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Naïssam Jalal : Libre et inclassable

May Sélim, Lundi, 29 avril 2019

La flûtiste et compositrice franco-syrienne, Naïssam Jalal, transcende les frontières entre les genres musicaux. Au Caire, elle est venue interpréter son dernier album, dédié à l’Egypte où elle a vécu trois ans.

Naïssam Jalal
(Photo:Moustafa Abdel-Aty)

Le son de sa flûte est si magique qu’on a l’impres­sion d’être devant tout un ensemble. En jouant, elle passe du classique au jazz, des rythmes africains aux mélodies orientales, etc. Naïssam Jalal trans­cende les frontières entre les genres. Musicienne franco-syrienne, elle est aussi une compositrice polyvalente. Sur les planches du théâtre Al-Falaki, au Caire, elle a animé le concert de clôture des activités de la 8e édition du Festival D-CAF (Festival du centre-ville pour les arts contempo­rains). « J’ai rencontré Ahmad Al-Attar, l’initiateur du festival, à Paris, en février dernier. Nous tra­vaillions ensemble sur une lecture théâtrale des poèmes d’Amal Donqol. Il m’a alors parlé du D-CAF et je lui ai parlé de mon album en cours de préparation : Oum Al-Agayeb (mère des merveilles), dédié à l’Egypte. Il m’a proposé de venir au Caire, pour un concert », explique Naïssam Jalal.

Le titre de l’album résume l’admi­ration que voue la flûtiste pour l’Egypte, où elle a vécu pendant trois ans, entre 2003 et 2006, afin de mieux explorer la musique orientale et égyptienne. « Sayed Darwich a chanté Masr Yamma Ya Oum Al-Agayeb (Egypte, mère des mer­veilles). Je trouve cette qualification très forte. Elle traduit exactement mes sentiments envers l’Egypte. Un pays à l’histoire glorieuse, en même temps, très dur. Généreux et frus­trant », estime la musicienne qui se rappelle son séjour égyptien, plein de contrastes.

A l’époque, Naïssam Jalal était encore à ses débuts. Elle n’avait que 19 ans. « J’ignorais les moeurs et les traditions du pays. Une expérience violente, mais instructive ».

Issue d’une famille d’immigrés syriens, résidant en France, Naïssam a été initiée à la musique dès son âge tendre. « Mes parents sont des mélo­manes. Ils aimaient les chants tradi­tionnels d’Alep, mais aussi la musique égyptienne. Ils écoutaient Oum Kalsoum, Faïrouz et plein d’autres. A six ans, ils m’emmenaient au Conservatoire et par pur hasard, j’ai choisi la flûte. Plus tard, j’ai été éprise de la flûte traversière. Lors de ma première année d’études, les professeurs disaient que j’étais nulle, qu’il fallait que je redouble, que je n’avais pas l’oreille, que je jouais faux et que je ne com­prenais rien au rythme. Aujourd’hui, je pense que je suis dix fois meilleure qu’eux », éclate-t-elle de rire, de manière enfantine.

En France, Jalal a commencé par jouer de la musique classique. Puis, un jour, elle a rencontré le contrebas­siste de jazz, Michel Touzot, qui lui a demandé d’improviser, à ses côtés, sur scène. « J’ai improvisé pour la première fois sur scène et c’était une découverte pour moi. L’improvisation a changé mon rapport à la musique. Jusque-là, je ne voulais pas vraiment faire carrière comme musicienne. Mais à partir de ce moment, j’ai réussi à m’exprimer librement ».

Naïssam Jalal a donc commencé à s’intéresser à la tradition orale : funk, rap, la musique de l’Afrique de l’Ouest, la musique du monde arabe, etc. « On peut bien transcrire la musique arabe, mais elle se transmet beaucoup à l’oral. C’est cela qui m’intéresse dans cette musique. Dans le temps, je connaissais très peu de choses dessus. En tant que fille d’immigrés, j’étais confrontée à une forme de rejet de l’identité arabe parce qu’en France, il y a encore beaucoup de racisme ».

La jeune flûtiste a décidé plus tard de retourner vers sa terre d’origine, afin de retrouver cette identité perdue. « C’était une rencontre avec moi-même. La Syrie a tou­jours été, à mes yeux, le lieu où je passais les vacances d’été, auprès de ma grande famille ». Mais durant ce voyage particulier, elle avait le souci de creuser profondément, à la recherche de ses racines. Elle cherchait à com­prendre la richesse d’appar­tenir à la fois à deux cultures.

A Damas, elle s’est ins­crite à l’Institut supérieur de la musique arabe, afin d’étudier le nay (flûte orien­tale). En quête d’expé­riences musicales variées, elle a voyagé par la suite en Egypte. « J’ai habité dans des quartiers populaires du Caire: Abdine, Al-Sayéda Zeinab, etc. Au café Al-Horréya, dans le centre-ville, j’ai rencontré une personne qui m’a fait un petit sourire, me demandant ce que je faisais ici. J’ai répondu: je suis franco-syrienne, j’apprends l’arabe et la musique et je cherche des musi­ciens avec qui je pourrais jouer. Il m’a donné le numéro de Fathi Salama que je ne connaissais pas à l’époque. Ce dernier m’a invitée chez lui pour découvrir sa musique. Au bout de 20 minutes, il m’a dit: Tu joues bien, dans trois jours, tu vas te joindre à moi, pour mon nouveau concert à l’Opéra », raconte-t-elle avec beaucoup de reconnaissance.

Ensuite, elle a entendu parler du virtuose du violon, Abdou Dagher, et est allée le voir. « C’est un homme dont la maison est ouverte à tous les musiciens. J’ai été chez lui avec ma flûte traversière, mais je me suis sentie incapable de jouer avec lui. Je revenais tous les jours pour l’écouter et voir d’autres musiciens qui jouaient avec lui. Ces séances m’ont aidée à assimiler la musique arabe. Plus tard, j’ai pu composer des morceaux pour la flûte traver­sière, en recourant à des mélodies arabes ».

La jeune Syrienne s’adonnait à des expériences très diversifiées. En 2004, elle a signé la musique de la pièce de théâtre expérimentale, Ana Delwaqti Mayét (maintenant je suis mort) de Hani Afifi et a fondé, avec d’autres musiciens, la troupe Al-Dor Al-Awal (le premier étage). Elle rit de bon coeur et ajoute : « C’était tout à fait au début de mon séjour en Egypte. Dans cette pièce, per­sonne n’a été payé. Je ne parlais pas bien l’arabe, je ne connaissais que la première sourate du Coran. Afifi m’a proposé de me donner des cours d’arabe, pour mieux comprendre le déroulement de la pièce ».

Jalal ne cherchait aucunement le gain matériel, mais jouait pour le plaisir. Trois ans plus tard, elle a décidé de quitter l’Egypte. « La société égyptienne était assez contra­dictoire, pour moi. Je vivais seule. Le propriétaire de l’appar­tement où je logeais n’ac­ceptait pas souvent que j’in­vite des musiciens chez moi. J’ai été contrainte de chan­ger de logement, à plusieurs reprises, et j’ai dépensé beaucoup d’argent pour les agents immobiliers. C’était fatigant ».

Emue de rencontrer le vio­loniste Abdou Dagher, de nouveau, en 2016 en France, tous ses souvenirs d’Egypte ont res­surgi. « C’étaient comme des images qui revenaient en boucle, devant mes yeux. Je n’arrivais pas à dormir. Je me suis dit: travailler sur l’album Oum Al-Agayeb est une réconcilia­tion avec l’Egypte. J’ai composé la musique de tout l’album, en quelques mois ».

Lors de son concert cairote du théâtre Al-Falaki, elle jouait, tout en dansant. Les deux morceaux Al-Maadéya (le ferry) et Oum Al-Agayeb (mère des merveilles) sont vraiment représentatifs de son style, alors que les autres morceaux de l’album sont plus variés et racon­tent plein de souvenirs. « Par exemple, Souq Al-Etneine (le mar­ché du lundi) évoque le souvenir de ce marché très connu du quartier de Abdine que je fréquentais quand j’y habitais ».

La musique de Naïssam Jalal s’inspire de celle des années 1960, rythmée, bien fraîche, dansante, imprégnée de couleurs locales. Ainsi, on retrouve dans son album les morceaux suivants : Am Abdou, composé dans le style de son maître Abdou Dagher, Ahl Al-Nouba (les habitants de la Nubie) rappelle les cortèges des mariages nubiens, Chagan (mélancolie) exprime une profonde amertume.

La flûtiste manipule la voix et le souffle, de façon à toucher les coeurs. Parfois, elle plonge dans une sorte de méditation spirituelle. Influencée par le Printemps arabe et surtout la révolution syrienne, elle a fondé, en 2011, le quintet Rythmes de la résistance. « L’idée de la résis­tance était déjà là, en moi. Mon tout premier album s’intitulait d’ailleurs Aux Résistances. J’avais également composé une oeuvre pour le luthiste égyptien Hazem Chahine, intitulée Gaza sous le blocus». Le quintet joue surtout des rythmes rebelles, des mélodies de colère, des airs mélancoliques, etc. Naïssam Jalal y exprime toute la détresse de son peuple.

Avec la création du trio Quest of The Invisible (la quête de l’invisible), Jalal s’est présentée comme une musi­cienne spirituelle. « En musique arabe, la force du silence est frap­pante. J’étais très influencée par la tradition égyptienne des récitateurs du Coran, par le zikr et les chants soufis du cheikh Yassine Al-Tohami, où le silence est assez codifié. Dans la musique occidentale, le silence n’existe plus ou n’a pas la même valeur », souligne la flûtiste qui parle un langage universel.

Elle n’aime pas être classée comme une musicienne occidentale ni orientale. Elle pousse plutôt la flûte à exprimer les tréfonds de son âme et mise sur le nay afin d’attri­buer à sa musique une touche authentique et spirituelle.

Actuellement, elle est en train de composer une symphonie pour son quintet et l’orchestre symphonique de Bretagne, pour la saison de 2019-2020. Un nouveau voyage dans la carrière de cette musicienne, déjà riche.

Jalons :

2001 : Rencontre avec Michel Touzot et décou­verte de l’improvisation.
2003-2006 : Séjour en Egypte.
2008 : Premier voyage au Liban.
2011 : La révolution syrienne et la création du quintet Rythmes de la résistance.
2015 : Premier album du quintet, Oslob Hayati.
2019 : Concert Oum Al-Agayeb en Egypte, et sortie de son album dans six mois en France

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