définit comme pharmacienne, entrepreneuse, avocate des aliments gaspillés et mère. Ses points d’ancrage ? Elle a été bien enracinée dans la culture du travail. Donc, quand on est habitué à ne pas compter ses heures, c’est qu’on a une grande capacité de travail. « C’est surtout une question de volonté et de passion. Je me rappelle que le jour de mon accouchement, je travaillais juste deux heures avant la césarienne. Et, quelques heures après, je me suis mise au travail ».
Elle sait qu’elle a désormais la capacité de porter un projet sur les épaules. « Je suis très reconnaissante à mon mari qui est toujours là pour me soutenir. Il n’hésite pas à cuisiner, à mettre notre petit au lit, pour me laisser travailler, etc. ». Devenir une femme entrepreneuse, c’est sans doute l’un des exercices ultimes de libération.
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