Avec à son actif près de 50 ans de carrière, Rahma Montasser est l’une des pionnières de l’art du montage en Egypte. Pour ce, le dernier Festival international d’Assouan sur les films des femmes vient de lui rendre hommage.
Calme, patiente et sensible, le caractère naturel de Rahma Montasser la prédestinait à rester pendant des journées entières à assembler les plans et les séquences d’un film sur sa moviola, bien avant l’heure du numérique, et à en délivrer l’essence décrite par le scénario. Ainsi, depuis 1969, elle a travaillé sur 26 documentaires et six longs métrages. En outre, elle enseigne, depuis 1972, l’art du montage à l’Institut supérieur du cinéma, à Guiza. D’ailleurs, sa vie n’est pas du tout repos, souvent animée d’ateliers de montage ou de projets de fin d’étude réalisés par les étudiants, etc.
« Je suis ravie d’être honorée à Assouan par un festival dont je suis fière, faisant partie moi-même du cinéma au féminin », a déclaré Rahma Montasser.
Elle garde d’excellents souvenirs d’Assouan, liés à l’un des documentaires les plus chers à son coeur, à savoir Mossafer Lel Chemal, Mossafer Lel Ganoub (voyager vers le nord, voyager vers le sud, 1975) de Samir Ouf, sur la guerre du 6 Octobre. Il racontait l’histoire paradoxale de deux personnages réunis par l’amour du pays, un ingénieur qui a construit des viaducs pendant la guerre et l’autre qui a déplacé le temple de Philae.
Ce documentaire porte bel et bien l’empreinte de Rahma Montasser, réputée pour ses oeuvres contemplatives, d’une grande sensibilité. La cheffe monteuse s’intéresse surtout aux documentaires sur l’histoire de l’Egypte, traitant des divers aspects culturel, humain, social, politique ou autres.
Alliant une partie artistique importante du film (structure, narration, rythme) à une partie plus technique (maîtrise des outils de montage, relation avec le laboratoire cinématographique, bande sonore…), le travail de Montasser ressemble à l’art des miniatures, dit-on souvent. « Le montage représente tout du film, c’est sa vitrine principale. Il permet d’analyser la cohérence du film, de juger son équilibre entre la durée et l’ordre des séquences. Il permet aussi de détecter les lenteurs éventuelles. Il est censé délivrer toute l’essence décrite par le scénario et voulue lors du tournage par le réalisateur », explique avec passion Rahma Montasser. « Le monteur est souvent soumis à des contraintes de temps, il doit être extrêmement patient et fin observateur. Il doit aussi proposer des alternatives et des enchaînements différents auxquels le réalisateur n’avait pas pensé, selon un ordre et un rythme bien précis, capable de donner sens au récit », précise-t-elle. Et d’ajouter : « On dit souvent que l’art du montage est un métier qui convient davantage aux femmes qu’aux hommes ».
Diplômée de l’Institut Supérieur du cinéma, en 1965, Rahma Montasser, élève du chef monteur Kamal Abou-Leila, a collaboré avec ce dernier au montage du film Al-Fallah Al-Fassih (le paysan éloquent) de Chadi Abdel-Salam. Un documentaire qui traite d’un ancien papyrus égyptien sur la justice et le jugement. « C’est avec Kamal Abou-Leila que j’ai appris l’artisanat du montage », lance Montasser.
Née en 1944 dans le quartier de Choubra, au Caire, elle y a toujours vécu et y réside encore aujourd’hui, non loin de l’Académie des arts où elle travaille. Issue d’une famille assez modeste, elle fait ses études à Choubra Al-Sanawiya. « Contrairement au chaos qui règne dans le quartier aujourd’hui, on y vivait en paix, entouré de ses voisins, chrétiens, juifs et musulmans. Je me souviens toujours de notre couturière juive qui nous confectionnait des vêtements à la mode. Les gens dans la rue étaient bien habillés, contrairement à aujourd’hui », regrette-t-elle.
