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Yasmine Sarwat : La magicienne des mots

Naguib Mahfouz Naguib, Mardi, 23 février 2021

Maître de conférences à la faculté de pédagogie de l’Université d’Alexandrie, Yasmine Sarwat a un pied dans l’enseignement et un autre dans la création littéraire. Elle se nourrit de culture, au sens large du terme.

Yasmine Sarwat

Née à Rome d’une mère italienne et d’un père égyptien, Yasmine Sarwat porte les gènes de deux anciennes cultures méditerranéennes. A l’âge de cinq ans, sa petite famille, installée alors en Italie, décide de rentrer en Egypte. « Je me souviens de tout : notre appartement là-bas, ma crèche, nos rassemblements avec les oncles, tantes et cousins, les soirées de Noël et les cadeaux sous le sapin, les longues promenades avec mon grand-père à qui j’étais très liée … J’ai eu une enfance très heureuse marquée par la solidité des liens familiaux et l’amour infini qu’on avait les uns pour les autres. Et de ce fait, je n’ai jamais quitté l’Italie », se souvient la maître de conférences au département de français à la faculté de pédagogie de l’Université d’Alexandrie.

Après avoir obtenu son baccalauréat égyptien en 1990, section lettres, elle rejoint le département de langue et de littérature françaises de la faculté des lettres, c’était pour elle une évidence. Car elle allait enfin se débarrasser des autres matières qu’elle n’aimait pas pour se pencher uniquement sur la langue française et les études littéraires qu’elle affectionnait tant. Elle ne pouvait rêver mieux ! « Ceux qui n’aiment pas la littérature ou ceux qui ne s’intéressent pas aux sciences humaines ont tendance à se demander à quoi bon s’intéresser à des textes, à des auteurs, à des courants littéraires ou artistiques, comment des études purement abstraites pourraient servir à quelque chose ? Ils ne savent pas ce qu’ils perdent ! Ils ne se rendent pas compte que l’épanouissement d’une société commence par l’épanouissement de l’être humain et que pour se construire, l’être humain a besoin de se cultiver, de réfléchir, d’admirer, d’analyser, de s’interroger, de questionner, de douter, de bousculer … », souligne-t-elle.

Durant les quatre années du 1er cycle universitaire, elle s’est épanouie aussi bien sur le plan académique que sur le plan humain. « J’ai appris qu’une petite phrase pouvait cacher en soi tout un monde, qu’un texte est constitué de dit mais aussi de non-dit. Durant cette période, j’ai lu une infinité de livres et découvert de nombreux auteurs. J’ai développé ma passion pour l’écriture étant donné que le système du département était basé sur la recherche, les dissertations et la créativité », ajoute-t-elle, en expliquant comment elle a profité de ses études en littérature pour développer sa passion pour l’écriture.

Cependant, elle n’avait jamais pensé qu’elle allait entreprendre une carrière universitaire, non pas parce qu’elle n’aimait pas l’enseignement, mais parce qu’elle a toujours appréhendé les contraintes pouvant freiner sa liberté. « Je n’ai jamais été trop studieuse, je ne bossais pas dans le but de devenir assistante, mais bon, c’était écrit … », lance la maître de conférences alexandrine.

Diplômée en 1994 avec mention générale Très Bien, son projet de fin d’études portait sur l’art impressionniste de Pierre Loti dans Pêcheur d’Islande. Puis, elle a tout de suite effectué son master sur Alfred de Musset, le grand poète du XIXe siècle. La période d’études supérieures a marqué un tournant dans sa vie. Car à travers la recherche académique, elle a appris à mieux se connaître et à se rendre compte de ses propres capacités. « A travers les grands auteurs, on se découvre soi-même et d’ailleurs, il existe toujours un lien entre le chercheur et le corpus de sa recherche, parfois c’est inconscient et parfois fort évident », dit-elle. Et de poursuivre : « J’avais comme le pressentiment que notre relation ne faisait que commencer, et ce fut vrai. Car j’ai travaillé dessus pendant six ans, jusqu’à soutenir mon mémoire en 2003, sous le titre de : Multiplicité et convergence des genres littéraires dans La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset ».

Pour le doctorat, elle a choisi plutôt un romancier, Pierre Loti, qu’elle avait découvert vers ses quinze ans dans la bibliothèque de sa mère : « J’avais été carrément séduite par son style et par les émotions déclenchées par son oeuvre ». Sa thèse, soutenue en 2011, avait pour titre L’Illusion créatrice chez Pierre Loti.

On lui a souvent dit que son style ressemble à celui de Loti. Elle en était flattée. « Je suis pour la simplicité, les phrases qui disent beaucoup avec peu de moyens. J’aime la fluidité, je n’ai jamais pu supporter les phrases compliquées et les mots lourds. C’est probablement dans ce sens que mon style a des affinités avec celui de Loti ».

Parallèlement à ses études littéraires, elle a suivi une formation de trois ans par correspondance avec l’Université Stendhal de Grenoble pour développer ses compétences d’enseignante, étant donné qu’elle avait été nommée assistante à la faculté de pédagogie. Cette formation lui a permis d’obtenir d’abord une licence Français Langue Etrangère (FLE), ensuite une maîtrise FLE. C’est une formation assez différente de celle qu’elle avait reçue à la faculté des lettres, mais fort pertinente, ce qui lui a permis d’acquérir des bases solides pour faire carrière d’enseignante.

Yasmine Sarwat a toujours voulu associer enseignement et créativité : « J’aimais l’enseignement et étant fille d’un professeur universitaire, j’ai toujours baigné dans cet univers. Mon père m’a inculqué le plaisir de la recherche académique et le respect de l’enseignement universitaire. Je me suis finalement rendu compte que j’avais des choses à dire et à transmettre, et l’enseignement permet cette interaction et cet échange ».

L’enseignement est avant tout une vocation, mais l’expérience compte énormément. Lorsqu’elle a intégré le département de français de la faculté de pédagogie en tant qu’assistante, en 1996, elle a découvert un monde « parallèle » très riche avec un corps enseignant très compétent et très sérieux. « J’ai tout de suite apprécié l’esprit de famille et de solidarité qui y règne et je me suis sentie à l’aise. 24 ans plus tard, je me sens chez moi. Notre département a énormément évolué au fil des années ». Et d’ajouter : « Le métier d’enseignant est passionnant, mais altéré par la bureaucratie du système éducatif égyptien et par la pauvreté des moyens. J’aime mes étudiants, je les respecte, je les comprends, je les apprécie, et je crois qu’ils me le rendent bien. On a d’excellents rapports : je leur apprends des choses, et ils m’en apprennent aussi ».

Quant à sa passion pour l’écriture, elle s’est manifestée dès son plus jeune âge. Déjà en primaire, son cours préféré était celui de la rédaction. Elle éprouvait un grand plaisir à écrire et ses professeurs en étaient conscients. « Ma première grande émotion fut en 6e primaire lorsque mon prof de français, en me rendant ma copie et après m’avoir longuement félicitée, m’a dit qu’elle avait lu ma rédaction comme celle d’une étudiante du cycle secondaire tellement elle l’avait appréciée », se souvient-elle.

Pendant longtemps, elle a écrit des poèmes, certains très légers et d’autres plus profonds, en s’inspirant des détails de la vie quotidienne parfois insignifiants mais qui évoquaient, pour elle, un souvenir ou une émotion. Elle avait également commencé à écrire des textes en prose après avoir obtenu sa licence. Il était souvent question de récits, souvent autobiographiques, de petits contes, d’essais et de textes d’introspection. « J’en ai écrit beaucoup et aujourd’hui encore, ils gisent dans mes tiroirs ou sont archivés sur mon ordinateur, sans jamais essayer de les publier. Un peu par paresse, un peu par scepticisme quant à l’intérêt que ça pourrait susciter chez le public égyptien, de moins en moins francophone, de moins en moins lecteur », avoue Yasmine Sarwat, qui se dit très attachée à la culture française. « Je suis officiellement italo-égyptienne, mais je suis aussi un peu française … Lorsqu’on a baigné dans la culture d’un pays pendant toute une vie, il est normal de se l’approprier un peu ».

De ses séjours en France, elle nous transmet ses découvertes et ses expériences qui ont beaucoup enrichi sa vie et sa carrière : « Assister à des pièces de théâtre, à des concerts, des festivals, découvrir des chefs-d’oeuvre artistiques ignorés par les manuels et par les programmes d’études, interagir directement avec la société française, émerger dans les méandres des bibliothèques, consulter les documents rares et anciens, les manuscrits, les documents protégés, assister à des cours, à des conférences, se rendre sur place ; tout cela est inestimable ».

La quarantaine, elle a remporté quelques prix littéraires, lui assurant qu’elle est sur la bonne voie. Paroliers du monde était un concours organisé par un site spécialisé en poésie, qui propose chaque année un concours international selon des critères définis, et en 2018, on avait consacré le concours aux textes de chansons selon un thème déterminé. Yasmine a envoyé un texte qu’elle avait déjà écrit et elle a eu la surprise et la satisfaction d’obtenir le 1er prix « Senior ». Elle a eu néanmoins le grand regret de ne pas pouvoir se rendre sur place, à Montpellier, pour recevoir son prix pour des raisons familiales, sa maman étant gravement malade à l’époque.

L’académicienne a également obtenu le 1er prix dans un concours organisé par la Bibliotheca Alexandrina, en 2011. C’était un concours organisé par la bibliothèque francophone dirigée à l’époque par Nazly Farid. Il avait pour thème la Révolution égyptienne de 2011 et il fallait rédiger un texte en prose à partir de dix mots proposés par les organisateurs. Et en 2017, elle a composé des vers en hommage aux victimes des actes terroristes de Saint-Denis et du Bataclan, et les a postés sur un forum de poésie, alors ils furent choisis pour être affichés pendant longtemps dans le mémorial du Bataclan à Paris.

« L’écriture me procure un plaisir inégalable ; pour moi, c’est une nécessité. C’est à travers l’écriture que je parviens à m’exprimer le mieux, à mettre des mots sur des émotions souvent incomprises ou négligées. Je me découvre en écrivant, tout comme je découvre les autres et des aspects de la vie qui, dans la routine et la banalité du quotidien, ont tendance à m’échapper. L’écriture est une thérapie, un voyage initiatique, une aventure, sans parler de l’euphorie de voir une page blanche prendre vie et une vide se remplir d’émotions et de vécu. Jongler avec les mots, les manier, les toucher presque, en leur insufflant une âme … C’est magique ! ». Et d’ajouter : « Je pense sincèrement que ce monde de plus en plus matérialiste a besoin d’un peu plus de poésie. On est aspiré par la vitesse et le rythme infernal du quotidien : boulot, études, examens, projets, argent, concurrence, défis, embouteillage, courses effrénées. L’essence humaine — tout ce qui fait notre richesse et qui donne un sens à la vie — est fatalement mise de côté. On a besoin d’écrivains et de penseurs beaucoup plus que l’on imagine, une société qui néglige le patrimoine humain et qui se base uniquement sur le développement matériel est une société malade et stérile. L’être humain vient avant ; si on le robotise, on passe à côté de la vie, de la vraie vie ». Et pour ne pas passer à côté de la vraie vie, Yasmine Sarwat continue à lire et à écrire, à puiser dans sa mine d’or pour explorer de nouveaux horizons et surtout extérioriser des émotions enfouies ou refoulées. C’est son moyen extraordinaire d’expression et de communication avec le monde qui l’entoure.

Jalons

1972 : Naissance à Rome.

1977 : Retour de sa famille à Alexandrie.

1994 : Licence ès lettres, section française, de l’Université d’Alexandrie.

1996 : Assistante au département de français à la faculté de pédagogie de l’Université d’Alexandrie.

1998 : Maîtrise FLE à l’Université Stendhal, Grenoble II.

2003 : Master sur Multiplicité et convergence des genres littéraires dans La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset.

2004 : Maître-assistante.

2011 : Doctorat sur L’Illusion créatrice de Pierre Loti.

2012 : Maître de conférences.

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