La librairie Kotob Khan, située à Maadi, l’un des quartiers cairotes les plus calmes, a fait salle comble à l’occasion d’une soirée de dédicace, tenue au mois de décembre. Le public, très diversifié, regroupait des écrivains de différentes générations, mais surtout des « fans » de l’auteure qui réside au Canada depuis plusieurs années. Il s’agit de l’écrivaine, poétesse et académicienne Iman Mersal, en visite en Egypte pour le lancement de son nouveau livre Fi Athar Enayat Al-Zayyat (sur les traces de Enayat Al-Zayyat).
La cinquantaine, petite de taille, avec une tenue à l’européenne et des lunettes d’intellectuelle, répond aux questions que pose le poète Ahmad Chaféï. Ayant une amitié de longue date avec ce dernier, elle s’oppose fermement à ses commentaires, faisant des répliques limpides et sincères sur l’écriture de son livre, des phrases très personnelles, très authentiques dignes d’une poétesse de son calibre.
Sans doute était-elle surprise de voir cette foule si dense qui, normalement, suit les rencontres de romanciers, et non de poètes, en Egypte. Cette fois-ci, elle présente un essai, qui se situe à la frontière de la biographie et du reportage cinématographique, mais l’ensemble est écrit dans un esprit poétique. Le public est venu nombreux, avec de nombreuses questions. « Je viens de Damiette exprès pour ta rencontre », lance une lectrice. « Je suis votre concitoyenne de Mansoura et je viens aujourd’hui pour faire enfin votre connaissance », renchérit une jeune femme, avant de poser sa question. Iman, touchée, tente de cacher sa joie mêlée de timidité : « Merci bien ».
Bien que cet accueil chaleureux ne soit pas nouveau pour l’auteure, celle-ci en est à chaque fois très touchée. En 2015, elle avait animé une rencontre consacrée à son parcours de poétesse dans la grande salle de l’espace culturel Town House. Elle était là aussi abasourdie par la foule et par l’accueil qui lui était réservé.
Figure importante de l’avant-garde littéraire égyptienne de la génération 1990, Iman Mersal est une adepte du Qasidat Al-Nathr (poème en prose). Elle a toujours fait partie des cercles de poètes snobés par l’intelligentsia de l’époque, marginalisés plus ou moins, lesquels publiaient dans des revues indépendantes comme Al-Garad (les criquets) et Al-Kétaba Al-Okhra (l’autre écriture). « J’ai quitté l’Egypte en 1998 pour Boston, puis pour Edmonton au Canada. Je n’ai tenu ni rencontres ni tables rondes depuis une quinzaine d’années et je n’ai jamais eu à faire à ce nombre massif de gens », justifie-t-elle sa surprise. Et d’ajouter: « Je me suis rendu compte qu’un changement a eu lieu, les jeunes étudiants lisent davantage de poésie, souvent en version PDF, et plusieurs espaces culturels leur permettent de se rencontrer et de s’épanouir. Lorsque je vivais encore ici, c’était différent, mais en continuant de publier mes livres au Caire, j’ai le sentiment que mes efforts ne sont pas vains ».
Le Caire, et la ville en général, constitue l’une des données principales dans l’oeuvre d’Iman Mersal. Née en 1966 à Mite Adlan, un petit village du Delta, elle a commencé à écrire des poèmes à l’âge de 17 ans. Elle se rendait dans la ville la plus proche, Mansoura, pour suivre des cours à l’université et avoir la chance de côtoyer des intellectuels et écrivains comme Fouad Hégazi et Mohamad Al-Makhzangui, qui ont marqué son itinéraire.
Encore enfant dans son village natal, « le nombre de jeunes filles qui poursuivaient des études après le lycée ne dépassait pas les cinq ; la plupart préféraient se marier ». Mais elle a été soutenue par un père assez « original », dans un contexte difficile. « Mon père avait reçu une éducation moyenne. Il était convaincu que l’accès aux diplômes spécialisés était la seule voie pour une vie meilleure », se souvient Iman Mersal. L’université signifiait pour elle la cité et l’accès à la grande ville par le seuil de l’éducation. A l’Université de Mansoura, où elle prépare une licence de lettres arabes, elle crée et anime, avec des amis, une revue féministe, Bent Al-Ard (la fille de la terre).
En 1988, après la licence, elle s’inscrit en filière master à l’Université du Caire et vient s’installer dans la capitale. Elle publie un premier recueil, Ittissafat (caractérisations, 1990). Membre du groupe littéraire Al-Garad (les criquets), elle publie des poèmes en prose, dont les titres marquent la tendance postmoderne, les détails du quotidien et de la vie privée, comme Une allée obscure où l’on apprend à danser, en 1995, et Marcher le plus longtemps possible, en 1997. Ses deux autres recueils de poèmes en prose son liés à son expérience migratoire : Géographie alternative et Pour que j’en finisse avec l’idée des maisons.
Elle se marie en Egypte avec Michael Frishkopf, un ethnomusicologue américain, et en 1998, ils s’installent à Edmonton, au Canada, où ils obtiennent des postes universitaires tous les deux. Depuis, Mersal est professeure associée à l’Université d’Alberta. Elle a eu soin de garder ses points d’ancrage avec Le Caire, même si elle a acquis une renommée plus importante en Europe, dans les milieux culturels et académiques, et même si elle est, à grande échelle, traduite dans plusieurs langues. En français, Richard Jacquemond a ainsi publié, l’an dernier, une sélection de ses poèmes traduits, intitulée Des Choses m’ont échappé, aux éditions Actes Sud/Sindbad.
Mersal aime le poème en prose, mais s’en soustrait dès qu’elle sent que le genre lui semble « trop étroit » ; « Chaque écriture fait appel à son genre littéraire. Parfois, je décide tout d'un coup de recourir à un genre en particulier, car il va de pair avec la nature du sujet traité », explique-t-elle.
La poétesse aime aussi Le Caire et s’exerce à abandonner « l’idée des maisons », comme le dit le titre de son recueil, cherchant toujours une géographie alternative. C’est ainsi qu’elle exprime sa passion pour la mégapole cairote en ces termes: « Ne connaîtront jamais Le Caire ceux qui l’abordent en tant que lieu unique et ultime. Pour l’aimer dans sa multiplicité, tu dois t’exercer au renoncement, t’en libérer même quand tu y résides ».
« Le Caire, c’est ma ville », ne cesse-t-elle de répéter. Même si son enfance a été très marquée par une autre ville, celle de Mansoura (Mersal prépare actuellement un livre sur ses jours passés à Mansoura, qui sera publié en anglais aux éditions Seagull). Et même si elle s’est habituée de plus en plus à Edmonton, où elle vit avec des températures atteignant parfois les -25 degrés.
Lorsque Iman Mersal a commencé à écrire des poèmes en prose, elle était en quête d’un parfum nouveau, d’une écriture qui n’est pas confinée dans une référence préalable. Dans ses essais-témoignages également, elle montre qu’elle est une écrivaine douée, qui ne peut qu’accumuler les succès. Lorsqu’on l’interroge sur l’engouement actuel, de par le monde, de dépasser la classification et les frontières du genre en faisant des livres de non-fiction, elle rétorque: « Je ne suis pas convaincue de ces appellations, c’est plutôt commercial. Dans la littérature arabe classique, on a toujours échappé à ces classifications rigides; il y a eu le livre tout court, à l’instar des sujets traités autrefois par Al-Djahez, ou le genre d’Al-Tarajem (les biographies) ; c’est le cas de Les Avares d’Al-Djahez, et cela s’applique aussi à mon dernier livre, Sur les traces de Enayat Al-Zayyat».
Cet ouvrage, qui a eu un grand succès dès sa sortie, relate l’histoire d’une écrivaine peu connue, ayant une seule oeuvre posthume et qui s’est suicidée dans sa vingtaine dans les années 1960. Ce projet d’écriture, de quête et d’investigation avait préoccupé Iman Mersal depuis des années, jusqu’à la réalisation du livre. « Peut-être que la dépression qui s’est emparée de Enayat y était pour quelque chose. A un moment donné, en écrivant son histoire, j’ai touché de près aux couches profondes de moi-même. Mon premier souci n’était pas de rendre justice à un nom oublié ou de dépoussiérer une figure importante de la littérature, mais de chercher la voix individuelle à une époque en particulier ».
En 2014, l’auteure publie un livre sur la maternité, dans lequel elle a recours à ses talents de chercheuse et académicienne, à son statut de mère et de fille qui a perdu sa propre mère à l’âge de 8 ans. Actuellement, elle travaille sur le livre de son enfance, les jours passés à Mansoura. Et ce, sans vouloir écrire son autobiographie, car elle estime qu’elle n’a rien de remarquable pour raconter son histoire.
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