Suivie par une caméra de télévision, elle s’assoit devant un petit bassin en plastique, serviette et savon à la main, et se met à laver les pieds et les mains sales de la fillette qui a franchi avec elle la porte de l’école, Farah, paradoxalement « joie » en arabe. En ce jour d’avril 2019, « Mama Maggie » est accueillie en héroïne dans cet établissement qu’elle a fondé à Khossous, un quartier coincé entre Le Caire et Qalioubiya. Elle vient de recevoir le prix International Women of Courage (prix international des femmes de courage), décerné par le département d’Etat américain pour « son engagement à servir la vie des pauvres ». L’an dernier, Mohamed Bin Rached, émir de Dubaï, l’avait décorée en tant qu’« artisan d’espoir », avec un chèque d’un million de dollars pour sa trentaine d’années dédiées à combattre la souffrance.
Dans chaque coin de la cour d’école, des stands résument les actions caritatives dans lesquelles Magda Gobran s’investit: ateliers de tricotage, de cordonnerie, de musique, cliniques et une trentaine de mamans du quartier. Habillée en blanc de la tête aux pieds, une grande croix en bois reposant sur sa poitrine, « Mama Maggie », comme on la surnomme, défend la cause de milliers d’enfants et de familles vivant dans la misère, ceux qui habitent les régions les plus défavorisées d’Egypte. « La nouvelle soeur Emmanuelle », l’appelle-t-on parfois, en référence à la religieuse belge devenue célèbre pour son action en faveur des chiffonniers du Caire. