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Am Amin : Gardien du temple des délices

Lamiaa Al-Sadaty, Lundi, 15 juin 2020

Vendeur pâtissier-boulanger depuis plus de 50 ans, Am Amin est devenu une icône de Groppi, ce grand traiteur niché en Egypte depuis 1891. Modeste et assidu, cet homme est le symbole d’une rencontre incontournable entre l’homme, le lieu et l’Histoire.

Am Amin

Peau mate, yeux clairs lui­sants et bras croisés der­rière le dos. Il se ballade, en tablier noir à bavette, entre les différents rayons de la grande pâtisserie-boulangerie comme un prince qui est en train de surveiller son domaine. Am Amin reçoit les clients avec un beau sou­rire, et leur porte conseil en fonction de leurs besoins. Doté d’une bonne connaissance des produits, il fournit toujours une information pertinente à sa clientèle: « Ces brioches sont imbibées de sirop et agrémentées de fruits confits, de crème pâtissière et parsemée d’amandes effilées. L’ensemble est ensuite doré au four. Les mille feuilles sont composés d’une pâte feuilletée sur laquelle on trouve une crème onctueuse à la vanille, enrobée de fines feuilles caramélisées. Ces gâteaux roulés sont à la confiture de fraises, et ces tartes sont particulièrement simples : biscuit sablé, crème chantilly légère et des fraises ». Et d’ajouter avec beaucoup d’émotion: « Groppi n’est pas un simple lieu de travail, et ce n’est pas ma maison non plus. Groppi signifie pour moi toute une vie ».

Il se souvient d’une affaire macabre qui lui a fait mal au coeur. « En 2009, un incendie a eu lieu dans la cuisine. Les pompiers sont venus tout de suite et ont réussi à l’éteindre avant qu’il n’y ait des dégâts sérieux. Soulagé, je n’ai pas hésité à leur servir du sirop de mangues ». Avec le temps, Groppi est devenu une partie inhérente à son être.

Normal pour un homme âgé venu depuis plus de 50 ans du fin fond de son village et qui ne connaissait de la ville du Caire à l’époque que ce magasin de luxe. « A Bay Al-Arab, village abandonné du gouverno­rat de Ménoufiya (au nord du Delta) où je suis né, les habitants avaient tendance, dans le temps, de fuir les conditions misérables de vie. Mes oncles l’ont tous quitté pour se rendre au Caire », raconte-t-il, avant de poursuivre : « Enfant, je suivais avec beaucoup d’intérêt les histoires de mes oncles, de retour au village pendant les vacances, à propos du Caire, et notamment ce qu’ils disaient sur le centre-ville cairote éblouissant avec ses habitants de la classe aisée, ses grandes rues et ses boutiques de luxe impressionnantes, dont Groppi, le plus important magasin d’alimenta­tion de la capitale ». Il était d’ailleurs l’un des rares à offrir à sa clientèle une qualité suisse exceptionnelle.

Quelques années plus tard, le jeune Amin décide de suivre les pas de ses oncles, pour aller à la découverte de la ville-monde. « A l’âge de 23 ans, j’étais déjà marié et père d’un garçon. Je ne faisais que de petits travaux dignes d’un jeune homme qui n’avait réussi qu’à obtenir à peine le certifi­cat du cycle primaire. Vivant des conditions pareilles, je n’avais peur de rien. Me rendre à la ville était une aventure peu risquée, et travailler à Groppi était un beau rêve à réaliser ». Cela étant, il a pris sa petite famille pour s’installer à Al-Sahel, une ban­lieue modeste du quartier de Choubra, à quelques kilomètres du quartier chic du centre-ville.

Am Amin se souvient de son pre­mier jour de travail. « Le khawaga (nom donné aux étrangers résidants) Spiro— à l’origine yougoslave—, patron de cette branche de Groppi, a accepté, à la suite d’une entrevue, de m’embaucher contre 6,5 livres égyptiennes. Je suis rentré tout fier de moi-même. Travailler à Groppi était à l’époque une grande chose. La vie était facile et simple », dit-il. Aujourd’hui, Amin touche 2000 livres égyptiennes qui ne suffissent pas pour subvenir à ses besoins de tous les jours. « Un pièce de gâteau coûte entre 30 et 35 livres égyptiennes, alors qu’autrefois elle coûtait 30 piastres à Groppi. Le khawaga nous donnait gratuitement une boîte de gâteaux chaque mois avec le salaire ».

Groppi était une vitrine, un bout de l’Europe au centre du Caire. A quelques pas, la statue d’Ibrahim pacha et la place de l’Opéra… et tout droit à gauche, se situent des bijou­tiers de renom, des magasins chics dirigés surtout par des étrangers, des compagnies d’assurance, des librai­ries, des sièges des cabinets des hommes politiques... tout un décor de ville cosmopolite et riche. En effet, Marco Groppi (quatrième génération de la famille) affirmait dans un docu­mentaire sur le magasin qu’à l’époque, « Le Caire était au centre du monde, et Groppi était au centre du Caire ».

C’est à M. J. Groppi que revient le mérite d’avoir créé, en Egypte, ce genre d’établissement, qu’on pourrait qualifier d’international et où on trouvait réunies toutes les friandises qui ont fait la réputation de la pâtisserie et de la confiserie d’Europe et d’Orient. La famille Groppi, originaire de Suisse, a ouvert au Caire deux branches, l’une à la rue Talaat Harb (autrefois Soliman pacha) et l’autre à Abdel-Khaleq Sarwat (ex-Reine Farida) où a toujours travaillé Am Amin.

Cette branche se caractérise par un grand jardin, avec des tables et deux entrées, l’une sur la rue Sarwat et l’autre sur la rue Adli, au grand bonheur des passants qui utilisent le jardin comme raccourci. Ce Groppi était connu pour son service de livraison à domicile, une glace en particulier appelée « Boule de neige » et l’organisation de banquets, réceptions, etc.

A côté de ce Groppi, se trouvait un bâtiment qui comportait les fours et le centre d’emballage. « Le khawaga Groppi et son adjoint Bianchi venaient tous les jours tirés à quatre épingles, pour surveiller l’endroit et se rassurer que tous les employés sont en forme. Les horaires d’ouverture étaient dans le temps de 7h à 21h, et à 7h les clients étaient déjà en file d’attente ». Car à l’époque, on fréquentait Groppi pour voir et être vu. On y retrouvait les célébrités et personnalités de l’époque, les écrivains, les artistes... « J’ai accueilli la belle comédienne Soad Hosni plusieurs fois ainsi que le chanteur Chafiq Galal », se souvient Am Amin, « dans le jardin bien entretenu, se tenaient des discussions sur des mariages ou des divorces ». Am Amin raconte que même les chefs d’Etat et les hommes politiques, en visite en Egypte, repartaient souvent, avec dans leurs bagages, de délicieux assortiments de friandises achetés chez Groppi. « Un médecin résidant aux Etats-Unis me rend visite ici avec sa femme, tous les ans, depuis plus d’une dizaine d’années. Ils s’installent dans le jardin et demandent toujours un Earl Grey, dans un service en porcelaine », précise-t-il. « Il n’est d’ailleurs pas rare que l’une de mes clientes me dise que sa maman venait déjà y dénicher des petites merveilles! Une autre dame d’origine grecque ou arménienne venait tous les matins, depuis vingt ans, pour acheter deux croissants frais », raconte-t-il. Les clients d’autrefois avaient toujours du « Mazag » (de la grâce et de la bonne humeur), explique-t-il, avec un sourire rayonnant sur les lèvres. Am Amin connaît bien ses clients comme il connaît par coeur l’histoire de son lieu de travail.

« Toute la décoration a été faite par des khawa­gats (des étrangers). Là, des vitrines, habilement disposées, mettent en valeur une foule d’objets dont le choix est unique au Caire: des pièces en argent et des verreries …tout était minutieusement choisi en Europe et puis on changeait les acces­soires chaque année », indique Am Amin lequel s’attache aux petits détails: « Il y avait des vitrines munies de glacières, pour conserver le choco­lat au frais. Les autres articles de confiserie font normalement la joie des enfants et des adultes, même pen­dant les plus fortes chaleurs de l’été ».

Debout, Am Amin, très enthou­siaste, nous montre la disposition du lieu: « A l’entrée, c’était surtout les chocolats enrobés de dattes, les bon­bons et les fruits secs et sucrés. A droite, une grande table sur laquelle sont déposés 10 genres de sirops dont le sirop d’amandes, de fraises, de mangues, etc. ainsi que la crème chantilly. A gauche, il y avait une fro­magerie et une charcuterie. En face, les gâteaux, petits fours, croissants, marrons glacés, etc. Au rez-de-chaus­sée, les entrepôts qui renferment du thé, du café, des sardines, des fruits et des légumes frais, etc. ».

D’après lui, monsieur Groppi pos­sédait une ferme, située à l’extérieur du Caire, munie d’une laiterie et d’une unité d’abattage de volailles. Il y culti­vait aussi des plantes aromatiques, des légumes et des fruits. Un laboratoire équipé de la technologie la plus récente est importé pour assurer le contrôle de la plus haute qualité. Bref, Groppi fut une véritable institution qui avait de très bons contacts avec les autorités locales. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle n’a pas été nationalisée comme un tas d’autres propriétés étrangères. Et lors de grands événements qui ont marqué l’histoire du pays, Groppi était tou­jours là. A titre d’exemple, il a parti­cipé à la fête de l’inauguration du Haut-Barrage d’Assouan qui a comp­té plus de 500 invités, aux réceptions officielles organisées pour les diffé­rents chefs d’Etat étrangers. « Monsieur Groppi a inauguré les deux magasins A l’Américaine, pour donner un service plus pratique juste­ment à l’américaine, et donc à un prix relativement plus petit qui correspond aux jeunes », souligne-t-il.

Am Amin semble être un chroni­queur du célèbre pâtissier-boulanger, une encyclopédie d’une époque révo­lue. D’ailleurs, tous les employés le surnomment « Am Amin Al-Baraka » (le béni oncle Amin, en signe de res­pect et d’affection). Il est le seul ancien employé qui continue à y tra­vailler, ayant refusé de quitter, même lorsque Groppi tombait progressive­ment dans l’oubli depuis les années 1980, à la suite du départ des héritiers. Ceux-ci ont vendu le magasin à une famille égyptienne laquelle n’a pas réussi à gérer Groppi et l’a transformé en un endroit en ruines.

Aujourd’hui, de nou­veaux propriétaires cherchent à lui rendre ses lettres de noblesse. Ils ont périodiquement recours à am Amin, l’orfèvre du sucré qui plonge dans sa mémoire pour déterrer les noms et la composition des produits tant savourés par la clientèle. « La glace nommée Les Trois petits cochons et les merin­gues sont de retour. Et les clients ne cessent d’en faire des commandes ».

Am Amin contribue en grande par­tie à la fidélisation de la clientèle, de par son sourire, sa courtoisie et ses conseils. Ce sont ses atouts personnels qui l’ont toujours servi dans son métier. C’est quelqu’un qui aime de toujours faire mieux et donner du plaisir aux autres, rien que par le sou­rire. Que lui apporte-t-il son métier au quotidien? « Déjà, je fais un métier que j’aime, j’aime faire plaisir à ma clientèle et être à l’écoute des gens, leur vendre des gâteaux aussi beaux que bons. J’ai envie que les diverses générations se régalent ». Le secret de ce maître des lieux.

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