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Névine Mossaad : Un regard aiguisé sur la société

Lamiaa Al-Sadaty, Lundi, 02 mars 2020

Professeure émérite de sciences politiques et éditorialiste, Névine Mossaad est aussi membre du Conseil national des droits de l’homme. Douce, sérieuse et cocasse, cette belle dame ne cesse d'aborder les sujets qui font débat, telle l’image stéréotypée de la femme.

Névine Mossaad
(photo:Mohamad Adel)

Son monde ? Elle sait bien lui redonner tant de cou­leurs. Un monde super sympa. Candide? Non, Névine Mossaad ne l’est pas du tout. C’est une femme positive, dyna­mique et bienveillante. Tout le long du trajet menant à son bureau, la professeure salue tout le monde avec un beau sourire débordant de com­passion : les hommes de sécurité, les plantons comme les étudiants et les professeurs … tous ont hâte de venir lui passer le bonjour.

Une fois le seuil de la salle des professeurs émérites franchi, tout un monde en couleurs vous accueille. « Qu’en pensez-vous ? C’est moi qui en ai fait la décoration », dit-elle. Et d’ajouter: « Je ne peux pas tra­vailler dans un endroit qui n’est pas beau ». Ainsi, sur chaque bureau est placé un bouquet de fleurs et des plantes agrémentent les quatre coins de la salle. En outre, les murs sont ornés de peintures de toutes les cou­leurs : le visage d’une paysanne, des ornementations orientales… De quoi enjoliver la salle, débordante d’énergie. Une telle atmosphère n’est pas sans révéler la personnalité drôle et rayonnante de la profes­seure, qui éprouve certes un senti­ment d’appartenance à l’Université du Caire. « J’ai toujours voulu être journaliste, mais ce n’était pas très clair dans ma tête. J’ai toujours aimé l’idée d’écrire, mais pas de faire un travail de terrain. Alors, étant la pre­mière de la République au bac, j’ai décidé de m’inscrire en sciences poli­tiques avec mes amies du Collège de la Mère de Dieu qui, elles aussi, étaient classées 5e et 9e de la République », raconte-t-elle.

Le premier jour à la faculté était un grand choc. Après une vie enfermée dans un établis­sement de bonnes soeurs, bref un monde exclusive­ment féminin, elle s’est retrouvée dans un monde beaucoup plus large où la mixité est la règle. « Mes amies et moi, nous regar­dions, stupéfaites, les garçons se promener avec leurs petites amies. Mais, nous nous contentions de les regarder, car nous n’osions pas les imiter », plaisante-t-elle.

Fille d’un conseiller juridique et d’une mère qui a grandi dans un pen­sionnat religieux, elle avait une vie stricte, au sein d’un milieu conserva­teur. Elle était quand même très proche de son père. « Il passait des nuits entières à réviser ses plaidoiries et à m’expliquer l’usage d’un tel mot ou la formulation d’une structure donnée. J’avais l’habitude également de lui réciter les sourates du Coran que j’ai apprises par coeur et c’était à lui de me corriger la prononcia­tion ». Ayant acquis un très bon niveau en langue arabe, son profes­seur au cycle préparatoire chez les Franciscaines l’invitait souvent à lire devant les autres élèves.

L’amour de la langue arabe coulait dans ses veines. Et le papier et le stylo étaient toujours ses meilleurs compa­gnons, au moment les plus durs comme les plus sereins.

Après la victoire de 1973, elle, qui était en cycle secondaire, a écrit un roman intitulé Fiddiyat Al-Nasr. « Comme j’habitais à l’époque dans le quartier de Agouza dans un appar­tement donnant sur le Nil, je voyais chaque jour Naguib Mahfouz mar­cher dans la rue, très tôt le matin. Et moi, qui le sur­veillais avec les yeux grands ouverts, j’ai décidé un jour de lui mon­trer mon roman. Il m’a demandé alors de l’attendre au balcon chaque jour le matin, et une fois qu’il aurait fini de lire, il me ferait signe pour qu’il me donne son avis là-dessus. Je passais de longues journées plantée sur mon balcon, en attendant que le grand écrivain me fasse signe. J’ai failli même perdre espoir, puis le grand jour est arrivé ». Et de poursuivre son histoire dont elle se souvient comme si c’était hier: « Il m’a posé la ques­tion : quels écrivains lis-tu ? Je lui ai répondu : Al-Manfaloti et Sadeq Al-Raféï. Alors il m’a dit : tu as un style assez lourd, il ne convient pas au XXe siècle. J’ai considéré que c’était un moyen diplomatique et gen­til de me dire que je ne pourrais pas être romancière ».

Pourquoi devenir alors profes­seure? Parce qu’elle était simple­ment studieuse. « J’étais la première de ma promotion, et j’aimais beau­coup l’enseignement pour son côté humain ». Nommée comme assis­tante à la faculté des sciences poli­tiques et économiques, l’un de ses professeurs, Hamed Rabie, qui s’in­téressait aux mouvements sionistes, lui a proposé de travailler sur ce sujet, notamment la politique fran­çaise à cet égard. A l’époque, ce thème n’était cependant pas très à la mode. « A la bibliothèque, je n’avais trouvé aucun livre dessus. Impossible d’obtenir une bourse d’études, alors j’ai décidé de partir en France à mes propres frais ». Je restais dans la bibliothèque nationale dès son ouver­ture à 8h jusqu’à sa fermeture.

Cependant, elle a dû au final faire sa thèse de doctorat sur un sujet tout très différent, à savoir les minorités. Pourquoi ? « J’ai découvert que le sujet de magistère n’a pas attiré l’at­tention », dit-elle en riant, ajoutant qu’elle a fini par opter pour un sujet de thèse plus à la mode.

A l’aise avec tout le monde, Névine Mossaad a réussi à établir une belle carrière et à tisser un réseau de rela­tions assez puissant. Au début des années 1990, les intellectuels Gamil Matar et Hassanein Heikal ont créé la revue Wighat Nazar (points de vue), éditée par Al-Shorouk. Et comme elle travaillait déjà avec Matar dans le Centre arabe des recherches et du développement social, celui-ci lui a demandé de faire le compte rendu d’un livre. « Il m’a demandé d’aller voir Heikal. Celui-ci m’a dit : vous, les anciens étudiants de sciences politiques, croyez que les lecteurs assimilent bien ce que vous écrivez, alors que votre langage est incom­préhensible. A ce moment, je me suis rendu compte de l’impact de l’étude académique sur mon style d’écri­ture ». Elle s’est alors mise à retra­vailler son style et à revoir son compte rendu. Une fois la tâche accomplie, Matar lui demanda, par la suite, de proposer un autre article. « Ce fut mon deuxième article : l’image des coptes dans la littérature égyptienne ». Pour l’écrire, elle a dû se référer à des oeuvres de Naïm Sabri, Edouard Al-Kharrat, Tawfiq Al-Hakim et Naguib Mahfouz. « C’était l’un des sujets que j’ai beaucoup appréciés, non seulement parce que ma thèse était sur les minorités, mais aussi, car étant une ancienne élève des reli­gieuses, j’ai grandi dans un environnement qui respecte la diversité et l’ouver­ture ». Plus tard, Névine Mossaad a entamé une nouvelle aventure d’écri­ture dans le quotidien arabe publié toujours par Al-Shorouk, en signant une analyse politique une fois par semaine dans la page Opinion, et un autre article plutôt social dans le cadre d’une tribune intitulée « Impressions » toutes les deux semaines. Son abord facile et son langage simple cachent un redou­table savoir académique et une sensi­bilité envers la société.

Ses écrits sont nourris de témoi­gnages et de réflexions. Elle a écrit, par exemple, La Maman du marié au moment où elle était prise par les préparatifs du mariage de son fils, et La Chambre de ma fille, juste après le départ de sa fille pour le Canada. « Dans cet article, chaque mot était accompagné de larmes. Comme toute fille, Sarah passait la plupart de son temps dans sa chambre. Elle passait nous saluer, nous raconter un incident de temps en temps ou se contentait des fois de faire un com­mentaire de loin à haute voix. A son départ, j’ai décidé de ne pas laisser la porte de sa chambre fermée, pour vivre dans l’illusion de sa présence », avoue-t-elle, avec les larmes aux yeux, tout en essayant de rester ferme.

A la suite de la Révolution du 25 janvier 2011, et avec la montée des Frères musulmans, ses articles sociaux ont commencé à avoir une note plus politique. Papa Mohamad était un article publié en réponse aux propos du cheikh Khaled Al-Guindi qui avait critiqué la célébration de Noël dans une émission télévisée, y réfutant l’usage de l’appellation Papa Noël et disant que les musulmans devraient plutôt dire « Papa Mohamad ». Dans son article, elle n’a pas manqué de critiquer l’opinion du cheikh qui cherche ainsi, selon elle, à semer la discorde au sein de la société. Et sans doute les réseaux sociaux ont réagi quant à ses remarques et ses réflexions. « Ce qui s’est passé sur Facebook à la suite de la mort de l’ancien président Moubarak témoigne d’une extrême polarisation de la société. Je suis pour la diversité d’opinions. Mais Facebook qui devrait être une tri­bune libre d’expression est devenu plutôt un terrain de conflit. En outre, les émotions ont été remplacées par des emojis : une fleur ou un coeur pour dire je t’aime … le romantisme risque de disparaître », commente-t-elle.Nostalgique ? Car la rencontre avec l’homme de sa vie était empreinte de romantisme. Un vrai coup de foudre. « Une amie proche m’avait tant parlé de l’ami de son fiancé. Elle voulait bien nous présen­ter l’un à l’autre, en espérant de nous marier. Un jour, ils sont venus à la faculté. J’avais un cours de relations internationales et pendant le cours, j’avais roulé les cheveux en bigoudis, et c’est là que j’ai vu le prétendant présumé », raconte-t-elle avec un rire qui fait vibrer les lieux.

Le trajet vers la cafétéria était par­semé d’arbres à feuillage épais pour qu’elle puisse passer, le prétendant a éliminé l’une des branches. Le geste a touché son coeur. « De retour chez moi, je me suis mise à décrire ce moment que j’ai vécu avec beaucoup de romantisme », Névine s’est mariée avec l’homme de sa vie, Mohamed Salem, devenu plusieurs années plus tard ministre des Télécommunications et de la Technologie de l’information entre 2011 et 2012.

L’académicienne est plutôt le type de personne qui aime briser les sté­réotypes. C’est d’ailleurs l’un des projets de recherche qui la préoccupe ces jours-ci. « Pourquoi une grosse femme est-elle symbole de la hausse des prix dans la caricature ? », s’in­surge-t-elle.

Tirée à quatre épingles, et au corps élancé, son apparence rompt avec l’image traditionnelle des femmes bosseuses, et bien évidemment des professeurs universitaires. On dirait plutôt une femme qui travaille dans le domaine de la mode ou des arts. Enfin, c’est elle: une dame intelli­gente qui sait concilier plusieurs mondes.

Jalons :

13 février 1956 : Naissance au Caire.
1974 : Première de la République au baccalauréat égyptien.
1978 : Assistante à la faculté des sciences politiques et éco­nomiques, Université du Caire.
1983 : Master sur le sionisme et les groupes de pression en France.
1987 : Thèse sur les minori­tés et la stabilité politique dans le monde arabe.
1999 : Premier article dans la revue Wighat Nazar.
2002-présent : Editorialiste au quotidien Al-Shorouk.

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