A la fois critique, professeur, traducteur, commentateur et poète, Walid El-Khachab porte différentes casquettes et, au fond de lui, de nombreuses contradictions. Pourtant, il les gère toutes excellemment bien et d’un air serein, pareil à un chef d’orchestre qui a intégré les notes musicales et y puise au moment opportun.
Walid El-Khachab est professeur éminent du département des études arabes de l’Université de York. Il réside au Canada depuis plus de vingt ans, mais saisit la moindre occasion pour être présent dans les conférences et rencontres en Egypte. La dernière en date était récemment, au Département de Langue et Littérature Françaises (DLLF) de la faculté des lettres de l’Université du Caire, où il a organisé, avec sa collègue Salma Mobarak, une conférence internationale sur l’adaptation entre la littérature et le cinéma. Un prétexte pour être ici, « en famille », parmi ses collègues quittés il y a longtemps. « C’est à ce département que j’appartiens », ne cesse-t-il de répéter, estimant que sa présence et son interaction avec la vie académique égyptienne est une sorte d’engagement. Une petite victoire, partagée avec les collègues du DLLF, a été enfin réalisée : consacrer une conférence aux études cinématographiques, qui étaient jusque-là snobées par les études de Lettres avec un grand L.
Walid El-Khachab a fait sa licence dans le département des lettres françaises de l’Université du Caire, ainsi que son magistère, et y a travaillé pendant 10 ans. Son lien affectif avec l’Université du Caire, il le qualifie aussi d’« entreprise familiale », puisque son père Ahmed El-Khachab et son oncle Mostafa El-Khachab avaient fondé le département de sociologie de l’Université du Caire dans les années 1960. Ils ont été tous les deux, tour à tour, directeur de ce département ; ensuite, son père est devenu vice-doyen de la faculté des lettres de l’Université du Caire, jusqu’à la fin de ses jours. Sa cousine Samia El-Khachab était également prof de sociologie.
Cette « entreprise familiale » semble garder un grand pouvoir d’attraction. Puisque malgré le succès académique dans les territoires lointains d’Amérique du Nord, El-Khachab ne cesse de renouer le lien avec l’Egypte. Est-ce le goût de la réussite qui ne se savoure que dans le pays d’origine ? « C’est affectif », dit-il. Et d’ajouter : « C’est vrai que pour moi, le succès académique au Canada est très gratifiant, mais il est incomplet tant qu’il n’est pas associé à des réalisations, des contributions au monde académique et à la scène culturelle en Egypte. Parce que je n’oublie pas mes racines ».
Engagement. C’est le mot qui sied à ce quinquagénaire issu du Collège de la Sainte Famille des pères jésuites. Parce qu’avoir grandi chez les Jésuites a marqué sa vie. Ce système d’enseignement strict et conservateur a d’ailleurs souvent enfanté de jeunes érudits bien éduqués, bien cultivés et avec du savoir-faire et, surtout, du savoir-vivre. A notre rencontre dans un café cairote, Walid El-Khachab porte des chaussures en cuir anglaises et un petit sac couleur noix ; un look pareil à celui de tout professeur, mais le voilà en t-shirt ras du cou sous un blouson, ce qui lui donne un air jeune, transgressant toutes les attentes et comme refusant d’être catégorisé comme une personne au goût classique.
Il a l’apparence d’un professeur « orthodoxe », bougeant entre les disciplines les plus diversifiées — linguistiques, littérature comparée, études cinématographiques et théorie littéraire — et les universités les plus prestigieuses du Canada. Il est spécialiste en études arabes et c’est lui qui a fondé le département en question à l’Université de Concordia en 2003. Mais au fond, cette pluridisciplinarité va plus avec son goût érudit, de touche-à-tout. Elle lui permet plus de liberté dans la recherche, de sortir des normes, de trouver des champs de recherche originaux et de se ranger toujours du côté de l’esprit critique. Porter plusieurs casquettes répond peut-être à une quête de liberté. « Dans le monde académique nord-américain, l’idée de pluridisciplinarité, de professeurs polyvalents qui peuvent assumer des cours dans plusieurs disciplines, devient de plus en plus la norme. Pour trouver des profils d’intellectuels plus complexes et polyvalents d’un côté et, de l’autre côté, parce que ça permet aux universités de faire des économies. Au lieu d’engager un professeur de cinéma et un professeur de littérature, ils vont engager un seul professeur qui peut enseigner cinéma et littérature ».
