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Afifa Aleiby : Le spleen de l’exilée

Névine Lameï, Lundi, 22 novembre 2021

L’artiste-peintre Afifa Aleiby vit et travaille aux Pays-Bas, mais elle porte en elle son pays natal, l’Iraq. Ses oeuvres, actuellement exposées à la galerie Picasso, en témoignent.

Afifa Aleiby

Un mélange réjouissant de tout le savoir de la Russie avec ses icônes religieuses et de l’art de la Renaissance italienne. Les peintures de Afifa Aleiby sont également teintées d’un surréalisme profond. La femme, figure emblématique de la résistance, est constamment son héroïne dramatique, chargée de poids émotionnel. Sans aucune mièvrerie, ses toiles transcendent les frontières géographiques, les régimes sociopolitiques et les conflits interculturels. La plasticienne iraqienne engagée Afifa Aleiby, 68 ans, vit et travaille aux Pays-Bas depuis 1993. Et ce, après avoir obtenu un droit d’asile.

A partir de son pays de résidence, elle tient à exprimer son sentiment intrinsèque de nostalgie, de perte, de malaise, étant habitée par les mémoires de sa terre natale. D’où des tableaux tels Enchantement (2021), Le Retour (2021), L’Appel du bonheur (2021), Mon cheval de bois (2021), Ange d’or (2010), L’Echec de l’ange (2002), Mémoire (2000), Désespoir (1988) … et bien d’autres peintures frétillantes, exposées jusqu’au 30 novembre à la galerie Picasso à Zamalek.

Il s’agit d’une rétrospective intitulée Stations, résumant ses 45 ans de carrière et ses expériences contrastées entre deux mondes séparés, deux cultures disparates. « Mes oeuvres sont chargées d’émotions, nourries par la souffrance des Iraqiens. Il y est souvent question de femmes gracieuses, à caractère. J’aime les peindre. Elles sont les seules capables d’exprimer l’expatriation, l’angoisse et la colère que je ressens en moi », souligne Afifa Aleiby.

L’une de ses peintures phare, Désespoir, représente Aphrodite telle imaginée par l’artiste. Une Aphrodite brisée qui étend ce qui reste de son bras amputé pour ramasser les vêtements tendus sur la corde à linge. Le tableau aborde le sentiment d’impuissance ravageant ses protagonistes femmes: reine, déesse, mère au foyer ... elles ont toutes les yeux écarquillés, souvent perdues dans leurs pensées. Peintes dans une tranquillité un peu désuète, elles évoquent une triste sérénité.

Les femmes de Afifa Aleiby lui ressemblent en quelque sorte. Elles ont une posture confiante et sérieuse, laissent entendre un soupçon de mélancolie. Elles se détachent sur un fond de couleurs sobres, mises en relief par un jeu de clair-obscur. Son style est inspiré de l’art de la Renaissance italienne et la perspective inversée des icônes russes, de son expressivité, sa simplicité et sa profondeur capable d’échapper à toute logique.

« Je peins ce qui me ressemble, ce que je ressens. Dans mon pays natal, l’Iraq, l’image sociale de la femme artiste fut longtemps déconsidérée, sauf dans des cas rarissimes, des exceptions héroïques », explique Aleiby, pour qui l’art est un porte-voix d’émancipation. Errante et voyageuse, depuis son départ forcé de l’Iraq, Afifa Aleiby a réussi à trouver sa place au-delà des préjugés, des contraintes sociales et des enjeux politiques.

Née en 1953 à Bassorah, elle est issue d’une famille modeste qui a nourri chez elle, enfant douce et docile, une grande passion pour l’art. « Pour certaines familles en Iraq, il était socialement inacceptable que leurs enfants étudient l’art, un domaine peu conventionnel. Moi, j’ai eu la chance de grandir dans une famille passionnée d’art et de culture en général. Déjà à l’âge de 6 ans, à la maison, on avait l’habitude d’écouter les géants de la musique arabe. Mon père, un simple ouvrier, aimait rassembler les membres de la famille autour de lui et leur chanter Oum Kalsoum, Saleh Abdel-Hay, Sayed Darwich et Abdel-Wahab. Je regardais fréquemment des films égyptiens en noir et blanc projetés dans un ciné-club en plein air, tout près de notre maison dans le quartier populaire d’Al-Gomhouriya. J’ai donc grandi dans la joie sans jamais sentir de discrimination entre fille et garçon.

Je pouvais avoir tout ce que je voulais », évoque Afifa Aleiby, diplômée de l’Académie des beaux-arts à Bagdad en 1974. C’est là qu’elle avait découvert les grands peintres Toulouse-Lautrec et Edgar Degas, qui lui ont inspiré ses premiers tableaux. « Je fais partie des artistes iraqiens de la génération 1970, qui ont été marqués pour la plupart par les énormes changements sociaux et économiques, ainsi que par les grands écarts entre la tradition et la modernité, les cultures locale et globale ».

Parallèlement à ses études aux beaux-arts, elle a travaillé entre 1971 et 1974 comme illustratrice dans le journal de gauche Tariq Al-Chaab (la voie du peuple). « C’était l’un des plus prestigieux journaux en Iraq, son premier numéro avait comme manchette : La Lutte du peuple. Le fait de travailler pour ce journal a forgé ma personnalité. Mes illustrations traitaient de questions humaines et sociales », se souvient-elle.

Son travail à Tariq Al-Chaab l’a plongée dans les idéaux du communisme et de l’égalité universelle. En 1976, l’artiste a obtenu une bourse d’études de huit ans de l’Institut Surikov, à Moscou, en ex-URSS. Et elle a donc fini par obtenir un diplôme en art mural en 1981. « Dès l’enfance, je lisais beaucoup sur la culture russe et européenne, y compris des oeuvres sur les grands peintres italiens et français. Et ce, grâce à l’immense bibliothèque de mes parents ».

A Moscou, elle a été encore plus influencée par le marxisme-léninisme. « Dans le temps, tous les rêves étaient encore possibles », lance Afifa Aleiby, qui aime toujours lire Gabriel Garcia Marquez, Isabel Allende, Diego Rivera. Bref, tant d’oeuvres imprégnées de réalisme magique, décrivant de manière laconique et bien pensée les questions liées aux femmes, à la mémoire, à l’égalité sociale, à l’imaginaire, aux épreuves de la guerre, à l’engagement politique …

Après avoir terminé ses études à Moscou, Afifa Aleiby était interdite de rentrer en Iraq, comme pas mal d’autres boursiers de tendance communiste, et ce, après l’interdiction du Parti communiste à Bagdad vers la fin des années 1970. Elle a dû donc passer par une période de rêves brisés à cause de la situation politique complexe du pays. Depuis, elle n’a visité l’Iraq qu’une seule fois, en 2004, un an après la chute du régime de Saddam Hussein. « Dans le temps, il était interdit aux étudiants accusés d’être communistes de retourner en Iraq après avoir séjourné dans un pays de l’ex-camp soviétique. Je me souviens toujours de mon bel Iraq, celui des années 1970, en effervescence économique, ouvert sur les autres cultures, et ce, jusqu’à la montée du Parti socialiste arabe, le Baath, au pouvoir, lequel a exposé tout le pays à de graves crises politiques », précise-t-elle.

La voyageuse itinérante se rend à Florence (Italie) en 1981 pour y résider pendant 12 ans. « J’étais seule avec mon fils et sans travail, j’ai passé par des moments très durs. Je me soulageais en fréquentant les musées d’art, à la découverte des grands peintres de la Renaissance: Botticelli, Masaccio et Piero della Francesca attiraient mon attention par leur côté humaniste et innovateur, leurs tons frais et lumineux et leurs figures renfermées et pensives, pleines de distraction, de fantaisie et de détachement du réel ».

Puis, en 1993, elle est partie s’installer pour tout de bon aux Pays-Bas. « Là-bas, je vis en paix, surtout après mon mariage avec Pieter Sjoerd, professeur émérite d’études islamiques à l’Université de Leiden, ceci m’a donné toute la sécurité dont j’avais besoin. Cependant, je suis toujours assez mélancolique, surtout après le décès de mon époux qui vient de nous quitter il y a quelques mois. La mélancolie me poursuit. Et, je ne peux pas être indifférente envers ce qui se passe en Iraq. Je m’engage par mon art à convoquer le temps parfumé de la Mésopotamie antique », dit l’artiste qui expose dans les plus prestigieux musées et galeries du monde. Souvent accusée d’arrogance dans son pays natal, elle répond : « Que faire pour satisfaire le goût iraqien ? Dois-je peindre des femmes en djellaba noire? Je ne suis pas un robot, je suis un être en chair et en os, affecté par ce qui se passe d’inhumain ici et ailleurs ».

Activiste et militante des droits de l’homme, elle coopère avec plusieurs organisations démocratiques, rassemblant aux Pays-Bas des Iraqiens progressistes avec d’autres disséminés de par le monde, afin de tenir des expositions et des séminaires culturels. « Je rêvais de retourner un jour en Iraq, mais le pays est dans de conditions effroyables. Pour le moment, ce retour sera difficile. Le soutenir à distance est probablement la meilleure solution », assure Aleiby.

L’une de ses peintures les plus connues s’intitule To Be A Woman (être femme). Réalisée en 1986, elle a été acquise en 2005 par l’Organisation des Nations-Unies pour être offerte à une association féministe néerlandaise dépendant du ministère des Affaires étrangères. Cette association a pour mission de défendre la cause des femmes arabes au Moyen-Orient. Le tableau montre en effet une femme dotée d’un armement métallique très solide, lui couvrant tout le corps. Elle ressemble plutôt à un chevalier du Moyen Age et à l’artiste de s’expliquer. « Etre une femme aujourd’hui signifie être une battante, une femme d’acier », conclut Afifa Aleiby .

Jalons

1953 : Naissance à Bassorah, en Iraq.

1974 : Première exposition à l’Institut des beaux-arts de Bagdad.

1984 : Enseignante à l’Institut des beaux-arts du Yémen.

1989 : Première exposition à Florence, en Italie.

1990 : Fondation de son studio aux Pays-Bas.

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