La ville, son côté urbanistique, notamment ses bidonvilles et ses immeubles, parfois irréguliers et choquants, son rapport à la mémoire collective, ce sont tous des éléments qui préoccupent l’art de Amr El-Kafrawy. D’ailleurs, Le Caire, surtout ses quartiers informels, lui ont inspiré son exposition actuelle, intitulée Ring Road. Saisie d’en haut, selon une vue panoramique, cette veine centrale qui lie les grands axes routiers de la mégalopole est d’une grande ambiguïté. L’artiste la dépeint à l’aide d’un jeu d’ombre et de lumière, formant une vision floue, brouillardeuse et poussiéreuse. « Cette voie périphérique de circulation rapide, construite au profit des nouvelles villes, aux alentours du Caire, est le meilleur chantier routier capable d’exprimer le stress de la capitale et ses mutations, à travers le temps. Sans verdure, ni espace pour respirer, il y a malheureusement des bidonvilles fortement peuplés qui se développent à ses bords, marqués par des logements insalubres sans planification. Eliminer les bidonvilles, c’est lutter contre la pauvreté urbaine », souligne Amr El-Kafrawy, dont les dernières oeuvres tentent de simuler les décombres d’un présent vague et confus. Il y garde quand même les traces d’un passé nostalgique, les restes de quelque chose de beau et de poétique.
Il use de papiers recyclés, de photos retouchées. Il a recours aussi à des dessins à l’encre de chine, aux collages, à des oxydes pour donner l’effet poussiéreux, à des pigments naturels d’ocre et de gris. Et ce, pour ressusciter le mystère du Caire, son côté mélancolique. Le moins beau à voir, c’est-à-dire les bidonvilles, il leur attribue une forme vague et déformée. Et l’ensemble est sujet à une typographie à technique d’impression numérique laser. « Le beau réside dans la texture des photos, faisant appel à un monde vieux et usé, éteint et oublié, le monde d’une belle Egypte, celle d’avant la Révolution de 1952. L’intensité lumineuse de la couleur grise émet une certitude et une stabilité. J’essaie de rendre à mon pays sa beauté, d’effacer sa tristesse », précise El-Kafrawy.
Son appareil photo en main, il passe de longues journées à observer l’autoroute et ses quartiers champignons. Il les prend en photo, sous de différents angles; il se voue entièrement au paysage, il se laisse aller avec cette expansion urbaine, qui est le résultat d’événements politiques et sociétaux. « Cela me permet de parcourir les dernières soixante-dix ans vécus en Egypte, de résumer l’expérience républicaine qui a échoué à atteindre ses buts. Pour moi, le pays a connu son âge d’or sous la monarchie : un rayonnement culturel, un foisonnement intellectuel, des échanges scientifiques, une industrie du cinéma, etc. », estime El-Kafrawy. Et d’ajouter: « Ma ville est devenue sauvage; elle ne laisse indifférent, mais on est vraiment marqué par son influence. Le sauvage représente cette part de nature et de liberté perdue, pourtant indispensable à la ville, pour reconquérir son humanité. Mon travail cherche à permettre à la ville démesurée et incontrôlée, délabrée et abandonnée à son sort, de se réinventer ».
El-Kafrawy a quitté l’Egypte en 2017 pour s’installer au Canada avec son épouse, l’artiste-peintre Marwa El-Shazly, et leur fille Hana. Et ce, après avoir décroché la bourse Dave McGary, de l’Université Concordia, à Montréal. Il vient d’ailleurs d’obtenir un master en Fine Art, en mai 2020. « Pour terminer ma formation à l’Université Concordia, il faut tenir une exposition au mois d’avril prochain. Elle aura lieu à la prestigieuse salle Fofa, à Montréal, avec la participation d’un collègue français qui présente un travail d’animation; tandis que moi, je montre des gravures. Notre exposition a pour titre Mémoires futuristes. Nous essayons d’imaginer le monde futur, sous l’influence des épidémies, de la pollution, etc. », indique El-Kafrawy. Et de poursuivre: « En Egypte, nous sommes fort liés à nos familles et à nos amis, ça consomme beaucoup de temps. A l’étranger, je pouvais vraiment travailler à plein-temps et J’en avais grand besoin ».
Actuellement professeur d’art à l’Université Concordia, il vient de rentrer en Egypte, il y a environ dix jours, pour le vernissage de Ring Road, après six ans d’absence de la scène artistique égyptienne. En 2014, il avait tenu l’exposition Comme un mirage à la galerie Machrabiya, où il s’attaquait également aux bâtiments cairotes, mais cette fois-ci flambant neufs et minables, tout en leur collant des photos anciennes de belles femmes élégantes. « Ces dernières sont celles qui habitaient Le Caire dans les années 1950 et 1960. J’ai acheté ces images chez un collecteur de vieilles photos, prises dans des studios de photographie tenus par des Grecs et des Arméniens. A savoir studios Bella, Andro, Albern, Garo, lesquels dataient de 1890 et ont fermé leurs portes depuis plusieurs années », explique El-Kafrawy, qui est le fils de Saïd El-Kafrawy, célèbre écrivain de la génération des années 1960.
« Ces années étaient d’une extrême richesse culturelle et sociale, celles de la jeunesse de mon père qu’il me racontait matin et soir. Je les considère comme la plus belle époque contemporaine. Pour ce, j’aime la représenter dans mon art. Il suffit de citer la présence littéraire de Naguib Mahfouz et de Taha Hussein. La radio et la télévision étaient en effervescence. Les droits individuels étaient plus respectés. Aucun pays, aucune civilisation, ne peut aller de l’avant sans liberté. Je ne parle pas politique, je ne suis qu’un artiste, mais aussi un citoyen préoccupé par les problèmes de son pays. Mon travail soulève essentiellement la question: Qu’est-ce qui a amené les Egyptiens à être dans cet état de distorsion ? ».
El-Kafrawy partage avec son père presque les mêmes goûts et les mêmes intérêts. Le père s’intéresse, dans ses écrits, au village et à la rue égyptienne, et le fils s’intéresse aux conditions urbaines de la ville. « Mon père est un fidèle à l’idée de la modernité triomphante, au nassérisme et au grand rêve national. Néanmoins, il n’a pas tardé à se rebeller contre ce rêve, étant donné sa grande déception, notamment après la défaite de 1967 », avoue El-Kafrawy qui affiche son appartenance à la génération de la Révolution du 25 janvier 2011. « J’avais 29 ans, un jeune en révolte contre le pouvoir de Moubarak, qui a dépourvu le pays de tout espoir. La Révolution du 25 Janvier a fait en sorte que les Egyptiens aient conscience de leur droit à la liberté et à la dignité », déclare-t-il fièrement.
Né en 1980 dans le quartier d’Héliopolis, autrefois habité par une bourgeoisie cosmopolite, El-Kafrawy était plutôt considéré comme un fauteur de troubles, à l’école Saint-Georges. Toujours passionné par le dessin, le collégien aimait créer des magazines illustrés, qu’il vendait à ses collègues. « Très lié à Héliopolis, je n’arrivais pas à m’en sortir. Notre maison était constamment fréquentée par des écrivains, des artistes et des intellectuels de tout bord. Des amis à mon père. L’aquarelliste Adli Rizkallah venait nous rendre visite lorsque j’avais 8 ans. Je jouais dans son atelier, toujours à Héliopolis. Mon père m’emmenait également aux cafés du centre-ville. C’est là où j’ai fait la connaissance du grand peintre Salah Enani », raconte Amr El-Kafrawy qui puisait dans l’immense bibliothèque de son père, lisant Youssef Idris, Robert Wangermée et Milan Kundera. « Youssef Idris est pour moi l’homme de tous les paradoxes. Il pousse ses personnages à méditer sur des questions relatives à la société, aux valeurs morales, en se libérant des contraintes de l’art narratif », précise El-Kafrawy qui aime lui aussi transgresser les règles de l’ordinaire, de l’académique et du classique.
Un jour, Amr El-Kafrawy se déplace avec ses parents, quittant Héliopolis pour habiter au mont Moqattam. En 1999, il commence ses études aux beaux-arts, de l’Université de Hélouan. « Obéir aveuglément aux règles académiques révèle un manque de talent et d’originalité. Il faut avoir des idées créatives et être capable de défendre une cause », affirme-t-il. A l’époque, le centre-ville cairote a connu quelques grands événements artistiques, tel le festival Al-Nitaq, organisé par plusieurs galeries. « J’aimais passer d’agréables moments avec des amis artistes aux cafés du centre-ville, contemplant ses édifices et ses passants. Actuellement, ce n’est plus la même ambiance. Ce qui m’intéresse davantage c’est Le Caire islamique qui conserve toujours sa splendeur et son authenticité ».
En 2007, il obtient une bourse d’échange académique pour étudier le design des posters, à l’Université de Varsovie, en Pologne. El-Kafrawy ne se lasse jamais, il correspond toujours avec des universités ou autres entités, pour effectuer des résidences artistiques et des stages de formation, etc. « J’aime voir ailleurs, visiter des musées d’art, notamment en Europe. Un jour, j’ai vendu la voiture que mon père m’a offerte pour aller à Paris, c’était en l’an 2000. Je trouvais un grand plaisir à visiter le centre Georges Pompidou et à visionner des documentaires sur Picasso, Matisse, Jacques Matti.... YouTube n’existait pas encore », raconte Amr El-Kafrawy, qui a exposé en Espagne, en Allemagne, en Suisse et au Maroc.
Entre 2005 et 2007, il travaille à la société Eqonox, au Caire, et crée des designs graphiques. « De tout temps, j’ai fait des couvertures de livres des romans de Naguib Mahfouz, Yéhia Haqqi, Ihsane Abdel-Qoddous, Ibrahim Aslane … ». L’artiste cite ensuite les couvertures de livres les plus chères à son coeur : Les Mille et une nuits (aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya), Le Dictionnaire des proverbes populaires d'Ahmad Amin, Hawliyate de Naguib Mahfouz, Zébeida Wal Wahch (Zébeida et le monstre) de Saïd El-Kafrawy, Lahzette Tarikh (un moment historique) de Mohamad Al-Makhzangui, Moqtanayate West Al-Balad (les richesses du centre-ville) de Mekkawi Saïd, les oeuvres complètes d'Ahmad Al-Mazni et de Abdel-Hakim Qassem. « En peinture, je crée ce que j’aime, je ne fais qu’à ma tête, sans restriction aucune. Alors que pour les couvertures de livres, on est conditionné par le marketing, l’avis de l’écrivain etc. Le gain matériel m’importe peu », assure-t-il.
Sa bourse à l’Université Concordia une fois terminée, il reviendra au Caire. « Au Canada, tout est ponctuel, bien ordonné, propre… cela me gêne, quelque part. Je ne suis pas habitué à ce mode de vie froid et rigide. J’ai besoin d’un peu de chaos pour me sentir dans mon élément. J’ai besoin de la chaleur de mon pays natal », conclut l’artiste .
Jalons
1980 : Naissance au Caire.
2005 : Lauréat de la 16e édition du Salon des jeunes, tenue au Palais des arts.
2007 : Exposition Niqate Sawdä (points noirs), à la galerie Artellewa.
2010 : Exposition Sokkar Mazboute (sucre exact), à la galerie Al-Markhiya, Qatar.
2014 : Exposition Mesle Al-Sarab (comme le mirage), à la galerie Machrabiya, Le Caire.
Lien court: