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Emanuel Maken : Quand l’art se mêle à la piété

Névine Lameï, Dimanche, 25 octobre 2020

Moine franciscain de l’église Saint Antoine de Padoue à Daher, au Caire, père Emanuel Maken est un ecclésiastique engagé, mais aussi un artiste peintre. L’homme est au centre de ses préoccupations. Il vient d’exposer à la galerie Art Corner à Zamalek.

Emanuel Maken
(Photo:Mohamad Moustapha)

Documenter la grande histoire de l’Ordre fran­ciscain et les missions de ses frères religieux, issus d’un groupe appelé « Frères mineurs », et en même temps se consacrer à la prédication de l’Evan­gile et au service des pauvres. C’est le travail que fait, avec une grande patience, minutie, un amour et savoir-faire, le prêtre et moine fran­ciscain, père Emanuel Maken, res­ponsable du bureau des archives des Frères franciscains en Egypte, qui siège à l’église Saint Antoine de Padoue dans le quartier de Daher, au Caire.

Dans cette église catholique, construite dans le style gothique ancien, père Emanuel s’occupe de tâches variées depuis août 1998 : président de l’église, son directeur financier, serviteur de la liturgie de la messe, archiviste… Le tout est guidé par une vocation franciscaine précoce qui l’engage à observer l’Evangile, à vivre dans la prière, la joie, l’obéissance, la pauvreté, la prédication, la simplicité et la chas­teté évangélique, et ce, depuis l’âge de 17 ans. Moine, mais aussi artiste peintre, père Emanuel Maken vient d’exposer à la galerie Art Corner, à Zamalek, sous le titre de Emotions. Pour lui, l’art et le religieux sont liés, tant qu’il s’agit de servir l’être humain. « Il faut comprendre cet objectif missionnaire franciscain, qui incite ses frères à s’occuper d’un travail honnête, chacun selon ses capacités, ses goûts et ses besoins. Saint Benoît a dit : L’oisiveté est l’ennemie de l’âme. A l’image de saint François d’Assise (1181-1226), fondateur de l’Ordre des Frères Mineurs (OFM) ou l’Ordre francis­cain dans l’Italie du XIIIe siècle, j’ai choisi de faire de la peinture, à côté de mon travail pastoral, com­munautaire et missionnaire. Le pre­mier art, pour un moine débutant qui doit avoir la vertu de la patience, c’est d’apprendre à prier. Et comme dans la vie religieuse, il y a des temps consacrés au travail, j’ai repris mon goût inné pour l’art de la peinture », déclare père Emanuel Maken. Et d’ajouter : « Qu’un moine soit un peintre, cela n’est ni une honte ni un tabou. L’art accentue la beauté de la nature que Dieu a créée. Ma vie de moine dure, austère et pleine de charges ne m’empêche pas de vivre ma pas­sion de la peinture. A côté de la prière, l’art n’est qu’un moyen de communiquer avec les autres les valeurs de l’amour et de la paix. Ceci dans un monde qui dévalorise de nos jours, avec beaucoup d’égo­ïsme et d’indifférence, la vie de communauté, de service, de par­tage, d’abnégation, de sacrifice et de dévotion ».

Ses 33 peintures en acryliques, exposées à la galerie Art Corner, reflètent un panel d’émotions humaines. « Mes peintures ont été travaillées au temps du Covid-19, un virus qui a affecté et bouleversé le monde entier. Des peintures qui traduisent des ennuis humains pen­dant le confinement, cause de beau­coup d’inquiétude, d’angoisse, de tristesse, d’embarras, d’oisiveté, de solitude, etc. », affirme père Emanuel. Voici sur ses peintures, une personne rongée par les soucis, une autre en état de perplexité, une troisième le sourire aux lèvres et une quatrième en attente... « Mes contacts avec les fidèles de l’église, dans les confessions et les ren­contres après les messes, m’ont mis au contact avec un tas de malheurs, de soucis et de problèmes humains : trahison, perturbation, désobéis­sance, incompréhension. C’est vrai que je suis un moine qui ne sort pas beaucoup de l’église, mais en même temps, je suis avant tout une per­sonne qui ne vit pas isolée de la société », déclare père Emanuel.

Dans sa maison parentale, comme dans son école des coptes catho­liques, à Sohag, père Emanuel Maken était un talentueux peintre dès sa tendre enfance. C’est un pas­sionné des couleurs, de la densité des ombres et du jeu des lumières. En 2006, il fréquente l’Académie des beaux-arts de Florence, en Italie. « Je suis un peintre classique et réaliste. Je représente ce que je vois. Mes peintures aux représenta­tions objectives du monde rejettent l’imaginaire », souligne-t-il.

Membre de la Société nationale des beaux-arts du Caire, il a l’op­portunité d’exposer à un large public, en dehors de l’église. Ainsi, il a exposé ses oeuvres à l’Opéra du Caire et au centre Al-Guézira des arts à Zamalek en 2015. Deux ans plus tard, son exposition intitulée « Conditions humaines » s’est tenue à l’Atelier du Caire. « Je suis toujours préoccupé par l’homme. A l’Atelier, mes peintures figuratives convient leur récepteur à porter un regard de compassion sur le pauvre, l’orphelin, le sans-abri, le malade, le solitaire, l’isolé et le négligé. J’ai voulu faire une exposition à caractère humanitaire, capable de transformer un coeur de pierre en un coeur de chair », affirme père Emanuel.

Ses multiples peintures décorent les églises catholiques: Sainte Rita d’Alexandrie, Saint Antoine de Padoue de Backus, et de Daher au Caire.

