Il dit souvent ne pas être pris de nostalgie « aveugle » pour Le Caire cosmopolite des années 1950, où il a grandi jusqu’à l’âge de 14 ans. Car à ses yeux, c’était une Egypte plus ou moins sans Egyptiens. Et lui, il a pu mesurer depuis très tôt ce qu’était l’oppression coloniale, de par son éducation qui a fait de lui « un communiste spontané ». La nostalgie implique aussi un certain défaitisme et une sensation de regret, qui lui sont étrangers.
Cependant, il loge toujours au centre-ville cairote à chaque fois qu’il est de passage en Egypte, étant un habitué de la pension Roma, située à la rue Mohamad Farid, à quelques pas de la place Tahrir. Plafonds hauts, balcons à colonnes, parquets cirés, meubles anciens… Par là, tout respire un charme vieillot. Il se trouve ainsi à proximité de l’ancien appartement de ses parents, dans l’immeuble qui fait le coin de la rue Soliman Pacha (actuellement Talaat Harb) et celle du 26 juillet. « J’y suis allé, une fois de retour dans les années 1970. Il m’a paru beaucoup plus petit que dans mon imagination ! ».
Au Lycée français de Bab Al-louq, il avait déjà compris qu’il y avait deux récits, deux histoires, des grilles de lecture diverses et propres à chacun. Le pays vivait l’exaltation nassérienne, au lendemain de la nationalisation du Canal de Suez. Certains programmes scolaires suivaient le cursus français et d’autres avaient été « égyptianisés ». Du coup, un même fait trouvait des explications que rien ne rapprochait. Les manuels français célébraient, par exemple, l’Expédition de Bonaparte, en 1798, comme étant le début de l’ère moderne au Moyen-Orient, en évoquant la bataille des Pyramides et en saluant les savants qui avaient réalisé les dix tomes de la Description d’Egypte. Et les manuels égyptiens reprenaient un tout autre récit, focalisant sur les révoltes du peuple, sa haine devant les profanations commises par les soldats… L’historien Abdel-Rahman Al-Jabarti contait l’impossible rencontre entre un peuple et un conquérant, souligne-t-il dans le prologue de son ouvrage De quoi la Palestine est-elle le nom ? (éditions Les liens qui libèrent, 2010).
Cette enfance a fait de lui un Français différent, un journaliste qui n’a jamais caché son engagement, l’un des fins analystes du Maghreb et du Moyen-Orient. « Il y a des points de vue différents sur le monde, selon l’endroit où l’on est. Il est intéressant d’avoir toutes les visions du monde, sans dire ceci est juste ou faux ». Et c’est ce qu’il essaye de refléter à travers le site d’information indépendant Orient XXI, qu’il a créé, en 2013, avec d’autres journalistes, intellectuels et universitaires, notamment en reprenant deux fois par semaine des articles arabes traduits vers le français. Et ce, dans le but d’explorer toutes les nuances de la situation, en préservant la sensibilité de la région. D’ailleurs, l’ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique s’est toujours livré à des décryptages très pédagogiques, pour expliquer de manière simple les relations complexes entre Israël et la Palestine, ainsi que le rôle des acteurs de la scène internationale dans le conflit. Il en est l’un des experts et a publié, en 1983, l’une des meilleures thèses de doctorat sur L’Organisation de Libération de la Palestine (L’OLP).
Son dernier ouvrage en date, Un Chant d’amour (éditions La Découverte, 2017), raconte, à travers les bandes dessinées créées par Hélène Aldeguer, un demi-siècle de relations franco-israélo-palestiniennes, marquées par tant de contradictions et de non-dits. Les propos des personnages sont tous authentiques, et les images permettent de toucher un public plus large, tirant profit du succès que connaît la BD en France ces derniers temps. « J’ai essayé aussi de faire un livre sur Henri Curiel en BD, mais le projet n’a pas abouti (ndlr: Curiel, son père naturel et militant marxiste anticolonialiste, assassiné en France en 1978, a offert sa villa cairote à l’Etat algérien, après son indépendance). En ce moment, je suis en train d’écrire sur l’Egypte des années 1950. Chez certains, il y a une nostalgie inconsciente de ce que c’est d’être un privilégié. Le journaliste Mario Rispoli (1937-2005) a une formule qui décrit bien notre vie au Caire, disant dans son livre Italien d’Egypte : On ne vivait pas en Egypte, mais sur l’Egypte », dit Gresh, qui a quitté Le Caire en 1962, après la nationalisation de la société d’installation de câbles électriques que tenait son père, ce père non biologique qu’il affectionne et dont il porte le nom. Des moments difficiles, dont le souvenir est encore vif.
Alain Gresh se rend compte qu’il était un privilégié en Egypte. Tous les dimanches, il allait nager ou jouer au tennis au Guezira Sporting Club, un lieu réservé quand même à une élite. Ensuite, il rendait visite à sa grand-mère, partageant avec les siens le repas hebdomadaire, composé de Mouloukhiya (soupe verte à base de corète potagère) et de feuilles de vigne farcies. Il avait un passeport égyptien, de par sa famille, mais l’arabe n’a jamais été sa langue maternelle, puisqu’à la maison, on parlait plutôt français. « Je n’avais pas l’impression d’être Egyptien et je savais que j’allais forcément parachever mes études en France. Je ne peux pas lire un roman en arabe, et il m’est très difficile de suivre les sous-titrages des films. J’étais conscient des injustices qui s’effectuaient au détriment de l’écrasante majorité de la population. Avec ma mère, militante communiste, on regardait des films chinois et l’on se nourrissait de littérature russe. On avait une approche très politique, mais l’Egypte de l’époque était aussi très politisée ».
Sa mère était juive, née en Suisse d’un père lituanien originaire de Vilnius et d’une mère russe de Saint-Pétersbourg. Cette dernière s’est remariée avec un pharmacien juif assez fanatique et ils se sont installés au Caire, en 1928. Sa mère s’est enfuie, par la suite, du domicile parental, à 18 ans, et a épousé un copte catholique égyptien de la famille Gress. « Mon père Gress était ingénieur. Il avait des idées progressistes, mais il était bourgeois. Il jouait au bridge au Club automobile, fréquenté par le roi Farouq. Plus tard, j’ai étudié les mathématiques et la physique nucléaire, pour être scientifique comme lui. Il m’a élevé comme son fils, alors qu’il savait que je n’étais pas le sien, tandis qu’Henri, lui, faisait la révolution », raconte Alain Gresh, en expliquant qu’il a seulement su en 1976 qu’Henri Curiel était son père biologique, même s’il s’en doutait bien avant. Il avait rencontré Henri, comme il l’appelle, pour la première fois, en Suisse en 1958. Il savait que c’était grâce à lui qu’il recevait régulièrement l’encyclopédie Tout connaître et l’hebdomadaire français de bandes dessinées Vaillant. « J’ai compris qu’on peut avoir deux pères, et le vivre de manière très positive », dit-il.
Arrivé en France, c’est Henri qui le forma politiquement. Il lui doit beaucoup sur le plan des idées: son penchant tiers-mondiste, son pragmatisme ou le fait de se retrouver davantage dans l’action concrète que dans la théorie, l’engouement pour les libérations des peuples, qu’ils jugent, tous les deux, comme l’une des choses les plus importantes du XXe siècle. « En 1967, j’ai pleuré après la défaite des Arabes, en écoutant la propagande israélienne », avoue-t-il.
Durant ses premières années en France, il fallait assumer la lourde charge d’adaptation. C’est peut-être la raison pour laquelle il a essayé pendant longtemps de refouler son rapport affectif à l’Egypte, en gardant plutôt des liens de nature intellectuelle et politique avec le monde arabe. Il a coupé les ponts avec ses amis, venus également d’Egypte à la même époque, ne vibrait pas à l’écoute des chansons d’Oum Kalsoum… Bref, il voulait oublier l’Egypte qui l’a marqué dans plusieurs sens, comme il l’affirme aujourd’hui. « C’était trop dur. Je suis arrivé en France sans ma mère, pour un problème de visa. Elle n’a pu nous rejoindre que quelques mois plus tard, après avoir intenté un procès en Egypte pour obtenir le droit de partir. J’étais donc dans un pensionnat de Saint-Germain en Laye. Je parlais un français différent, avec des expressions traduites de l’arabe, comme: il m’a sorti l’âme (pour dire il m’a exaspéré) ». Et d’ajouter: « Plus tard, j’ai abandonné l’arabe, je me suis forcé à changer d’accent, et j’ai changé de nom ».
Adel Nabil Gress devient donc Alain Gresh. Après un riche parcours politique au sein du Parti Communiste Français (PCF), il troque le costume de politicien pour l’habit de journaliste, signant un tas d’articles sur le Proche et Moyen-Orient, sur l’Asie Centrale, l’ex-Yougoslavie, mais aussi sur l’islam en France, les extrémismes et l’islamophobie.
Après avoir été permanent de l’Union des étudiants communistes avec Dominique Vidal, puis de la Jeunesse communiste, il devient secrétaire coordinateur du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à la Havane, en 1978. Au sein du PCF, où il est l’un des permanents, il s’occupe surtout du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Déjà dans les années 1970, il ne voyait plus l’URSS que comme un allié pour les pays du tiers-monde et un contrepoids aux Etats-Unis. « Je voyais le communisme à travers mon indépendantisme égyptien. Et ma vision de l’URSS était principalement liée à son soutien à Nasser », affirme-t-il à plusieurs reprises. Fin 1979, lorsque le PCF soutient l’invasion soviétique en Afghanistan, Gresh proteste, étant persuadé que ce genre d’intervention militaire ne peut amener qu’à une violence et une radicalisation accrues, comme cela s’est effectivement passé, plusieurs années après, avec la guerre américaine contre l’Iraq, en 2003.
« En 1983, je n’étais plus permanent du PC. J’ai divorcé sans crise, mais c’était un peu comme les gens qui perdent la foi ». Il a tenté ensuite de se convertir à l’académisme, mais ce n’était pas évident de décrocher un poste universitaire. Alors, il a atterri dans le monde du journalisme, en signant un premier article sur le Soudan, dans un journal suivant les nouvelles d’Afrique que tenait un juif d’origine égyptienne. Et ce, avant de collaborer avec le Monde, puis de se joindre à l’équipe du Monde Diplomatique, où il a travaillé jusqu’à fin 2015. Entre-temps, il se lie d'amitié avec un homme passionné et passionnant, également originaire d'Egypte: Eric Rouleau, avec qui il partage pas mal de ses visions sur le Moyen-Orient. Leur cheval de bataille tous les deux.
Cependant, à l’heure actuelle, tout ce qu’on a bâti s’effondre sous les yeux. Le processus de paix, entamé à Oslo en 1993, est déjà mort. Il n’y aura plus d’Etat palestinien, et celui-ci est réduit à des bantoustans comme ceux de l’Afrique du Sud durant la période d’apartheid. Gresh n’a plus d’illusions. Il préfère néanmoins suivre le conseil de Gramsci et « allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ». C’est-à-dire continuer d’écrire, pour changer les choses. « Je peux faire un constat déprimant de la situation, mais vous dire en même temps qu’est-ce qu’il faut faire pour s’en sortir. Ecrire sur la question palestinienne ou autres me donne un optimisme intérieur ». Et de poursuivre: « Le plus inquiétant en termes d’information, c’est qu’en France maintenant, ce sont les chaînes de télévision qui font l’agenda politique. De plus, on ne peut plus faire de journalisme en France sans sortir des écoles de journalistes. Or, celles-ci produisent des clones et des robots. On ne peut pas penser une autre forme de démocratie sans passer par les médias. Ils constituent un enjeu aussi important qu’a été l’éducation au XIXe siècle. Cependant, les partis politiques n’ont pas de programmes là-dessus ».
En ces temps de crise, Alain Gresh n’est pas dérangé quand on le taxe d’islamo-gauchiste. Il a l’habitude d’être parfois marginalisé pour ses prises de position. « Ce terme fut créé pour attaquer des gens comme moi. On a le droit de critiquer une religion, mais l’islamophobie attribue à tous les musulmans les mêmes caractéristiques, la même image, la même définition. Or, la pratique de l’islam est très diversifiée. Sartre dit dans Réflexions sur la question juive : On est juif aux yeux de l’antisémite ».
C’est peut-être encore le fait d’avoir grandi en Egypte, un pays où la religion a beaucoup de poids, qui le rend plus subtil à cet égard. « Je suis athée, mais je n’ai jamais été antireligieux. Je ne partage pas la vision de la gauche française quant à la laïcité en tant qu’une lutte antireligieuse », conclut Gresh, trouvant qu’on peut être croyant et révolutionnaire. Les gens ont besoin de se rattacher à des croyances, et lui, il en a choisi les tiennes depuis très tôt .
Jalons :
1948 : Naissance au Caire (Egypte).
1962 : Départ en France.
1983 : Publication de sa thèse OLP, histoire et stratégie, éditions Spag-Papyrus.
1986-fin 2015 : Le Monde diplomatique (il a été rédacteur en chef et directeur adjoint).
2013 : Création du site d’information Orient XXI.
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