Il vient d’exposer une centaine de photos-portraits de Soudanais aux visages expressifs dans le cadre des activités Tahrir Lounge, organisées à l’Institut Goethe du Caire. Le jeune photographe soudanais Muzafar Musa Hinaitir, 26 ans, est également ingénieur, réalisateur et poète. Il tient à préserver l’héritage soudanais dans sa diversité ethnique et culturelle.
Les êtres humains constituent sa principale source d’inspiration. D’ailleurs, les photos récemment exposées au Caire font partie de tout un projet artistique qu’il a intitulé Malameh (traits), mettant en avant les traits caractéristiques des gens ordinaires, notamment les plus « démunis » ou « marginalisés », selon les termes de Muzafar Musa. Entamé au Soudan en 2014, le projet entend transcender les frontières entre les religions, les cultures et les ethnies, au-delà de tous les enjeux politiques. « J’espère réaliser 1000 photos avec pour thème la diversité ethnique, ensuite j’espère m’étendre à toute l’Afrique, pour capter sa diversité et mettre les hommes sur un pied d’égalité », déclare l’artiste.
Le photographe était déjà présent au Caire pour participer à l’exposition L’Afrique aux yeux des Egyptiens et des Soudanais, qui s’est tenue à la Bibliothèque d’Héliopolis en août dernier. Les organisateurs des activités Tahrir Lounge l’ont alors invité à exposer ses photos-portraits en septembre, pour donner un avant-goût de son projet. « Franchement, j’aurais bien voulu présenter Malameh au Soudan en premier. Mais les artistes-plasticiens de tous bords n’étaient pas les bienvenus au Soudan depuis décembre 2018. Ils étaient soupçonnés par les autorités d’être impliqués dans le vaste mouvement de protestations contre le régime d’Al-Béchir », précise Muzafar Musa, qui a pris part dès le début aux protestations et au sit-in en face du quartier général de l’armée, à Khartoum. « Pendant 30 ans, sous le régime d’Al-Béchir, nous, les artistes-photographes ou autres, avons souffert d’autocratie et de despotisme. Il nous était interdit de prendre des photos dans la rue. Actuellement, et en dépit de la formation d’un nouveau gouvernement exécutif de serment constitutionnel, la situation politique n’est pas totalement stable. En attendant, je vais exposer hors du Soudan, pour présenter mes oeuvres d’art, en Afrique et dans tout le Moyen-Orient ».
Muzafar Musa faisait un stage de design-graphique au centre culturel russe, au Caire, depuis janvier 2019. Il cherche constamment à enrichir sa carrière de photographe et de cinéaste. « Le projet Malameh permet de faire découvrir le Soudan différemment. Un Soudanais n’est pas forcément noir, mais il y en a aussi des blancs, des bruns, etc. ». C’est la diversité des couleurs, mais aussi celle des cultures.
« Ces visages sont sérieux ou souriants, peu importe. J’essaye de saisir l’instant que je juge le plus touchant, s’agissant de moments critiques, comme les lamentations d’un homme qui a été arraché subitement de chez lui. Je capte l’effet de la séparation géographique sur son visage et sur ceux d’autres Soudanais habitués à vivre en coexistence pacifique. Ils ont, malgré tout, un sourire aux lèvres, pendant les fêtes ou dans les cafés », indique Muzafar Musa, qui affiche lui-même un sourire de temps en temps, en parlant.
L’artiste est plutôt du genre calme, introverti et contemplatif. A l’affût des émotions éphémères. « J’exprime mieux mes pensées à travers l’image que la parole. Pour moi, la communication qui se fait par l’intermédiaire de la photo et du langage visuel est beaucoup plus influente ». Et d’ajouter : « On se sent plus libre en donnant libre cours à son imagination, en partant très loin avec l’image. Et nous avons tous le droit de rêver, chacun à sa manière, d’aspirer à un monde meilleur ». Lui, il rêve d’un Soudan « inébranlable », comme il l’explique: « Le Soudan compte 400 tribus, 100 langues, 500 dialectes. Malgré la diversité ethnique, le Soudan, ou la Petite Afrique, nous serre tous, nous le peuple soudanais, à pied d’égalité. Et ce, en dépit des guerres civiles au nord du pays. La blessure demeure très vive dans les coeurs à cause de la division du Soudan entre nord et sud, en 2011. Cela me déchire ».
Né à Khartoum, au confluent du Nil blanc, venant du Sud, et du Nil bleu, venant de l’Ethiopie, Muzafar Musa est étroitement lié à ses racines. Sa famille a depuis très tôt semé en lui le sens du devoir et du patriotisme. Son père est originaire de la tribu Al-Maaliya, ou Al-Maghariba, d’origine marocaine, dont les membres ont émigré au Soudan et se sont installés au Kordofan et au Darfour. La mère de Muzafar, une femme au foyer, appartient à la tribu Tanaghla, celle des Monts Nuba, dans le Kordofan du Sud, bordé par le Nil à l’est et au sud. « Les Nubas du Soudan sont fiers et courageux. On les définit comme une mosaïque culturelle et religieuse d’une cinquantaine de tribus, qui a de tout temps fasciné les ethnologues. A cheval entre deux mondes, arabe et africain, les Monts Nuba sont une zone contestée entre nordistes et sudistes. C’est ma mère qui me donne le soutien moral dont a besoin un jeune comme moi, vivant au Soudan dans de telles conditions », souligne Muzafar Musa, qui parle le nubien qu’il a appris de sa mère, mais aussi l’arabe classique comme son père, un bédouin pastoral du sud.
Cette diversité culturelle et ethnique a ouvert au jeune photographe et cinéaste des horizons partagés par les uns et les autres. De quoi forger sa vision du monde. « Je porte en moi les semences du nationalisme soudanais. Mon projet Malameh vise l’union nationale du pays. Pendant le dernier soulèvement, les Soudanais ont fusionné. Reste à relever les défis de la transition politique », dit Muzafar Musa, qui a choisi d’habiter, pendant son séjour au Caire, au centre-ville, qui le séduit de par sa diversité. « Le centre-ville cairote reste un lieu cosmopolite où les gens sont très mélangés. J’y retrouve l’ambiance des cafés, décrits par mon écrivain préféré, Naguib Mahfouz », indique le photographe, qui est en train de préparer son voyage aux Emirats arabes unis, notamment à Abu-Dhabi, à la recherche de nouveaux parrains pour son projet artistique. « Je suis parmi les six millions de jeunes Soudanais qui ont quitté le pays pour travailler loin de leurs familles et échapper aux conditions de vie difficiles », dit-il, le chagrin dans l’âme.
Depuis 2015, il s’engage en tant que bénévole dans une association de bienfaisance, Zilal Al-Rahma (ombres de la miséricorde), fondée en avril 2004 à Khartoum, pour aider les personnes pauvres. « Faire du bien, aider ceux qui sont dans le besoin, dessiner le sourire sur les visages, cela me réconforte. A travers l’association, j’ai contribué au projet Aner Darbi (illumine mon chemin), offrant une bonne éducation aux citoyens au lieu du niveau médiocre fourni par les enseignants qui dépendaient du gouvernement sous Al-Béchir) ».
Muzafar Musa a également travaillé, en 2014, dans une société commerciale de photographie pour couvrir les frais de ses études à la faculté jordano-soudanaise d’ingénierie, d’électronique et de communication, qu’il a achevées en 2017. Ses études en ingénierie ne l’ont jamais empêché d’exercer sa passion pour la photographie et le cinéma. Il a filmé, entre 2016 et 2017, quelque 30 documentaires, traitant tous du Soudan, soit une série de films qui s’intitule Salil Al-Faradis (fils de paradis), produite par la société médiatique soudanaise 4D. « Ces documentaires passaient en revue l’artisanat traditionnel du Soudan: le tissage, la menuiserie, etc., pratiqués par l’homme soudanais simple ».
A Khartoum, pendant sa scolarité primaire à l’école Ibrahim Sobahi et secondaire au lycée Ibn Rochd, Muzafar Musa s’est toujours intéressé aux poètes et aux écrivains soudanais, notamment Mohamad Hassan Salem Homaid et Abdallah Al-Tayeb. « Homaid est l’un des écrivains qui ont formé la conscience du peuple soudanais. Très populaire, il est réputé pour ses écrits prônant la résistance. Al-Tayeb a, quant à lui, contribué à populariser la culture traditionnelle soudanaise à travers ses écrits grâce à une méthodologie solide et un arabisme très rhétorique », explique le jeune photographe.
Ce dernier admire aussi le style du photographe soudanais Hisham Karoury, dont les oeuvres dressent un bilan panoramique du Soudan, reflétant sa géographie et sa diversité. « Comme l’exprime bien mon artiste favori, Van Gogh, dans l’une de ses lettres: On ne s’exprime que par ses toiles. Personnellement, c’est l’image qui exprime le mieux ma pensée », conclut Muzafar Musa, un jeune artiste décidément à suivre .
Jalons :
1993 : Naissance à Khartoum, au Soudan.
2015 : Travail bénévole à Zilal Al-Rahma, association soudanaise de bienfaisance.
2017: Diplôme de la faculté jordano-soudanaise d’ingénierie électronique et de communication.
Du 10 au 17 septembre 2019 : Exposition Malameh à l’Institut Goethe, au Caire.
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