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Karma Sami : S’ouvrir à l’Autre

May Sélim, Mercredi, 16 septembre 2020

Professeure d’art dramatique à la faculté des langues, essayiste et écrivaine, Karma Sami vient d’être nommée à la tête du Centre national de la traduction. L’académicienne dévouée rêve de donner un élan à la traduction et aux échanges avec les autres cultures.

Karma Sami
(Photo : Bassam Al-Zoghby)

Après une longue réu­nion, elle nous accueille dans son bureau avec un sourire que l’on peut remarquer, bien qu’elle porte un masque d’hygiène. Rien ne peut cacher son hospitalité, son côté cha­leureux, même si elle est du genre à ne pas perdre du temps. Karma Sami, professeure d’art dramatique à la faculté des langues, essayiste et écrivaine, vient d’être nommée par le ministère de la Culture présidente du Centre national de la traduction.

Elle a l’air complète­ment épuisée, après une fatigante journée de tra­vail, mais dès qu’elle prend place dans son fauteuil, elle met son interlocuteur à l’aise. Cela fait à peine quelques semaines qu’elle occupe son nouveau poste, mais déjà il y a plein de projets sur les rails pour la rentrée. La directrice du centre qui l’a précédée avait sou­levé une controverse par ses déclara­tions sur les règles ayant trait à la traduction d’oeuvres jugées contraires aux valeurs sociales et religieuses, cependant Karma Sami affirme calmement : « Il n’y a aucune interdiction concernant nos choix d’oeuvres à traduire. Il faut faire preuve d’ouverture d’esprit, car la traduction consiste surtout à accueillir l’Autre et sa culture. Les règlements basiques du Centre de la traduction ne datent pas d’hier. Ils ont toujours été là. On peut tout tra­duire, mais je préfère qu’il y ait un prologue, une sorte d’introduction, qui explique aux lecteurs le contexte de l’ouvrage et son message princi­pal. C’est le rôle du traducteur aver­ti, qui doit guider le lecteur. Le tra­ducteur est tout d’abord un excellent lecteur. Nous cherchons, à travers le centre, à ne pas avoir de publica­tions en retard. C’est notre devoir ».

Enthousiaste, elle a mobilisé tous les services du centre afin de donner un nouvel élan à leur mission. Une main de fer dans un gant de velours ? Les postes qu’elle a déjà occupés en disent long. Chef du département de langue anglaise à la faculté des lan­gues, vice-doyenne de la même faculté, spécialiste de la recherche scientifique, elle a toujours un impact très positif.

Son prénom en arabe Karma (ou Vitis en latin) signifie un champ de raisin abon­dant et fructueux, ceci dit elle est prédestinée à faire preuve d’une grande générosité. « Plus jeune, mon pré­nom n’était pas très fréquent. Plusieurs personnes me posaient la question : comment je le pronon­çais et quelle en était la significa­tion. D’autres m’appelaient plutôt Karima. Très fière de la langue arabe classique, je défendais mon prénom et j’insistais sur le fait que les professeurs le prononcent correc­tement », raconte-t-elle.

Son amour pour la littérature anglaise vient de son père, Sami Farid, lui-même écrivain et traduc­teur, qui baignait dans les cercles intellectuels. Son parrain était l’écri­vain exceptionnel Yéhia Haqqi. D’ailleurs, Karma le nomme Gueddo Yéhia (grand-papa Yéhia). « Mon père travaillait avec Haqqi à l’Orga­nisme général de l’information, pré­cisément à la revue Al-Majalla. Ce grand écrivain a toujours soutenu les jeunes. Un lien très spécial s’est tissé entre les deux qui prenaient ensemble le métro pour rentrer à Héliopolis, là où ils habitaient. Haqqi aimait se mêler aux gens, contempler leurs visages, observer leurs conversations ». Son père a continué d’ailleurs à rendre visite à ce dernier, après sa retraite ; il devait le voir toutes les semaines.

Dès l’âge de 4 ans, Karma accom­pagnait son père durant ses visites hebdomadaires. « C’était toujours pour moi une belle excursion, ça reste gravé dans ma mémoire. Mon père et moi, nous marchions souvent du jardin du Merryland jusqu’à la maison de Haqqi, tout au long de la rue Ghazali. On passait par la ver­dure de la rue Beyrouth puis nous traversions la vaste rue d’Al-Orou­ba. Mon père, qui était un excellent conteur, me narrait des histoires tout au long de la route. La femme de Haqqi, Madame Jeanne, nous ser­vait des biscuits et du thé. C’était bizarre. Ses petits biscuits faits par Bisco Masr, que j’achetais souvent d’un petit kiosque, devenaient plus délicieux parce qu’elle les présentait dans un petit plat en bambou, sur une nappe de papier dentelé. Je jouais avec leur chien », se souvient-elle avec beaucoup de joie.

Ces visites hebdomadaires repré­sentaient pour elle un petit salon culturel et lui donnaient envie de dévorer les livres de Haqqi. « Je me préparais souvent à lire et étudier les ouvrages de Gueddo Yéhia. J’attendais impatiemment qu’il me pose une question sur ce que j’ai lu. Mon père lui a dit un jour : Karma a lu Qandil Oum Hachem (la lampe d’Oum Hachem), alors Gueddo Yéhia a répondu : tu es encore toute petite, c’est difficile pour ton âge. Je suis restée silencieuse, calme et timide. Au début de mes études uni­versitaires, j’ai fait un exposé sur les oeuvres de Yéhia Haqqi. Il en était content et m’a demandé de le lui lire, mais j’ai paniqué. Je n’ai pas pu le faire », dit-elle en riant.

La jeune Karma voulait étudier la réalisation cinématographique, à l’Académie des arts. Mais sa mère s’y est opposée. « Ma mère m’a dit, avant d’aller aux tests de sélection : viens chez oncle Mounir. Il s’agissait du composi­teur Mounir Al-Wessimi qui habitait tout près de l’Académie des arts, un ami à la famille. C’était un long trajet, puisqu’il habitait à la fin de l’avenue des pyramides. En voiture, ma mère m’a indiqué l’emplacement de l’Académie des arts. J’ai vu que c’était trop loin, et j’ai donc chan­gé d’avis. J’ai aban­donné le rêve de deve­nir cinéaste et j’ai décidé d’opter pour la faculté des langues, plus proche de notre maison à Héliopolis ».

Karma Sami ne regrette aucune­ment son choix, bien au contraire elle a apprécié davantage l’histoire et la littérature anglaise. « J’aimais le cinéma parce que j’aimais le drame. A la faculté, j’ai découvert l’étude du texte dramatique, le théâtre. C’était exactement ce que je voulais. Etudier l’art dramatique permet d’analyser : le drame télévi­sé, le théâtre, le cinéma, les textes littéraires, etc. », précise-t-elle. La jeune universitaire a brillé dans ses études et est devenue professeure d’art dramatique. « Devenir experte en langue anglaise ne signifie pas s’éloigner de sa langue maternelle. Au contraire, mes études m’ont appris à comprendre l’Autre et à être sur un pied d’égalité avec lui. La langue arabe, ses oeuvres littéraires, suffisent à nous donner une grande fierté », souligne-t-elle.

La professeure qui enseigne la lit­térature anglaise ne cesse de compa­rer les oeuvres étudiées à d’autres issues de la littérature arabe. « Si je parviens à faire passer mon message à un seul étudiant, à lui faire saisir la spécificité et la richesse de notre culture arabe, loin des examens, je me sens satisfaite ». Pour elle, l’étude des langues c’est une manière de s’ouvrir à l’Autre et à soi-même. D’ailleurs, elle insiste souvent sur le fait que les sciences humaines sont conçues pour atteindre une meilleure communication entre les êtres.

Sa relation avec la romancière et professeure de lettres anglaises Radwa Achour et avec l’écrivain et essayiste Abdel-Wahab Al-Messiri l’ont lancée de plain-pied dans la vie culturelle égyptienne. « Al-Messiri m’a souvent impliquée dans des séminaires littéraires et philoso­phiques. Il m’incitait à partager mes réflexions sur les sujets les plus divers. Quant à Achour, je n’ai pas osé la contacter personnellement, avant de devenir professeure. Elle était pour moi un modèle à suivre, une personne très tendre et douce. Nous sommes devenues amies. Avec ses disciples, nous organisons à son anniversaire une soirée culturelle pour discuter de ses oeuvres », ajoute-t-elle.

Comme son père, Karma traduit et écrit des essais, des critiques, des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre ... Son recueil regroupant plu­sieurs pièces de théâtre, Bahiya ... cinq visages égyptiens, a été primé par le réseau européen de traduction théâtrale Eurodrame, en mars 2020. « Un brin d’espoir pendant la période de confinement. Ce recueil de textes drama­tiques est inspiré d’une série d’articles publiés par mon père à la revue Nisf Al-Donia, mettant en lumière la personna­lité égyptienne. En les lisant, j’ai imaginé des personnages et des dia­logues. J’adore les adaptations textuelles. Passer d’un genre à un autre est un grand défi. Etudier ou écrire un texte, ensuite le voir sur les planches ou au ciné­ma exige de différentes interprétations ».

Ses multiples champs d’intérêt n’ont jamais altéré son rôle de mère et d’épouse, qui lui accorde tant de plaisirs. Elle est mariée à un journa­liste confirmé, et ils ont deux jeunes filles et un jeune homme qu’ils ont éduqués ensemble. Bien qu’elle soit complètement absorbée par les détails de ses postes administratifs, elle trouve le temps d’écrire. Elle y tient absolument. D’ailleurs, en ce moment, elle travaille sur les brouillons d’un nouveau projet d’écriture. Un nouvel élan.

Jalons

2001 : Prix Shoman pour les chercheurs arabes.

2006 : Obtention du titre aca­démique de Professeur.

2008-2015 : Vice-doyenne de la faculté des langues, spécialiste de la recherche scientifique.

2019 : Parution de sa dernière oeuvre Haq Saf Al-Torab.

2020 : Prix de l’Eurodrame pour son recueil de pièces : Bahiya …cinq visages égyptiens.

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