Deux langues et trois pays. C’est ainsi que se résume l’univers littéraire de Rabha Ashry. Un univers façonné par la quête identitaire de cette jeune femme qui vient d’être consacrée comme étant « la poétesse de l’Afrique ». Cette dernière cherche tout le temps à recomposer son identité multiple. « L’Egypte c’est ma patrie, les Emirats arabes unis c’est là où j’ai grandi et les Etats-Unis c’est là où je réside, je vis à Chicago et je me sens chez moi ». Rabha parle souvent de son chez-soi, de son « home » comme elle le répète en anglais, sans un mot d’arabe. « L’arabe est ma langue maternelle, l’anglais ma langue d’expression », souligne-t-elle. Pourtant, il s’agit d’une Egyptienne qui a passé toutes ses années d’enfance et de jeunesse à Abu-Dhabi.
En effet, si la langue sert à communiquer, elle a aussi pour fonction, selon Noami Chomsky et d’autres analystes ou linguistes, de penser le monde, de pouvoir se repérer, d’agir sur sa propre vie. La langue que nous pratiquons et transmettons est inséparable de nos manières de vivre. Elle communique, entre les lignes, nos formes de vie, les systèmes sociaux, économiques, philosophiques, religieux, etc. Or, quand on parle une langue qui n’est pas la sienne, on se trouve normalement en situation d’aliénation sociale et culturelle. C’est-à-dire étranger à soi-même et à sa propre expérience de vie. Cela s’applique-t-il sur Rabha Ashry? « Pour moi, c’est tout à fait le contraire », affirme-t-elle. « J’ai passé des heures et des heures pendant des années, cloîtrée dans ma chambre, pour apprendre la langue anglaise et perfectionner l’accent américain. Apprendre à communiquer dans et à travers cette langue me semblait comme un premier pas pour prendre de la distance par rapport à mes parents trop conservateurs et hyper-protecteurs. C’était pour moi un moyen d’émancipation, une manière d’avoir accès à un monde que j’ai choisi, loin de l’autorité familiale et des oppressions culturelles ».
Née dans une famille d’ingénieurs, Rabha Ashry a opté pour des études de lettres anglaises, contre le désir de ses parents. Ces derniers voulaient plutôt que leur fille soit ingénieure comme eux. Mais dès l’âge de 9 ans, la petite Rabha avait déjà pris sa décision: elle voulait être poétesse. Normal, puisqu’elle adorait la lecture surtout qu’aucune autre activité n’était autorisée par ses parents, elle n’avait même pas le droit de regarder la télévision, sauf pendant ses heures de loisir, les week-ends.
« Mon premier poème tournait autour de mon désir de faire un pique-nique. Je l’ai lu à table pendant le dîner. Ma mère l’a jugé inapproprié. Du coup, j’ai décidé de lire mes poèmes uniquement à ma soeur Marada. Celle-ci a été toujours ma première auditrice, elle m’a encouragée tout au long de mon parcours ».
A l’âge de 18 ans, Rabha, qui était alors étudiante à l’Université de New York à Abu-Dhabi, a réussi à décrocher une bourse pour un stage de plusieurs mois aux Etats-Unis. Et ce fut le début d’une nouvelle vie loin de la férule de ses parents. La jeune fille fuit vers New York, l’ensorceleuse. Et comme bien d’autres gens, elle finit par relever son défi et par pousser un cri de victoire.
Son esprit habité par la puissance des mots, elle fait face à toutes sortes de difficultés. Mais les épreuves lui donnent la force et le plaisir de se confirmer. Studieuse, elle est admise pour poursuivre ses études supérieures à Chicago. Le jour, elle suit ses cours, l’après-midi, elle enseigne aux enfants, et le soir, elle passe des heures à lire et à écrire, dans la petite chambre qu’elle partage avec des copines. « Mes parents étaient tout à fait contre cette idée que je parte seule à l’étranger. Mais, j’ai insisté. Pour faire pression sur moi, ils ne m’envoyaient pas d’argent, alors j’ai dû travailler pour subvenir à mes besoins », raconte-t-elle.
Elle se souvient encore du jour où elle est arrivée pour la première fois à New York. « Il faisait trop froid et il neigeait, j’étais seule. Je suis bipolaire. Ma première crise fut quelques semaines après mon arrivée. J’ai été hospitalisée et j’ai suivi un traitement pour gérer mes troubles bipolaires ».
La jeune poétesse, hantée par ses sauts d’humeur terribles et ses périodes de dépression et d’euphorie sans fin, trouve en la poésie un médium capable de miroiter ses émotions en toute force. Elle écrit alors des poèmes en anglais parsemés de quelques mots d’arabe pour se sentir mieux dans sa peau. Ces créations bilingues ne respectent aucun des deux systèmes linguistiques, bien au contraire elles multiplient les interférences. Telle est la dynamique choisie par Rabha.
En arabe, langue qu’elle écrit mais ne parle pas, elle aborde les thèmes en lien avec ses parents, son pays et ses origines, mais quand il s’agit de décrire ses sentiments ou d’exposer ses réflexions, elle se sert plutôt de l’anglais. Ce processus tumultueux relève-t-il d’un déchirement identitaire intrinsèque qui taraude la poétesse? « L’identité pour moi est de se connaître soi-même et de mener la vie à laquelle on aspire, sans être manipulé par les autres ». Cela étant, a-t-elle fini par se découvrir ? « Malheureusement non », rétorque-t-elle, avant d’ajouter après un moment de silence: « Je me sens parfois perdue. Aux Etats-Unis, je me sens toujours étrangère, plutôt une Egyptienne. Et en Egypte, je ne me sens pas égyptienne, plutôt américaine ».
Rabha Ashry, dont le corps est couvert de tatouages et de plusieurs piercings, n’a pas l’allure purement égyptienne. « Je trouve que le tatouage et le piercing me font sentir bien dans ma peau ». Et ce, même si cette allure ne suffit pas pour être mieux intégrée dans son entourage. Son nom difficile à prononcer par la plupart des gens révèle ses origines étrangères. Ecrire est donc son seul moyen d’évasion, un petit bonheur aux moments les plus difficiles.
Elle avoue être influencée par Safia Elhillo, une poétesse soudano-américaine, qui est internationalement invitée à performer ses textes sur scène. Celle-ci fait partie, selon le magazine Forbes, des 30 personnalités artistiques importantes de l’Afrique. Ainsi, Rabha explore dans ses poèmes, comme le fait Elhillo, les thèmes de l’appartenance, de l’identité, de la diaspora, etc.
D’ailleurs, elle investit un « je » constamment féminin dans ses poèmes. Ceux-ci portent de curieux titres tels Reed In, Reed Sean, Shed, Drums … ils contribuent à proposer une piste de lecture qu’on ne peut s’empêcher de remettre en question. La jeune poétesse expose une vision féminine qui déchire et fragilise le moindre souvenir de la mère, à vrai dire la patrie. « J’écris n’importe où et n’importe quand. En train ou chez moi, tout dépend de l’inspiration », précise-t-elle. Eblouie par le parcours d’Elhillo qui avait déjà reçu le prix Brunel en 2015, Rabha décide de poser sa candidature cette année. Le prix Brunel international de la poésie africaine est un grand prix annuel, récompensant la poésie destinée au développement et à la célébration. Parrainé par la Brunel University de Londres et soutenu par le Fonds pour la poésie africaine, il a été créé en 2012 par l’écrivaine anglo-nigérienne Bernardine Evaristo, professeure d’écriture créative à la Brunel University. Son objectif est de revitaliser la poésie africaine, pratiquement invisible sur le paysage littéraire. Sa candidature est ouverte aux poètes nés en Afrique ou dont les parents sont africains. Et les participants sont invités à envoyer dix poèmes écrits ou traduits en anglais.
« Le prix m’a donné plus de confiance en moi-même. Je peux dire maintenant que j’ai suivi le bon chemin et que je suis une vraie poétesse », lance Rabha en toute fierté, étant la deuxième Egyptienne à remporter ce prix après Nada Mabrouk l’an dernier.
Par ailleurs, elle exprime son désir de s’investir dans l’enseignement et de suivre un double chemin : « Enseigner m’est un vrai plaisir, car c’est un moyen de partager avec les autres ce qu’on aime. Ecrire m’est une vie, car c’est par le biais des mots que je m’exprime, me défoule dans le langage que j’ai choisi ».
Rabha a refusé de s’accrocher à la norme aux dépens de sa propre vision du monde. Elle a senti la nécessité de traduire son moi profond, mais aussi de le communiquer avec les autres à travers la langue. Celle-ci est devenue son instrument d’émancipation, qu’elle refuse d’enfermer dans les prisons du purisme de la langue ou des fondements de la culture. Ses sentiments douloureux ont fini par rompre les fers qui enchaînaient sa volonté d’expression. Elle refuse la soumission des peuples à l’histoire, à la culture et opte pour le libre choix de l’écrivain dont le travail permanent consiste à apprivoiser la langue, à la faire sienne. Roland Barthes ne disait-il pas qu’on écrit toujours dans une langue étrangère ?
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