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Sherin Guirguis : Artiste d’ici et d’ailleurs

Névine Lameï, Lundi, 01 novembre 2021

Basée à Los Angeles, la plasticienne égypto-américaine Sherin Guirguis s’inspire des périples des femmes combattantes qui ont marqué l’Histoire. Elle participe à l’exposition Forever is Now, aux pyramides de Guiza.

Sherin Guirguis
(Photo : Bassam Al-Zoghby)

L’installation avec laquelle elle participe à l’exposition en cours Forever is Now, commissionnée par la société Art d’Egypte, tient debout dans un lieu pittoresque. Comme d’habitude, elle évoque l’histoire de femmes d’époques différentes : la déesse Isis, l’intellectuelle féministe Doria Shafik … Le féminisme qu’adopte Sherin Guirguis ne se limite pas à l’égalité des sexes, mais évoque le droit des femmes à vivre librement, en interrogeant le rapport individu-société. « Mes oeuvres iconisent la femme, audacieuse, militante, indépendante, celle qui ne baisse jamais les bras », déclare Sherin Guirguis, qui est, depuis 2003, professeure agrégée de design et métiers d’art à l’école Roski School of Art and Design, à l’Université de Californie du Sud, à Los Angeles.

Son installation Here I Have Returned (me voilà de retour) a la forme de la lettre U, elle est non sans rappeler l’effigie de la déesse Isis. Elle est inspirée aussi du sistre qu’on agitait pour la déesse, afin de reconstituer la production sonore d’un idiophone. Au lieu du sistre, l’artiste a eu recours à des cymbales coptes, attachées à de longs rubans, émettant un son cristallin une fois agitées par le vent. Une flèche est dirigée vers les trois petites pyramides, celles des reines, épouses de Mykérinos. « Ces pyramides sont moins connues que la grande pyramide de Khéops. Ces reines, enterrées dans des salles funéraires plus modestes que celles du pharaon, avaient quand même leur place aux côtés des rois d’Egypte. Exposer mon installation au pied des pyramides est une chance d’exprimer ma double identité, celle d’une immigrante vivant aux Etats-Unis, qui, à l’origine, est une Egyptienne copte de la Haute-Egypte. Pour moi, la singularité, en ces temps modernes, doit passer par une épreuve d’authenticité », poursuit l’artiste. De temps en temps, elle embaume son installation d’effluves de jasmin. « Sur les coups de minuit, dans le Delta du nord du Nil, la cueillette du jasmin est faite toujours par des villageoises équipées de lampes. Ce sont des femmes courageuses dont beaucoup de gens ignorent l’existence ».

Sherin Guirguis a collaboré pour la première fois avec la société Art d’Egypte en juillet 2019, à l’occasion de l’exposition Reimagined Narratives (récits réinventés), à la rue Al-Moez, dans le Vieux Caire fatimide. Puis, elle a récemment pris part au Cairo International Art District, en septembre 2021. Pour ces deux événements, Sherin Guirguis a réalisé trois installations, inspirées de bijoux traditionnels, de la célèbre trilogie de Mahfouz et du concept des moucharabiehs, ce dispositif de ventilation naturelle qui servait dans le temps à éloigner les femmes des regards. « Ces trois installations bougeaient une fois que les visiteurs s’en approchaient, faisant écho aux changements de paradigmes culturels et politiques en Egypte, à l’aube du XXe siècle. Elles représentaient le corps de la femme, passant de la beauté passive à la vibration et à la menace. Ces installations évoquaient la complexité de la condition féminine dans notre pays. En Egypte, la femme idéale doit être douce et docile, alors qu’aux Etats-Unis, la femme doit aussi se faire belle, tout en assumant différentes responsabilités. C’est vrai que le système américain me convient plus et me donne la liberté d’agir, mais les préjugés sur les femmes restent les mêmes. Partout dans le monde, il est difficile d’être une femme », estime Sherin Guirguis qui a souvent un look très naturel, en pantalon et sans maquillage.

Un jour, dans une galerie d’art, à Los Angeles, elle rencontre son partenaire de vie, un Anglais, également artiste plasticien. « Compatibles, mon mari et moi, sommes passés presque par les mêmes expériences de la vie en exil. Ayant une double identité, nous nous demandons souvent à quelle terre nous appartenons ! ».

A l’âge de 15 ans, en 1989, Sherin émigre avec ses parents, issus d’une classe aisée. Ils s’installent à Los Angeles, précisément dans la ville d’Arcadia, avec l’espoir d’une vie meilleure. Trois ans après, Sherin obtient la nationalité américaine et décide de suivre des études de géologie, puis d’art conceptuel, à l’Université Sainte-Barbara.

Ses plasticiens idoles sont Kiki Smith, Mona Hatoum, Emily Jacir et Mary Kelly. Certains d’entre eux tentent, comme elle, la réconciliation avec soi. Ils cherchent à remédier à leur conflit identitaire. Pour ce faire, Sherin Guirguis est déterminée à vivre dans la relativité du temps, de l’espace et de l’homme.

En 1997, elle obtient son BA du College of Creative Studies, à l’Université de Californie, et son MFA de l’Université du Nevada, à Las Vegas, en 2001. Un long parcours depuis sa naissance à Louqsor, en Haute-Egypte, en 1974.

Sherin Guirguis appartient à la famille Gaddis, des commerçants très connus de la ville touristique, propriétaires d’une boutique-librairie vendant des répliques de pièces antiques. « L’échoppe de mon grand-père, Attiya Gaddis, un photographe de monuments égyptiens de renommée dans les années 1890-1900, existe jusqu’à présent à Louqsor. C’est un métier hérité de père en fils. A l’échoppe de ma famille, j’étais très attirée par les travaux manuels des répliques façonnés par nos ouvriers », se souvient-elle.

Enfant aventureuse et agitée, bien qu’un peu timide, la petite Sherin trouvait un plaisir immense à visiter avec ses parents tous les sites archéologiques de Louqsor. « Je me souviens toujours de ma première visite du temple de Hatchepsout, l’une des femmes les plus fascinantes de l’histoire de l’Egypte et du monde. Cette pharaonne est représentée avec un corps d’homme et une fausse barbe », raconte-t-elle. Et d’ajouter : « J’ai quitté Louqsor, mais les mémoires du lieu, la chaleur de la vie familiale et la nature restent ancrées dans ma mémoire ». A l’âge de 4 ans, elle se déplace au Caire pour vivre dans la banlieue d’Héliopolis et rejoindre l’école Manor House.

A la bibliothèque de l’école, elle lisait des romans d’aventures, notamment la série The Famous Five (le club des cinq). « A vélo, je m’imaginais à la place de Georgy, l’héroïne du roman, une aventureuse âgée de 11 ans, aux cheveux courts. Elle a changé son prénom Georgina qu’elle trouvait trop féminin. Dotée d’une forte personnalité, elle n’en faisait qu’à sa tête et n’obéissait qu’à son instinct. Elle refusait de se comporter comme devrait le faire une fille, selon les attentes sociales de l’époque. Je suis un peu comme Georgy, dans son indépendance et son affirmation de soi. C’est un côté que j’ai hérité de ma mère, une hôtesse de l’air aventureuse ».

Dans sa quête d’émancipation, durant les soulèvements du Printemps arabe, Sherin Guirguis expose Toroq (passages), en 2013, à la galerie The Third Line, à Dubaï. Ses installations, entrecoupées de peinture au néon, prennent la forme de portes, de fenêtres et de harem en moucharabieh, faisant appel à la mémoire de l’une des pionnières du mouvement féministe égyptien, Hoda Chaarawi. « Ces découpages dans l’oeuvre accentuaient le visage découvert, sans voile, de Hoda Chaarawi, laquelle a réussi à sortir de son harem, de son isolement, pour revendiquer le droit des femmes à un premier congrès féministe », admire Sherin Guirguis.

Sur son bras droit, l’artiste a dessiné un tatouage de feuilles de palmier. « A Louqsor, chez nous, le tatouage fait partie intégrale de notre culture. Mon tatouage est inspiré de la poésie Les Larmes d’Isis de mon idole, l’intellectuelle féministe Doria Shafik, ainsi que des écrits sur les momies des femmes retrouvées dans la vaste nécropole d’Al-Deir Al-Bahari, qui révèlent que le tatouage était courant dans l’Ancienne Egypte ».

L’artiste porte aussi autour du cou un pendentif en forme de cartouche en or, sur lequel est gravé son nom en hiéroglyphe. « Ce cartouche et ce petit scarabée que mon grand-père m’a offert sont mon porte-bonheur », dit Sherin Guirguis qui a ravivé la mémoire de Doria Shafik à travers deux expositions : d’abord, Of Thorns and Love, au musée Craft and Folk Art, en Californie, en 2018, ensuite Bint Al-Nil (la fille du Nil), au Centre culturel de Tahrir (ancien campus de l’Université américaine du Caire), en février 2019. « Le passé continue de façonner le présent. L’exposition Bint Al-Nil était un cri du coeur à la mémoire de Doria Shafik, cette féministe égyptienne dont on parle peu. Au début, je ne trouvais pas d’informations suffisantes à son sujet, jusqu’à ce que je sois tombée sur des publications rares d’elle à la bibliothèque de l’Université américaine du Caire. Je pense que le combat qu’elle a mené dans les années 1950, pour réclamer la libération des femmes et leur droit à l’éligibilité et au vote, mérite d’être revisité ».

Dans ses installations, peintures-sculptures, elle mêle minimalisme occidental et ornementation orientale, calligraphie arabe et motifs géométriques, et ce, avec des aplats de couleurs vives. Son travail fait honorablement partie des collections permanentes de quelques grands musées aux Etats-Unis. Elle y entretient une relation épineuse avec son Egypte natale, ressuscite certains aspects oubliés du patrimoine, examine l’ambivalence de sa double culture.

Sherin Guirguis

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