Le long métrage Youm Helw Youm Morr (un jour doux, un jour amer, 1988) de Khaïri Bichara, pour lequel elle a signé le montage, lui a rappelé tant de beaux souvenirs passés dans ce quartier. « Bichara a misé sur les petits détails, pour parler du quartier et de ses habitants. Les nuits de noce, la musique populaire, l’authenticité des gens … Ce sont des images vraies qui ont enrichi le film », souligne Rahma Montasser, qui se souvient toujours des leçons de piano qu’elle prenait dans sa maison parentale et du plaisir d’aller au cinéma Amir à Choubra. « Les films de western, à la mode dans le temps, ne m’intéressaient guère », lance la monteuse qui aimait plutôt les grandes oeuvres de la littérature égyptienne, dont celles de Naguib Mahfouz, d’Ihsan Abdel-Qoddous et d'autres.
Etant la fille aînée de la famille, son père, employé à la poste, n’admettait pas l’idée que sa fille fasse carrière dans le domaine du cinéma. Du coup, il l’accompagnait toujours à ses débuts, dans les différents locaux de travail, aux studios Al-Nahas, Misr, etc. Et cela comblait Rahma de joie.
Elle a été très encouragée par son cousin maternel, le grand monteur et réalisateur Salah Abou-Seif qui l’a poussée à rejoindre l’Institut supérieur du cinéma. Témoin de plusieurs événements qui ont marqué l’Egypte, le montage qu’elle a réalisé pour Saréqate Sayfiya (vols d’été, 1988), de Yousri Nasrallah, lui a permis de passer en revue de différentes époques, les conditions féodales, les résolutions socialistes au lendemain de 1952, la nationalisation des biens qui en a suivi. « Outil d’apprentissage, le cinéma est véritablement le miroir de la société. J’ai compati avec Nasser suite à la défaite de 1967. J’appréciais l’effervescence culturelle qu’on a connue sous Sarwat Okacha, son ministre de la Culture. Rien à voir avec le déclin qu’on a connu avec Moubarak, malgré les efforts déployés par l’ancien ministre de la Culture, Farouq Hosni », indique Montasser.
Comme membre du jury de la 46e édition du Festival de la société cairote du film (Cairo Film Society), elle déplore la baisse de qualité des films égyptiens. « Je pense que le cinéma en Egypte est en déchéance. Sur les 33 films présentés à ce festival, seulement 7 films méritaient d’être débattus. Il s’agit souvent d’écriture prosaïque, d’images peu pensées, d’un montage mal tramé, etc. ». Et ce, malgré l’arrivée des nouvelles technologies. « Le montage numérique ouvre des possibilités à l’infini, on peut expérimenter comme on veut, ce qui a radicalement modifié le travail du monteur. Mais le résultat laisse souvent à désirer. C’est vrai que je fais partie de l’ancienne école en montage, cependant j’accepte les nouveautés. L’essentiel c’est de savoir s’en servir correctement. Si, dans le temps, le trop de découpe montage donnait aux films plus de valeur, aujourd’hui, le montage aux poses longues nous pousse vers une image plus simplifiée. C’est une technique que j’admire beaucoup. Mais personnellement, j’ai besoin d’un assistant-opérateur, afin de m’aider à gérer le travail de l’ordinateur qui demande une décision rapide de ma part », s’agace-t-elle.
Le travail de certains cinéastes plus jeunes lui plaît beaucoup. Elle apprécie particulièrement, par exemple, le montage d'Ahmad Hafez dans Al-Fil Al-Azraq (l’éléphant bleu), le scénario de Nadine Chams dans Lamma Benetweled (quand on naît) et la réalisation de Tamer Al-Saïd, dans Akher Ayam Al-Madina (les derniers jours de la ville). D’ailleurs, ses disciples et étudiants sont nombreux. « Les montages de Dalia Al-Nasser sont d’une grande sensibilité. Actuellement, le nombre de monteurs s’accroît. L’Institut du cinéma est le meilleur du Moyen-Orient. Ce qui nous manque vraiment c’est le soutien financier. Malheureusement, c’est l’étudiant qui autofinance ses projets ».
Lorsqu’elle était elle-même étudiante à l’Institut du cinéma, entre 1961 et 1965, elle aimait bien lire les oeuvres de l’historien français, Georges Sadoul, sur l’industrie du cinéma. C’est à cette époque aussi qu’elle a pu découvrir les multiples centres culturels, associations cinématographiques et ciné-clubs. Et ce, sans oublier l’ancien Opéra du Caire, incendié en 1971.
Le diplôme en poche, elle a travaillé entre 1965 et 1967 en tant qu’assistante avec son mentor, Saïd Al-Cheikh. « C’est grâce à Saïd Al-Cheikh que j’ai vraiment appris la technique du montage, basée sur une minutie et une approche classique ».
Puis, elle est passée de cette école classique à celle, plus novatrice, de Kamal Aboul-Ela, qu’elle a assisté également, notamment dans Al-Qahira 30 (Le Caire 1930) et Al-Zoga Al-Tania (la deuxième épouse), deux chef-d’oeuvres de Salah Abou-Seif.
Ensuite, ce fut le tour de La Momie de Chadi Abdel-Salam, en 1969. « La Momie a bouleversé le cinéma égyptien, c’est aussi un tournant dans ma carrière artistique. Et ce, après des années de mélancolie, au lendemain de la défaite de 1967 qui a terriblement affecté le cinéma égyptien. La Momie, basé sur des événements réels survenus à Gournah (Louqsor) au cours d’une expédition archéologique française, dans la vallée des Rois en 1881, est classé comme un film d’aventure. Son montage, aux poses longues, ne demande pas trop de découpes », explique Rahma Montasser.
Pendant le tournage de ce film, sa relation avec l’ingénieur Salah Mareï, chargé du décor du film, est devenue sérieuse. D’où leur mariage en 1967. « Mareï et moi, nous étions des collègues à l’Institut du cinéma. Nous partagions presque la même patience, les mêmes affinités intellectuelles, les mêmes passe-temps favoris », se souvient Montasser.
En 1969, le réalisateur Chadi Abdel-Salam fonde le centre du film expérimental, pour soutenir les films « sérieux », face au déluge « commercial ». Montasser travaille alors indépendamment, en tant que monteuse, sur un premier documentaire. « Le documentaire me donne plus de liberté, je peux mieux contrôler l’ensemble du travail, comme bon me semble. Al-Qahira 1930 est travaillé à partir d’un trucage basé sur des peintures orientalistes de l’Ecossais David Robert », précise Montasser. Et d’ajouter: « Samir Ouf et moi, nous sommes de la même promotion. On a travaillé à deux, en toute harmonie, sur des documentaires qui expérimentaient un nouveau style de montage, reposant essentiellement sur la musique et les effets sonores ».
D’où Löloët Al-Nil (la perle du Nil), en 1972, qui traite du sauvetage du temple de Philae, accompagné d’une musique plombante et énigmatique. « Ce documentaire à portée humaine a constitué un cri de douleur, qui a plus tard incité l’Unesco à déplacer le temple de Philae, totalement englouti par l’eau après la construction du Haut-Barrage à Assouan ».
Toujours dans la même année, elle a réalisé le montage du documentaire Afaq (perspectives) de Chadi Abdel-Salam, passant en revue les multiples facettes de la culture égyptienne. Afaq est filmé dans l’atelier du peintre Hassan Soliman et dans le village d’Al-Harraniya, chez l’architecte Ramsès Wissa Wassef. « J’aime ce genre de films puisant dans l’histoire égyptienne sans trop d’interventions. Des films au montage simple, élégant et cohérent », confie Montasser, qui a également travaillé sur trois autres documentaires de Chadi Abdel-Salam : Goyouch Al-Chams (les armées du soleil, en 1975), La Chaise de Toutankhamon en 1982 et Ramsès II en 1985, filmés à Louqsor et à Assouan.
« Je me sentais déchirée entre les films, ma responsabilité de professeure à l’Institut du cinéma et mon devoir de mère de deux enfants, Ahmad et Mariam, actuellement tous les deux ingénieurs. J’ai fait de mon mieux pour essayer de concilier entre ces tâches et surmonter mon sentiment de culpabilité », conclut Rahma Montasser, qui tient à profiter de son temps libre pour se rendre à l’Opéra et assister à des concerts où l’on joue la musique de Ragueh Daoud ou ceux du pianiste Yasser Mokhtar. Un vrai moment de détente.
Jalons :
1944 : Naissance au Caire.
1966 : Doyenne de l’Institut Supérieur du cinéma.
1971 : Etudes de montage au London Film School.
1988 : Montage d’Inji Efflatoun, de Mohamad Chaabane.
1990 : Al-Bahs An Sayed Marzouq, de Daoud Abdel-Sayed.
1991 : Montage de Mohamad Bayoumi, de Kamel Al-Qalioubi.
2005 : Montage d’Al-Garida Al-Masriya, de Kamel Al-Qalioubi, sur les différents dirigeants de l’Egypte.
Lien court: