Pianiste de jazz, il n’aime pas être étiqueté. Pour lui, la musique avec un grand « M » est porteuse de tonalités affectives que partagent musiciens et public. Lui, c’est George Nabil, 28 ans, jeune pharmacien, jazzman, compositeur et fondateur du groupe Circle of Four en 2019. Il s’est vite fait remarquer, d’un concert à l’autre, à l’espace Room, à Garden City. Et le voilà invité pour la première fois au Festival International de Jazz du Caire (du 10 au 13 octobre). Plus encore, c’est son groupe qui animera la soirée d’ouverture de la 11e édition, à l’Ewart Hall de l’Université américaine, le 10 octobre.
« Le festival nous offre une belle occasion d’échange culturel avec des groupes de jazz du monde entier. J’y jouerai deux de mes compositions : After a Rainy Day et Persitant Soul, qui se situent entre ballade de jazz et funk. Et ce, avec d’autres morceaux variés, comme Agua de Beber (standard de jazz de bossa nova d’Antonio Jobim) et Misty Funk d’Erroll Garner. J’aime reprendre dans ce genre de jams éclectiques les chansons occidentales les plus connues, celles basées sur des standards du jazz, appartenant au grand répertoire américain, allant des années 1920 à 1960 », indique le musicien.
Né dans le quartier de Choubra, l’un des plus peuplés du Caire, Nabil vient d’une famille modeste. Ceci dit, il a grandi dans une ambiance chaleureuse, où régnaient les valeurs de citoyenneté, de bon voisinage et de cohabitation pacifique. « Mes parents n’avaient rien à voir avec la musique. Ils écoutaient simplement la radio, le matin ou l’après-midi, pendant leurs moments de détente. Ils aimaient les chansons de Farid Al-Atrach, d’Oum Kalsoum et de Abdel-Wahab. Ils voulaient que leur fils fasse des études de médecine, d’ingénierie ou de pharmacie. J’ai essayé de respecter leur souhait, donc j’ai étudié la pharmacie à l’Université de Aïn-Chams », dit George Nabil, qui était scolarisé à la célèbre Sainte-Fatima School, à Abbasiya.
Calme et brillant étudiant, George Nabil n’a jamais oublié son amour pour la musique. Les quelques heures qu’il passait tous les jours sur son orgue lui permettaient d’assouvir sa passion. Jouer de l’orgue à la maison, mais aussi à l’école, tous les matins, avant les cours, c’est ce qui le consolait. « A 7 ans, j’improvisais sur mon orgue des chansons arabes, celles qu’écoutaient mes parents à la radio. Mes parents ont vite remarqué mon talent et m’ont confié, dès l’âge de 12 ans, à un professeur de piano classique », se souvient Nabil. Et d’ajouter : « Avec ce dernier, je jouais des compositions de Omar Khaïrat, un musicien qui a brillamment réussi à se forger une identité musicale qui lui est propre, rapprochant musique arabe contemporaine et musique classique occidentale. Peut-être un jour, je le ferais moi aussi. Ce sont les miroirs de deux cultures différentes. Le piano est un instrument entier. L’étendue de ses octaves, au nombre de sept, qui varie du très grave au très aigu, donne la possibilité de jouer des styles différents ».
Très influencé dès son jeune âge par le piano de Omar Khaïrat, comme par le Grec Yanni, le jeune pianiste vient de fonder la formation de jazz Circle of Four, regroupant ses amis musiciens Andrew Safwat (guitare basse et contrebasse), Michael Adel (guitare électrique), Amr Abdel-Fattah (percussions) et Amina Al-Abd (chants). « Nous ne sommes qu’un jeune groupe, encore à ses débuts. Pourquoi donc précipiter les choses et passer directement à la musique de fusion. On n’aime pas suivre aveuglément ce qui est à la mode, comme certains groupes, mais on fait plutôt ce qui nous plaît », dit-il. Et de souligner: « La musique est un beau langage universel. Elle possède un pouvoir émotif que les mots n’arrivent jamais à exprimer ».
George Nabil fait du free jazz et du cool jazz, caractérisé par sa douceur et sa légèreté. Il se démarque par son articulation, son timbre chaud et feutré et sa grande sensibilité musicale. Une musique née de la rencontre entre les chants des esclaves noirs du sud des Etats-Unis et des méthodes instrumentales harmoniques et mélodiques inventées en Europe.
Le jeune musicien aime écouter Eric Clapton, B.B. King et Bill Evans. « J’adore la musique blues, l’une des formes d’expression vocale et instrumentale les plus vibrantes et sincères, dérivée des chants de travail et des gospels des populations afro-américaines. Le jazz standard était en son temps une révolution à la fois musicale et humaine, qui a permis à un peuple d’accéder à la reconnaissance. Pour moi, le jazz est un état d’esprit par lequel on s’oblige à avancer sans cesse, à se remettre perpétuellement en question », déclare Nabil. Il poursuit : « J’aime calculer les choses sans perdre l’émotion. Mes compositions de jazz oscillent entre émotion et raisonnement, dans une ambiance relaxante, capable d’évacuer le stress. Nos émotions sont les esclaves de nos pensées et nous sommes l’esclave de nos émotions ».
Diplômé en 2013 en pharmacie, George Nabil travaille pendant trois mois dans une pharmacie au Caire, puis pendant cinq ans dans le domaine de la recherche pharmaceutique dans une firme privée. « J’aime bien doser les choses et mes études en pharmacie sont basées sur l’équilibre des équations et le planning bien défini ». Un principe qu’il applique aussi à sa musique, puisqu’il a entièrement renoncé à son domaine de spécialisation pour se consacrer au jazz. « Je n’aime pas le multitasking », lance Nabil, qui se plonge désormais dans l’univers du jazz à travers des livres et des vidéos sur Internet. Ses livres favoris sont : Le Livre de la théorie du Jazz, de Mark Levine, Jazz Piano Voicing Skills : A Method For Individual Or Class Study, de Dan Haerle, et How to Play Jazz and Improvise, de Jamery Aebershold.
Le musicien déploie beaucoup d’efforts personnels pour se perfectionner. Il passe de nombreuses heures auprès de son mentor, le jazzman et compositeur Rami Atallah. « Ce dernier est le maître incontesté de ce que j’appelle le jazz-feelings. En 2016, j’ai fait sa connaissance à l’église Saint-Antonios, à Choubra. Me voyant jouer sur l’orgue avec la chorale de l’église, il est venu directement vers moi pour me féliciter. Je me souviens de ce qu’il m’a dit ce jour-là : Avec le jazz, nous ne sommes pas censés inventer du nouveau. Il m’a conseillé ensuite de lire beaucoup de livres et d’écouter tous les genres de jazz. L’essentiel, pour lui, c’est l’émotion pure, produite sur scène, c’est ce qui différencie un jazzman d’un autre », raconte Nabil.
C’est au « Music Hub », fondé par Rami Atallah dans le quartier d’Héliopolis, que Nabil enseigne le piano, la théorie du jazz et donne des jam-sessions, suivant la méthode d’enseignement de son mentor. « Le Music Hub n’est pas seulement un espace de découverte de nouveaux talents, c’est aussi un espace d’interaction entre les musiciens. Plusieurs ateliers musicaux y seront organisés durant la 11e édition du festival de jazz », souligne Nabil, qui accompagne aussi depuis 2017 plusieurs groupes de jazz, notamment The Riff Band, Elvis Band de Amr Yehia et les groupes de Noha Fekry, Sherry Mamdouh, Ahmed Nazmi et de la chanteuse marocaine Sara Moullablad. Tous sont des musiciens qui se produisent régulièrement au Cairo Jazz Club, à Agouza, et à l’espace Room.
« J’ai participé au piano à la pièce musicale Leïla, mise en scène par Hani Afifi. Donnée avec succès, elle tourne autour de la bataille classique entre le bien et le mal. On jouait de la musique live sur scène tous les soirs, avec l’Orchestre symphonique du Nil, sous la direction de Mohamed Saad Basha. Une musique qui oscillait entre joie et tristesse, crescendos et decrescendos, enthousiasme et apathie. Ces contrastes musicaux sont ce que j’aime jouer le plus », conclut George Nabil, qui rêve de voyager à l’étranger et de visiter les plus grands festivals de jazz pour y présenter son propre répertoire, à cheval entre plusieurs cultures.
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