Férial Ahmad est née à Akhmim en 1960 et a rejoint le Centre d’Akhmim en 1973 pour devenir tisserande d’abord, puis brodeuse. Dans ce centre, les filles et les femmes exercent trois types d’activités : la fabrication du tissu à partir de métiers à tisser manuels, la broderie classique, qui consiste à reproduire des motifs appartenant à l’héritage millénaire égyptien. Alors que le troisième volet des activités du centre est la broderie de motifs libres, spontanés et n’appartenant à aucune école artistique. Férial est la plus jeune d’une fratrie de 6 enfants dont le père était tailleur fabricant de djellabas pour hommes. Elle a cinq garçons et deux filles, qui ont toutes les deux également rejoint le Centre, bien qu’ayant suivi des études universitaires et étant détentrices de diplômes supérieurs. Face à ses 120 consoeurs, Férial se distingue par un savoir-faire qui n’est pas fréquent. Alors que les artistes du centre commencent leurs oeuvres par faire des brouillons dans leurs cahiers, ou même par dessiner à la craie sur les morceaux de tissus de leur choix, Férial, à leur inverse, n’utilise ni la craie pour ses esquisses ni, bien sûr, son cahier. Elle préfère les dessiner directement avec du fil. Malgré tous les risques que cela représente. « Oui. Je n’ai aucun problème à défaire l’ensemble de mon tableau brodé et à reprendre les sujets que je voudrais présenter depuis le début, lorsque je suis mécontente de mon travail », dit-elle.
Férial Ahmad fait preuve de beaucoup de créativité et aborde une grande variété de sujets, dont des arbres, diverses plantations et des personnages exerçant divers métiers.
Elle explique : « Dans le tableau que j’ai nommé La Vendeuse de fromage (45 x 64 cm), je présente une vendeuse de fromage vêtue d’une robe fleurie et qui tient son plateau de marchandises d’une main et sa cruche de lait de l’autre. Ma paysanne est accompagnée de sa chèvre. Elle a l’air de vouloir faire la promotion de son produit aux villageoises qui sortent à leur fenêtre pour l’interpeller ». Férial est fière de montrer la photographie de son tableau produit en 2016 : « Une dame libanaise qui vit au Canada avait acheté mon tableau. Elle l’expose dans le salon de sa résidence », ajoute-t-elle dignement.
Férial continue à raconter avec fierté les histoires autour desquelles tournent les sujets de ses tableaux : « Dans celui-là, je présente le fameux sycomore de notre centre ». Pour elle, le tableau est construit autour d’un arbre au milieu, entouré de petits personnages et de petits éléments. En fait, le centre communautaire d’Akhmim est un lieu unique où les femmes artistes déploient leur savoir-faire et leur créativité. Il est composé d’une grande cour avec un gigantesque sycomore, et des ateliers de tissage et de broderie tout autour. Certaines femmes prennent place sur les marches qui conduisent à la cour intérieure pour broder là où d’autres préfèrent travailler à l’ombre du sycomore. C’est le cas de l’artisane au rouet représentée par Férial Ahmad dans sa préparation de la canette qui va servir au tissage. « J’ai également dessiné une jeune fille perchée sur une grosse branche du sycomore pour mieux voir toute la cour. Elle savait qui était là et qui était absent ! », dit-elle aussi.
Le troisième chef-d’oeuvre de Férial était intitulé Les Contes des filles et des femmes d’Akhmim. Il s’agissait en fait d’une représentation artistique de la cérémonie de signature et de dédicace du premier livre consacré à la documentation de cet artisanat unique de la Haute-Egypte qui avait commencé en 1960.
Dans un grand tableau mesurant 60 cm de long et 55 cm de large, tous les éléments sont présents : l’auteure entourée de ses invités, dont la première secrétaire de la ministre de la Solidarité sociale, les musiciens qui jouaient le rebab, alors que l’une des invitées avait commencé à danser. Puis dans un autre coin, l’auteure tient un stylo et est en train d’écrire une dédicace sur la première page blanche de son livre ouvert, pendant que deux personnes descendent les escaliers du jardin et que quelques autres sont assises sur les canapés pour échanger de leurs nouvelles.
Le tableau est bourré d’un grand nombre de détails, petits et grands, qui poussent celui qui le regarde à entendre même le bruit du brouhaha de la soirée … « En réalité, j’aime beaucoup l’art libre. Quand quelque chose croise mon imagination, je n’arrive pas à dormir la nuit. Je jure que je n’arrive pas à dormir avant de planifier comment je vais la représenter : la couleur du tissu que je vais choisir, quelle grandeur aura mon tableau. Mais aussi les éléments qui y seront présents. Je dessine tout le tableau dans ma mémoire. Une fois ce processus terminé, je tourne la tête et je commence mon sommeil ».
Face à un tableau unique dans la singularité de l’événement qu’il présente, l’administration de l’Association de la Haute-Egypte, qui est le répondant moral et financier du Centre d’Akhmim, avait décidé de le garder dans la collection historique qu’elle conserve précieusement depuis la fin des années 1960. Ce tableau est actuellement exposé au musée artistique monté par l’Association et destiné à présenter l’évolution de cet art tout au long des 60 ans de son existence.
La représentation de scènes réelles n’est pas l’unique intérêt de notre artiste brodeuse. Depuis son jeune âge, elle se lance vers l’irréel : « Je viens de finir ce tableau sur lequel j’ai mis un arbre autre que le sycomore de notre centre. Je vois cet arbre tous les jours devant ma maison. Il va sans dire qu’il n’existe aucun arbre dans notre région qui porte des feuilles de cette couleur. J’ai changé les couleurs originales avec d’autres couleurs de ma pure imagination. Il est beau, n’est-ce pas ? ».
Férial posait la question tout en étant sûre, absolument, que son tableau était beau, même très beau. « Il faut un peu de fantaisie. Mais il faut aussi produire un travail minutieux et très raffiné pour plaire ». Elle reprend la parole : « Au cours des premières années de notre fréquentation de ce centre, nous avons appris à rêver, à être patientes et à aimer le travail et l’art que nous produisons. Aujourd’hui, la majorité de mes collègues ont dépassé la soixantaine. On n’est plus énergiques comme avant, et avec le temps et les années passées, nous avons perdu une partie de notre patience et de notre capacité visuelle aussi. Aujourd’hui, je porte des lunettes et j’ai des palpitations quand je monte les escaliers. Mais après tout, le cycle de la vie continuera ».
Le fil ne se coupe pas, mais au contraire, il s’allonge. Les filles de Férial, Nagwa et Naglaa, début de la quarantaine, possèdent des diplômes universitaires, mais sont sans travail. Outre les tâches de maîtresses de maison, elles ont réussi à se dénicher quelques heures de libre pour tenter de dessiner avec du fil, comme fait leur mère depuis plus de 50 ans. Pour les connaisseurs de l’art d’Akhmim, les filles possèdent le don artistique nécessaire, mais aussi beaucoup d’imagination et, en plus, leurs tableaux se vendent facilement.
Apparemment, la tradition se forge pour devenir éternelle dans ce minuscule paradis de la Haute-Egypte, rendant correcte la citation du poète et écrivain irlandais James Joyce : « Ce qui importe par-dessus tout dans une oeuvre d’art, c’est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir ».
Jalons :
1960 : Naissance à Akhmim, gouvernorat de Sohag, à 450 km au sud du Caire.
1973 : Entrée comme apprentie tisserande au Centre communautaire d’Akhmim, l’un des dizaines de centres de l’Association de la Haute-Egypte.
1976 : Transférée, à sa demande, au groupe des brodeuses.
2009 : Production de son tableau Le Sycomore, vendu et exposé dans une résidence canadienne.
2016 : Production de son tableau La Vendeuse de fromage, vendu et exposé dans une résidence canadienne.
2018 : Production de son tableau intitulé Les Contes des filles et des femmes d’Akhmim, conservé dans la collection historique de l’Association.
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