Il avoue que pendant toute sa vie professionnelle et sa carrière académique et culturelle, il a toujours vécu cette situation de l’entre-deux ou de l’« entre-trois ». « Je suis comme quelqu’un qui a plus que deux jambes et dont chacune est posée sur un territoire — le territoire de cinéma, de littérature populaire, de l’islam, etc. Quand j’ai travaillé au Caire, j’étais assistant et maître de conférences assistant à l’Université du Caire, j’étais traducteur, j’étais critique littéraire et de cinéma, également animateur à la radio, présentateur de journal télévisé et j’ai même travaillé comme présentateur d’émissions à Nile TV pendant deux ans. J’ai aussi été traducteur et interprète à la radio. Donc, il y avait déjà cette pluridisciplinarité, qui est devenue, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, le lot de plusieurs jeunes de l’époque pour pouvoir satisfaire le désir de travailler dans plusieurs domaines, mais aussi pour des raisons économiques, pour pouvoir disposer d’un .0revenu décent à la fin du mois ». Au Canada, cette polyvalence lui a permis de satisfaire son désir de chercheur affamé de connaissances dans ses domaines de prédilection, qui peuvent se résumer dans le thème du sacré dans la culture populaire, comme le soufisme, et dans son amour pour le cinéma, la théorie du cinéma et la littérature.
Il se rappelle de la professeure Amina Rachid, qui a été sa directrice de thèse égyptienne, et qui répondait en toute modestie, lorsqu’on lui disait qu’elle était une experte en littérature comparée : « Je suis un peu touche-à-tout, mais je n’ai pas de spécialités ».
« C’était sans doute une façon modeste de dire qu’elle s’intéresse à beaucoup de choses, et moi, j’essaie d’être un touche-à-tout, mais je ne suis pas aussi compétent qu’elle dans plusieurs domaines ».
El-Khachab s’adonne par ailleurs aussi à la poésie. « Je dis souvent que je ne suis pas poète, mais que j’écris de la poésie. Etre poète, c’est assumer un personnage : fumer, sortir dans les cafés, parler et marcher d’une certaine façon. J’essaie de parler d’une façon normale, d’être normal, et donc je ne suis pas poète dans ce sens ». El-Khachab a publié trois recueils de poèmes et attend la sortie du quatrième. La poésie lui est indispensable, « un désir et une obsession depuis toujours ». Son premier poème, il l’a écrit à l’âge de 14-15 ans. « Mais parce que je suis double, je suis à la fois le critique, l’académique et celui qui écrit de la poésie. L’un surveille l’autre. Quand j’écris des articles, j’essaie d’y mettre une touche de poésie et cette touche de poésie dans des articles académiques, c’est une certaine audace dans l’approche de certains sujets, dans les relations que j’établis entre différentes questions qui peuvent sembler étonnantes ». Il donne l’exemple de son travail actuel sur la production de la poésie dans son rapport avec le monde virtuel. « Je viens d’écrire un article où je compare l’attitude du poète arabe contemporain devant Facebook à celle du poète préislamique face au mur de la Kaaba, quand on accrochait les manuscrits ou les parchemins de poèmes sur ce mur sacré. J’estime qu’aujourd’hui, le poète, quand il met ses poèmes sur sa page Facebook, accomplit un geste ancestral qui remonte au Ve siècle. Ce genre de rapprochement, je le fais de façon académique et vous lirez l’article pour me dire si vous êtes d’accord ou non sur cette argumentation. Mais ce genre d’approche, que j’appellerai poétique, est un rapprochement qui n’a pas été fait et qui semble choquant et bizarre de prime abord. Mais je pense que ma contribution académique peut offrir du nouveau quand elle met du poétique dans la façon d’établir des relations entre différents sujets ».
De même, le côté académique influence sa poésie, dans le soin d’une qualité irréprochable, de concision et d’originalité. Le prix qu’il paie pour cette minutie et sa vie studieuse est qu’il attend toujours longtemps avant de publier. Or, il semble que tous deux sont indispensables pour lui, une sorte de besoin vital : publier de la poésie et travailler sur des objets culturels arabes. « Ecrire de la poésie est une façon de me connecter sur le plan affectif avec le monde arabe, parce que ça me permet d’évoquer des questions et des préoccupations liées au monde arabe, dans la langue du monde arabe », dit El-Khachab.
Quand on évoque l’exil et on lui demande s’il y a un lien avec la poésie, à l’instar du poète arabe préislamique dans le désert, il répond : « Mon exil devient supportable à cause des poèmes que j’écris. En fait, la plupart des poèmes que j’ai écrits l’ont été après l’émigration au Canada. Parce que je pense que c’est une façon pour moi de rentrer en Egypte symboliquement et au niveau affectif, et donc de supporter cet exil, qui est par ailleurs indispensable pour moi ». En effet, Salah Abdel-Sabour ne disait-il pas « Je m’éloigne de vous pour mieux vous comprendre, pour mieux vous connaître » ? C’est aussi le credo du poète professeur. « Mon exil au Canada se résume comme ceci : je m’éloigne de l’Egypte pour mieux la connaître, pour mieux l’aimer ».
Jalons :
1965 : Naissance en Egypte.
1997 : Emigration au Canada.
2001 : Premier recueil de poèmes Al-Mawta la Yastahlékoune (les morts de consomment pas), Le Caire, éditions Sharqiyat.
2003 : Doctorat sur le mélodrame en Egypte.
2004 : Arabes : Sortir du marasme ?, dirigé par Walid El-Khachab, France, éditions Corlet.
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