L’hôte septuagénaire reçoit chaleureusement des amis, des étudiants universitaires et des passionnés de l’architecture et de l’art des tapisseries. Le paysage est d’une beauté paisible ; il raconte une histoire singulière. Le soleil caresse les lieux, et les oiseaux entament leur récital matinal. On se sent bien coupé du monde, dans cet environnement féerique. Loin des courses effrénées, des maux de la ville et des perturbations de la vie. Tout d’un coup, nous plongeons dans un décor champêtre, où s’alignent les voûtes et les coupoles des bâtiments en terre cuite. A l’aide de fils colorés, des femmes et des hommes ont appris, depuis leur enfance, à broder leurs rêves et à tisser des vies différentes sur leurs tapis. C’est le paradis « retrouvé » ? « Si vous voulez … ! », lance Ikram Nosshi, avec un grand sourire. « On habitait autrefois à Agouza dans une très belle maison, à une époque où ce quartier était encore beau et peu encombré. Mais, Suzanne et moi, nous avons décidé de déménager ici parce que c’est ici que nous nous retrouvons vraiment. En pleine nature, et à côté des ateliers », explique Ikram Nosshi, directeur du Centre artistique Ramsès Wissa Wassef, dont le visage n’est pas sans refléter une grande satisfaction. Dans ce paradis, les gens ne mènent-ils pas une vie comme les autres ? « Si, je crois. Nous nous levons tôt le matin. Suzanne donne à manger à ses animaux domestiques, avant le petit-déjeuner. Puis, chacun se livre à ses tâches quotidiennes. Suzanne se met à surveiller les femmes et les hommes tisseurs ; et moi à parcourir tout ce qui a un rapport avec l’architecture, ici ou ailleurs », indique-t-il sur un ton aimable, en saluant un des ouvriers de passage : « Bonjour Maallem ! (patron) ».
Nosshi est né à Alexandrie dans une famille éprise d’art et de culture. Sa mère était professeure d’économie ménagère, comme pas mal de femmes dans le temps. Elle faisait de la peinture, du canevas, etc. Son père, lui, était un ingénieur électrique très ouvert d’esprit, qui adorait la musique classique et avait l’habitude d’emmener sa famille aux spectacles de la troupe Réda pour la danse folklorique. « Mon père était un ami à Ramsès Wissa Wassef. Nous avions l’habitude d’échanger les visites et nous passions ensemble les vacances en hiver comme en été ».
Petit à petit, une histoire d’amour a réuni les jeunes Ikram et Suzanne. Ils avaient aussi attrapé la passion et les rêves de Ramsès Wissa Wassef, croyant fort en le projet qu’il avait entamé, dans ce petit village, pas loin des pyramides. « En 1973, nous nous sommes mariés. Et, en 1974, un mois après le décès de Ramsès, nous avons eu notre premier bébé à qui nous avons donné le nom de son grand-père maternel », souligne Ikram, en riant, « Ramsès II ».
Son rapport avec cet endroit magique remonte précisément à l’année 1962. « J’avais 12 ans à l’époque, j’étais très impressionné par le caractère de Ramsès. Une fois diplômé d’Angleterre, j’ai ressenti un penchant pour l’architecture, surtout en me rendant compte de l’importance de ce style créé par Ramsès, lequel convient avec le climat chaud. J’étais hanté par une même idée : c’est impossible de laisser tomber ce que Ramsès avait entamé. Ma passion pour l’architecture a commencé du coup à s’épanouir », souligne-t-il, avec beaucoup de respect pour son beau-père, un homme « de grande qualité ».
Le style architectural de Ramsès Wissa Wassef est distinct de celui de Hassan Fathi, un autre architecte de renom. Ce dernier s’est spécialisé dans les coupoles (partie concave du dôme) qui sont à l’origine romaines, alors que Ramsès a redonné vie à un style de construction purement égyptien, basé plutôt sur les voûtes (une construction conçue à l’aide d’un arc et ayant la forme d’un cylindre).
« Ramsès avait une grande qualité, qui consiste à revenir toujours aux origines. Ainsi, pour travailler les voûtes, il avait fait des recherches pour découvrir qu’une seule famille de la Haute-Egypte, établie à Kafr Al-Mahamid, continue à construire ce style particulier de voûtes : des voûtes nubiennes qui remontent à plus de 4 000 ans ». En 1940, il a alors convoqué des maçons de cette famille, pour bâtir une école dans le quartier de Masr Al-Qadima, c’est l’école Qasr Al-Chamaa, située aujourd’hui derrière le centre artistique Darb 17/18. Et pour préserver cette manière de construire, il a eu l’idée de fonder cet endroit, bâti entièrement dans ce style, et de transmettre ses concepts aux générations futures.
Ebloui à son tour par ce style de construction, Ikram Nosshi quitte l’ingénierie civile pour se vouer entièrement à l’architecture, notamment vernaculaire (une architecture d’inspiration populaire qui a développé et qui développe ses propres caractéristiques dans une région donnée, en utilisant des matériaux locaux et en donnant corps à une forme de construction traditionnelle). « C’est l’un des maçons, ayant déjà appris à construire ce style grâce à Ramsès, qui m’a enseigné la technique. J’en avais la théorie et lui la pratique. Nous avons établi, donc, une sorte de complémentarité. Et j’ai réussi à introduire quelques extensions pour élargir l’endroit, tout en adoptant le même style de Ramsès ».
En effet, l’histoire de cet endroit est imbriquée avec celle des propriétaires. Tout a commencé en 1952, lorsque Ramsès Wissa Wassef a essayé de prouver que l’art est inhérent à ce monde et qu’il peut s’épanouir en dépit de l’influence assourdissante de la production de masse qui, selon lui, a tué toutes sortes de créativité. Il a voulu prouver aussi que les enfants peuvent tous devenir des artistes, s’ils sont encouragés à pratiquer l’art et à vivre entourés d’autres artistes. De ce fait, il a acheté quelques feddans, ici, au village de Harraniya. « Son objectif, en fondant ce village artisanal, était de produire un art original, en retournant aux sources, en étant totalement indépendant de l’enseignement académique occidental », précise Ikram Nosshi. En 1952, un groupe de 15 filles et garçons est venu par curiosité découvrir ce que Ramsès était en train de faire, ce fut donc la première génération de tisserands. Ensuite, en 1960, un autre groupe les a rejoints pour faire de la poterie, du batik récemment introduit, ou faire également de la tapisserie. L’ingéniosité de Ramsès l’a amené à cultiver dans son jardin des plantes tinctoriales, c’est-à-dire des plantes permettant, grâce aux pigments contenus dans leurs fleurs, leurs feuilles, leurs racines, etc. de fabriquer les teintures dont il avait besoin pour les fils de tissage.
« Ramsès était un homme modeste, qui parlait peu, un sacré personnage très perspicace. De quoi lui avoir permis de découvrir ce qui distinguait une personne d’une autre », dit Ikram, citant tant d’histoires témoignant de cette aptitude à trier les Hommes, en ajoutant : « En travaillant sur les 129 verrières de l’église Maraachli à Zamalek, son chauffeur lui avait demandé s’il avait besoin d’aide. Ramsès a ressenti un don chez son chauffeur. Il lui a alors assigné plusieurs tâches, et à force de travailler, celui-ci est devenu un excellent verrier et a quitté son travail de chauffeur ».
Une autre histoire qui témoigne de sa capacité à découvrir la vocation des gens est celle des tisserands de Harraniya. Ces derniers n’avaient aucune idée sur le tissage. Certains étaient analphabètes, et ne savaient même pas tenir un crayon pour dessiner. Pourtant, ils ont réussi à développer un artisanat artistique, en produisant des tapisseries d’une grande notoriété. Vers la fin des années 1960, le Centre Ramsès Wissa Wassef était bien connu dans de nombreux pays et s’était transformé en un endroit visité par les touristes.
La particularité de cet endroit réside surtout dans le fait d’être le fruit d’une expérience créative exemplaire sinon utopique, liant plusieurs dimensions. D’abord, il y a la dimension contextuelle où l’architecture reflète une identité purement égyptienne. La terre cuite, mélange d’argile et de sable, les voûtes ; bref, l’ensemble favorise un environnement écologique propice au travail. Ensuite, il y a la dimension sociale, car le centre regroupe les membres de 35 familles dont la vie dépend de la tapisserie. Chaque tapissier touche 30 % du prix de son oeuvre, et les 70 % qui restent sont consacrés au centre, pour couvrir ses dépenses dont entre autres les matériaux nécessaires. Et enfin, il y a la dimension artistique qui garantit la survie du lieu. « Entre 1970 et 1985, il y avait une centaine d’ateliers qui imitaient les tapis du Centre Ramsès Wissa Wassef. Où sont-ils aujourd’hui ? On est toujours présents parce qu’on fait du travail unique, même si après la Révolution du 25 Janvier 2011, les ventes ont été affectées, mais le travail s’est poursuivi, malgré tout. Chaque année, les tisserands tapissiers produisent entre 55 et 60 tapis, dont 10 sont sélectionnés pour être ajoutés à la collection permanente », précise le gérant du centre.
Que représente celui-ci pour Ikram ? « C’est la vie simple. A la fois, le pur et le parfait. C’est justement le miroir de la personnalité de Ramsès qui avait la conviction que ces gens humbles peuvent refléter ce qu’ils ont en tête à travers des fils, dans un esthétisme indéniable et un environnement accueillant ». Mais les tisserands n’ont-ils pas changé ? « Les tisserands que nous avons aujourd’hui font partie de la deuxième génération introduite en 1974, lesquels étaient surveillés par Suzanne. Ils étaient à l’époque des enfants entre 8 et 10 ans, qui jouaient avec nos enfants dans le jardin. Ils ont grandi et ont vécu toutes les horreurs du changement social : Harraniya n’est aujourd’hui ni une ville, ni un village ; mais plutôt un endroit où les habitants sont cloîtrés dans des blocs en ciment, sans avoir accès ni au soleil, ni à l’air », s’insurge Ikram en regardant les tours « féroces » avoisinantes, qui semblent avaler cet endroit paradisiaque.
Jalons
1950 : Naissance à Alexandrie.
1970-1974 : Diplôme en ingénierie civile de Portsmouth Polytechnic, Hants, Angleterre.
1973 : Mariage avec Suzanne Wissa Wassef.
1974 : Mort de Ramsès Wissa Wassef et début de son travail au Centre Ramsès Wissa Wassef.
De 1986 jusqu’à présent : Directeur du Centre artistique Ramsès Wissa Wassef.
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