Bien qu’il soit né en Egypte, on continue à l’appeler khawaga (un étranger), mais on le considère comme un khawaga d’ici. « Au centre-ville du Caire où se trouve ma librairie, on m’appelle Al-Khawaga Al-Masri (l’étranger égyptien). Je suis un Arménien d’Egypte. Je suis né ici et j’en suis fier », déclare Chris Mikaelian, le patron polyglotte de The Reader’s Corner Bookshop, dont il est copropriétaire avec ses trois frères et soeurs depuis 1983. En fait, ils ont hérité le business de leur famille, catholique arménienne, dont l’histoire remonte aux années 1940. La librairie se trouve dans un vieux bâtiment khédivial, précisément au 33, rue Abdel-Khaleq Sarwat. Son gestionnaire lutte pour sa survie, en dépit de tous les changements qu’a connus le centre-ville cairote. Et elle est surtout spécialisée dans la vente de peintures et de tableaux à la saveur orientale, de cartes postales décorées à l’alphabet hiéroglyphe, de livres sur l’art et l’histoire de l’Egypte, de produits d’artisanat, outre les romans anglais importés, car la boutique-librairie a de tout temps collaboré avec de grands éditeurs américains.
Chris Mikaelian est assis dans son bureau, il communique aimablement avec les clients dans une grande courtoisie. Les lieux sont calmes, chaleureux, rien à voir avec le chaos de la ville, bien au contraire, le tout rappelle l’Egypte du bon vieux temps. Dans la vitrine de la librairie, qui donne sur la rue Abdel-Khaleq Sarwat, sont exposés des tableaux de derviches tourneurs, des peintures de paysages avec le Nil et les felouques, des cartes postales en hiéroglyphe, ainsi que des photos en noir et blanc représentant des comédiens de l’âge d’or du cinéma égyptien.
« La librairie est aujourd’hui entourée de tous les côtés par des entreprises de télécommunication et des boutiques de prêt-à-porter. La rue est de plus en plus agitée et chaotique. Néanmoins, on a su garder nos clients qui viennent passer chez nous un moment dans le calme pour se relaxer, c’est comme faire un voyage dans le temps et dans l’espace. Certains viennent juste pour boire une tasse de café et discuter de l’histoire du centre-ville », indique Chris Mikaelian. Il ajoute: « J’apprécie beaucoup l’initiative entreprise par la société Al-Ismaïlia pour l’investissement immobilier qui organise tous les vendredis des balades guidées à pied au centre-ville du Caire, au plaisir des curieux, incluant la librairie dans le programme de la visite ».
Un tas d’objets anciens, l’escalier rond qui connecte le magasin aux dépôts du deuxième étage, et le silence font le charme de l’endroit. « Presque tout le monde se connaissait dans le centre-ville autrefois. On était tous des voisins et amis. On n’avait pas besoin de se déplacer en dehors du quartier, puisque tout ce que l’on désirait existait sur place : la couturière de ma mère, des magasins de tissus remplacés de nos jours par ceux du prêt-à-porter. Le centre-ville a beaucoup changé, la plupart des immeubles abritent des bureaux et des dépôts. Je suis quand même impressionné par le travail de développement et de réhabilitation des immeubles khédiviaux, pourvu que le centre-ville retrouve son éclat ». Chris habite à Héliopolis avec son épouse, une Arménienne du Liban, mais il se sent plus à l’aise au centre-ville. Il y vit comme un poisson dans l’eau. « C’est un endroit qui a beaucoup de charme. Je me sens bien ici, en prenant mon café tous les matins », lance-t-il.
C’est à Héliopolis, un autre quartier cosmopolite de la capitale, qu’il rejoint, encore enfant, l’école arménienne Meahister, puis le collège Saint-Georges, jusqu’à obtenir son baccalauréat en 1971. « La discipline, la propreté et l’ordre ont constitué les mots d’ordre de mon éducation. C’est à l’école Meahister que j’ai appris la langue arménienne. Par ailleurs, je faisais du sport et du théâtre au Club arménien d’Héliopolis; c’était très important pour moi. Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule école qui enseigne l’arménien, c’est l’école nubarienne Kalousdian, toujours à Héliopolis. La langue, la religion, la culture et la famille nous ancrent davantage dans notre identité arménienne », souligne-t-il.
Chris Mikaelian est né à la rue Darb Al-Guéneina, dans le quartier d’Al-Mouski, bâti dans un style européen et habité par de grands commerçants. Une grande communauté arménienne, très active, y résidait dans le temps, structurée autour de ses églises, ses écoles, et ses clubs. « Chez les Arméniens, lors des fêtes, les traditions culinaires sont respectées au pied de la lettre. En général, les Arméniens aiment se marier entre eux, car les points communs engendrent une entente dans les couples; ils sont plus cimentés. Avec la nouvelle génération, c’est un peu difficile de suivre les mêmes habitudes. Nous n’allons pas attendre un Arménien qui descend du ciel pour marier nos enfants! Ma fille aînée a épousé un Libanais d’Egypte. Le nombre d’Arméniens en Egypte a beaucoup diminué. Or, il s’agit d’une terre qui les a bien accueillis ». Et d’ajouter : « J’avais la possibilité d’émigrer, mais j’ai entièrement rejeté l’idée. L’Egypte c’est mon pays ».
Le grand-père paternel de Chris, Wanis Mikaelian, était un Arménien de Turquie, de la province de Kilis (du côté de la frontière syrienne). Il est le premier de la famille des Mikaelian à venir s’installer en Egypte, dans les années 1890. Et ce, pour fuir le génocide arménien qui avait commencé à se préparer en Turquie. « On me racontait que ma grand-mère paternelle était une excellente cuisinière. Mon grand-père vendait tous les jours ses mets pour les bijoutiers arméniens qui possédaient, dans le temps, de grands magasins au bazar de Khan Al-Khalili », se souvient-il.
A 9 ans, Chris aménageait un coin de lecture à la librairie de son père The Reader’s Corner ; il y restait pour lire des comics et des livres de bandes dessinées en anglais. En 1976, il a travaillé dans le studio de l’épouse du grand photographe arménien Arman Alban, toujours au centre-ville. A l’époque, il s’intéressait au design et suivait des cours de fashion en France. Et ce, après avoir terminé ses études en anthropologie et en psychologie à l’Université américaine du Caire (AUC).
Le diplôme en poche, il avait rejoint l’armée égyptienne pour effectuer son service militaire. « J’étais chanceux d’avoir étudié l’anthropologie à l’AUC avec le grand pédagogue américain Kent Weeks. J’aime l’anthropologie car je suis un passionné de tout ce qui se rapporte à l’archéologie égyptienne, aux doctrines et à la superstition. Ma grand-mère paternelle était très superstitieuse et cela a laissé un grand impact sur moi. Je suis devenu un peu comme elle. L’étude de l’anthropologie m’a aussi beaucoup aidé à communiquer avec les touristes, souvent de passage chez nous dans le magasin ». Chris s’attache à un masque thaïlandais qu’il garde très soigneusement dans son bureau. « Ce masque nous protège contre le mauvais oeil », dit-il.
Son père, George Mikaelian, libraire chevronné et comptable de formation, donnait à son fils toute la liberté de choisir ce qu’il veut dans la vie. « J’ai touché à plusieurs métiers, mais à chaque fois, j’avais la certitude que je reviendrais un jour travailler avec lui, dans le business familial », affirme-t-il.
Son père, qui a travaillé pendant des années à la société arménienne Matossian, spécialisée dans l’industrie de tabacs, puis au studio Kodak au centre-ville, a décidé de fonder sa librairie en 1948, dans le même quartier. « Outre la librairie à la rue Abdel-Khaleq Sarwat, mon père avait aussi d’autres magasins de cadeaux-souvenirs dans les grands hôtels du centre-ville et sur les bateaux-croisières entre Louqsor et Assouan. Mais nous étions obligés à un moment donné de fermer toutes ces boutiques et nous contenter, à cause des fluctuations sociopolitiques, de la librairie du centre-ville. Celui-ci comptait dans le temps d’autres librairies similaires telles l’Anglo-Egyptian, Les livres de France, Lehnert and Landrock et Mengotti. Ensemble, nous avons connu des temps d’effervescence touristique. Malheureusement, quelques-unes de ces librairies ont disparu. Petit à petit, tout a changé au centre-ville, il y a toute une nouvelle mentalité qui domine. Les gens ont commencé à quitter le centre pour s’installer dans les nouvelles cités, d’autres ont émigré. Dans les années 1990, les lecteurs de livres étrangers sont devenus très limités. Avant, je voyageais un peu partout, je sillonnais les salons de livres, à la recherche de nouvelles publications, de la littérature anglaise, des romans, afin d’alimenter la collection de notre boutique-librairie. De nos jours, même les éditions de l’AUC ne sont plus en vente comme avant. Les modes de lecture ont changé à l’ère du numérique », avoue Chris.
Pour se détendre, il aime aller au bord de la mer ou voyager en France, sa destination préférée. Il se plaît à passer des moments agréables avec ses amis arméniens ou autres. « Nous, les Arméniens, nous continuons à croire que demain sera un jour meilleur. C’est un état d’esprit ». Même quand ils ont été obligés de fermer leurs magasins dans les grands hôtels, il a vite trouvé des solutions alternatives pour la survie de The Reader’s Corner. « Il y a dix ans, j’ai décidé de travailler avec des clients égyptiens sur la décoration de leurs maisons. J’ai appris l’art de l’encadrement de mon père, ça fait partie de la spécialisation de The Reader’s Corner, depuis 1976. Ceci nous sert quand le marché stagne, c’est notre bouée de sauvetage. Pourtant, c’est un art qui demande beaucoup de savoir-faire. L’encadreur doit comprendre les besoins du client et être en mesure de lui présenter plusieurs options et nouvelles idées », explique Chris, qui est aussi collectionneur d’art plastique. Il aime acheter des tableaux signés par les plasticiens qui passent par sa librairie, à la différence de leurs nationalités. Il en garde quelques-uns et vend d’autres à des prix abordables, dans son magasin. Car celui-ci offre une belle collection de reproductions et de lithographies qui décrivent l’Egypte et la Nubie, signées par l’artiste écossais David Roberts. En même temps, on y retrouve des toiles peintes par un Soudanais, un Grec, des Egyptiens, des jeunes talentueux de l’école des beaux-arts, etc. « Nous nous adaptons aussi aux nouvelles technologies, donc, nous avons recours à des sites d’impression en ligne, dédiés à la création de cartes postales aux idées novatrices. C’est une manière de remplacer les cartes de voeux classiques qu’on envoyait par poste », conclut Chris Mikaelian, très fier d’être toujours à la page l
Jalons
1950 : Naissance au Caire.
1972-1976 : Etudes d’anthropologie et de psychologie, à l’AUC.
1982 : Voyage en France et cours en design de mode.
Depuis 1983 : Patron-gestionnaire de la librairie The Reader’s Corner Bookshop.
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