Nombreuses sont ses expositions tenues dans des établissements franciscains en Egypte: l’église des Franciscains à Assiout (1997), l’Institut ecclésiastique des Franciscains à Guiza (2000), l’église Notre Dame du Carmel à Boulaq (2012). « Peu sont les fidèles de l’église qui achètent des peintures religieuses. Acquérir une peinture en huile coûte cher, contrairement à une simple photo », indique père Emanuel. « Je suis une personne qui n’aime pas perdre son temps à rien faire. Très occupé au quotidien par les tâches de l’église de Daher, mon temps me coûte cher. Cela fait 15 ans que j’ai pour mis­sion d’archiver tous les documents de l’Ordre franciscain de l’histoire. Ceci nécessite un travail de recherche et de documentation bien assidu et régulier. Il faut collecter les documents dans les différents établissements, instituts et églises franciscains, en Egypte et à l’étran­ger. Archiver l’histoire des Franciscains est un éclaircissement qui mérite d’être accentué au profit des nouvelles générations », déclare père Emanuel, auteur d’un livre de deux tomes sur l'histoire de la mission franciscaine en Egypte et un autre sur les Fransiscains pion­niers en Egypte. Il a écrit un ouvrage en arabe sur la vie de saint Antoine de Padoue, en célébration du cente­naire de son église à Daher. De plus, il est le fondateur du magazine franciscain annuel Message de vocations.

Ordonné prêtre en 1968 à l’église des Franciscains à Assiout, père Emanuel, ou Kamil Maken, explique le choix de son nom reli­gieux: « J’ai choisi le prénom d’Emanuel qui, en hébraïque, signifie Dieu est avec nous. Ce pré­nom est fêté le jour de Noël car c’est le surnom donné au Messie par le prophète Isaïe ».

Né en 1943, à Kom Gharib au gouvernorat de Sohag, en Haute-Egypte, Kamil Maken est le fils d’un pédagogue directeur de l’école des coptes catholiques de Sohag. Sa famille catholique pratiquante, Al-Masraï, inculque à son fils aîné les principes d’une vie pieuse. « Mon père, diacre à l’église de la Vierge Marie des coptes catho­liques de Sohag, m’amenait tou­jours avec lui, pour assister à toutes les messes. Déjà, à l’âge de 10 ans, mon père m’envoyait au Séminaire des Franciscains à Assiout, en 1953. Selon les cou­tumes de la Haute-Egypte, le fils aîné doit être voué à Dieu », précise père Emanuel.

C’est au couvent du Séminaire des Franciscains à Assiout qu’il fait des études assidues et très discipli­nées, de 1953 à 1958, avec des enseignants prêtres franciscains ita­liens. « A l’âge de 21 ans, lors de mon service militaire, je devais choisir soit de continuer ma vie au couvent, ou de mener une vie sécu­lière. J’ai choisi de suivre le chemin de saint François d’Assise, un jeune homme qui, bien qu’issu d’une riche famille marchande de la bourgeoisie urbaine, a fini par mépriser la gloire, la richesse, et cultiver la soif de Dieu. Saint François s’est approché des misé­reux et des mendiants », affirme père Emanuel qui a 52 ans de prê­trise. Au Séminaire franciscain oriental, à Guiza, il fait des études théologiques. C’est là aussi que père Emanuel a étudié les langues, l’histoire et la géographie, la philo­sophie, la Bible, la liturgie, etc.

Vivre pour les gens et avec eux est un don qui n’est pas étrange à un fidèle de l’Ordre des Franciscains. « Les Franciscains incarnent la présence de Jésus au milieu des hommes. Les Franciscains s’appellent frères entre eux, même si plusieurs sont aussi prêtres », explique père Emanuel, également historien qui aime étudier l’histoire de son pays et du monde. « L’histoire est une science humaine et sociale. L’histoire m’intéresse qu’elle soit religieuse, politique ou sociale. J’aime lire les textes basés sur des faits réels ou qui parlent de person­nalités qui ont marqué l’Histoire ». Il lit Anis Mansour Al-Khalédoun Méä Aazamhom Mohamad (les immortels sont une centaine, le plus grand d’entre eux est le prophète Mohamad). D’ailleurs, la biblio­thèque de son bureau, à l’église Saint Antoine à Daher, regroupe une panoplie de livres. On y trouve des ouvrages d’Al-Makrizi, de Ali Moubarak, d’Al-Gabar­ti, et une immense ency­clopédie de l’art… Sur les murs de son bureau est accrochée l’une des peintures les plus chères à son coeur. Datant de 2009, elle montre saint François d’Assise et le roi ayyou­bide Al-Kamel, dans un sincère dialogue, pendant les Croisades. « Voici un véritable dialogue isla­mo-chrétien, exemplaire. Un dialo­gue né des valeurs de la paix et de l’amour. Selon l’histoire, François d’Assise est venu en personne en Egypte en 1219. A Damiette, le saint a rencontré le sultan ayyou­bide Al-Kamel qui admira sa per­sonnalité, sa simplicité et son cou­rage. Il l’accueillit pendant quelques jours, et lui offrit un cer­tain nombre de présents. Al-Kamel a autorisé aussi François d’Assise à visiter les Lieux Saints et à prê­cher dans les quatre coins du pays. En Egypte, à cette époque-là, le nombre des Franciscains égyptiens a augmenté, leur communauté s’est développée graduellement pour devenir en 1962 une congrégation indépendante », conclut père Emanuel Maken .

Jalons

1943 : Naissance à Sohag, en Egypte.
1960 : Ordonné moine de l’Ordre franciscain.
1968 : Ordonné prêtre à l’église des Franciscains, à Assiout.
2006 : Diplôme d’art de l’Académie des beaux-arts de Florence, en Italie.
2018 : Exposition Fleurs et arbres, à l’Opéra du Caire.
Octobre 2020 : Emotions, exposition à Art Corner.

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