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Mohamed Afifi : Le gardien de la mémoire

Lamiaa Al-Sadaty, Lundi, 04 mai 2020

Professeur émérite d’histoire moderne et contemporaine à l’Université du Caire, Mohamed Afifi ne cesse de poser de nouvelles questions et de mêler les disciplines. Actuellement, il est en train d’écrire un premier roman sur l’Expédition française en Egypte.

Mohamed Afifi

Comment écrit-on l’Histoire? Qui est censé l’écrire et pour qui ? Mohamed Afifi cherche à mieux comprendre les moments forts de l’Histoire. Il est taraudé par les questions. Mais l’Histoire, qui se pose en tant que gardienne de la mémoire collective, n’a-t-elle pas toujours eu le souci d’unifier ou du moins de réduire la multiplicité des perspectives du passé au profit d’une vision univoque? « L’Histoire est l’ef­fort déployé pour comprendre ce qui s’est passé et pourquoi cela s’est passé. Elle ne consiste pas à cultiver le souvenir d’un passé lointain, mais l’historien doits’efforcer d’hié­rarchiser les causes des événements qui ont eu lieu : les causes profondes, immédiates, etc. Chaque fois que l’historien aborde un nouveau sujet, il est obligé de le repenser », souligne Mohamed Afifi, lequel est censé faire revivre ce que les personnes ont dû ressentir ou penser à des moments précis de leur histoire. Il doit reconstituer leur façon de vivre et de voir les choses, reconstruire tout un univers mental et social. « Il n’est donc pas question de parler de neutralité ou d’objectivité dans le travail d’un historien », précise-t-il.

Professeur d’histoire toujours élégant et élo­quent, Afifi ne passe jamais inaperçu dans les couloirs de la faculté ou dans le campus univer­sitaire. Ses collègues comme ses étudiants ont toujours hâte de lui faire signe ou de le saluer. Et ses cours constituent souvent, comme on se plaît à répéter, de vrais « voyages dans le temps et dans l’es­pace ».

Afifi rompt avec l’image stéréotypée du professeur d’his­toire aux méthodes rigides, qui cherche à transmettre ses connaissances par le haut, de manière magis­trale, le plus souvent inefficace. Il a la capacité de transmettre une méthode de recherche, d’in­culquer un certain sens de prudence face aux sources d’information, mais aussi de rendre l’étudiant acteur de son apprentissage.

Son travail de professeur mène plutôt ce der­nier vers le questionnement, quitte à faire place à l’improvisation. Il sait très bien susciter l’envie de chercher une réponse, développer l’esprit critique, inciter les jeunes gens à construire leur propre culture historique et leur propre vision du passé et du présent. En fait, c’est normal de la part de quelqu’un pour qui l’histoire est beau­coup plus qu’un domaine de recherche. « C’est toute une vie », dit-il.

Son histoire avec l’Histoire? Elle a commencé avec la télévision qui était à ses débuts dans les années 1960. Ses deux chaînes étaient suffi­santes pour l’éblouir, il en est devenu un grand amateur. « Je demeure toujours un grand ama­teur de télé. Jusqu’à nos jours, allumer la télé est la première chose à faire dès que je rentre chez moi », dit-il en souriant. Les films et les feuilletons historiques ont toujours été, pour lui, une source d’émerveillement. Enfant, il ne ces­sait de poser un tas de questions à son père sur les événements des films ou de leurs héros. Puis, il devait se rassasier dans la petite bibliothèque qui décorait leur maison. « Les funérailles de Nasser demeurent pour moi un moment inou­bliable. Pour la première fois de ma vie, j’ai vu mon père pleurer. Il pleurait l’histoire de l’Egypte, selon ses termes. Les funérailles étaient diffusées en direct à la télé. Mon père a ouvert les portes de notre appartement pour que les voisins puissent suivre l’événement. Tout le monde était réuni au salon, assis par terre, alors que le speaker faisait ses commentaires et s’est mis à pleurer. A cet instant, l’un de nos voisins a hurlé: Nasser est toujours là, il est toujours vivant! Je n’ai pas compris ce que cela voulait dire, et ce n’est que quelques années plus tard en lisant Naguib Mahfouz et Ghali Choukri que j’ai dû comprendre. Leurs écrits sur la période nas­sérienne m’ont expliqué beaucoup de choses ainsi que le poème du Syrien Nizar Qabbani intitulé La Quatrième pyramide », raconte Mohamed Afifi.

Avec le temps, sa passion pour le cinéma a pris une telle ampleur qu’il a voulu intégrer l’Institut du cinéma et faire carrière de cinéaste. Pourquoi pas? C’est bien mérité, car il n’a raté aucun film projeté au cinéma Choubra Palace, à quelques pas de chez lui. Le quartier cairote de Choubra où il a grandi a sur lui l’effet de la madeleine de Proust. Car c’est un lieu qui lui permet de revivre tant de souvenirs. « Dans notre appartement de Choubra, les murs du salon étaient tapissés de photos, notamment des photos de famille. Mais, il y en a deux qui me semblaient trop étranges, car je ne savais pas c’étaient des photos de qui …Quand j’ai grandi, j’ai su que l’une d’elles était celle du prési­dent Nasser et l’autre du footbal­leur Saleh Sélim ». C’était un appartement classique de la classe moyenne, situé dans un quartier autrefois cosmopolite. Afifi décrit souvent Choubra comme « une petite Alexandrie au coeur de la capitale ». « Je rêve toujours de rendre à Choubra la gloire d’antan. Ce quar­tier, qui a réuni des intellectuels, tels Rachad Rouchdi et Ahmad Youssef Ahmad, ou des artistes, tels Samiha Ayoub, Youssef Chaaban, Simone et Hicham Abbas, mérite de récupérer sa place comme un foyer culturel ».

Avec l’histoire, le journalisme faisait concur­rence. Mais quel journalisme? « A l’époque, Mohamad Hassanein Heikal représentait pour moi le journaliste idéal. Al-Ahram, dont il tenait la rédaction, était le journal! Mon père, fonc­tionnaire, rentrait tous les après-midi avec Al-Ahram en main. Je courrais alors vers mon père pour l’embrasser, mais aussi pour m’empa­rer du journal. Je me mettais par terre afin de le lire tout de suite, jusqu’à ce que le repas soit servi; et on devait tous nous réunir à table pour le déjeuner ».

Afifi se souvient également des vendredis passés en famille. C’étaient de vraies fêtes pour lui car son père, un fin lecteur de journaux, achetait, outre Al-Ahram, deux autres grands journaux, Al-Akhbar et Al-Gomhouriya. « Devenir journaliste à Al-Ahram constituait aussi l’un de mes rêves de jeunesse. Ce n’était en aucun cas une trahison pour mon amour de l’histoire; je dévorais surtout les articles de Heikal portant sur des faits historiques. Puis, j’ai découvert les écrits du journaliste Ahmad Bahaaeddine, oscillant entre l’actualité et l’histoire ».

Le baccalauréat en poche, sa famille s’est réunie pour examiner les options de leur fils. « Il était hors question alors que je m’inscrive à l’Institut du cinéma. Mon pourcentage ne m’a pas permis de faire des études en communica­tion, alors j’ai décidé de m’inscrire à la faculté des lettres. Mon oncle paternel, qui m’avait tant aidé à apprendre l’anglais, m’encoura­geait à faire des études de lettres anglaises. Toutefois, j’avais en tête de m’inscrire au département d’histoire ».

Par ailleurs, ses meilleures notes étaient en langues anglaise et française, en géographie puis en histoire. « Dans l’un de mes cours d’histoire, j’ai posé la question au professeur : pourquoi dit-on que les raisons qui ont mené au déclenchement de la Révolution de 1919 sont quatre plutôt que cinq? Le professeur a éclaté de rire et m’a répondu que c’est bien le minis­tère de l’Education qui l’a décidé ! », se sou­vient-il. S’inscrire au département d’histoire était une surprise pour son père. Etant un fonc­tionnaire au ministère du Transport, originaire du gouvernorat de Ménoufiya, il pensait que cela peut diminuer les chances de se trouver un poste fixe. Avec une licence en histoire qu’al­lait-il travailler?, répétait-il. « Mais plus tard, lorsque je lui ai dit que j’allais être nommé à la faculté, il en était fier ».

Mohamed Afifi conçoit l’enseignement comme une certaine forme de magie. « Ça res­semble un peu au théâtre: vous êtes sur scène et vous devez bien jouer pour faire passer le mes­sage à un public qui ne devrait en aucun cas sentir la monotonie ou l’ennui », explique Afifi.

Le professeur continue à démontrer de par ses écrits que rien n’est systématique et que les évé­nements historiques ont toujours des explica­tions sociales et humaines. Il cherche à tout prix à rompre avec les préjugés idéologiques, dont les études en histoire furent victimes. Pour ce, il incite à aborder l’histoire en adop­tant des approches plus ouvertes, à cheval entre plusieurs disciplines tels la littérature, le cinéma, le folklore, les chansons, etc. Mais comment faire si dans ces der­nières, réel et imaginaire s’entre­mêlent? « L’historien cherche à vérifier tout le temps les événe­ments et à trouver dans la docu­mentation des traces, des indices, des preuves qui confirment ses opinions. Ecrire et réviser l’His­toire exige néanmoins une ambiance démocratique ».

Comme tout métier finit par marquer de son empreinte celui qui l’exerce, Afifi ne cesse de repenser ce que les autres ont constaté. Du coup, l’historien se découvre lui-même et découvre le monde. « On devient capable de mieux comprendre les différentes sortes d’hommes et de femmes », dit Afifi, qui travaille actuellement sur deux nouveaux pro­jets. Il veut écrire deux romans historiques, dont l’un traite de l’Expédition française en Egypte et l’autre de l’après-Expédition.

Ainsi, l’Histoire chez Afifi est prise entre sym­pathie et vigilance. Le soir, il donne libre cours à son imagination, et le matin, il contrôle cette imagination par l’érudition .

Jalons

1981 : Licence en histoire, faculté des lettres de l'Université Aïn-Chams.

1986 : Master en histoire, lequel lui a valu le prix de la Société égyptienne des études historiques.

2004 : Prix de l’encouragement de l’Etat en sciences sociales.

2009 : Prix d’excellence en sciences sociales.

De 2009 à 2014 et puis de 2016 à 2019 : Chef du département d’histoire, faculté des lettres de l'Université du Caire.

2016 : Choubra, Iskandariya Saghira Fil Qahéra (Choubra, une petite Alexandrie au Caire), édition Al-Hayä Al-Masriya Lil Kitab.

2019 : Tarikh Akhar Li Masr (une autre his­toire de l’Egypte), édition Bettana.

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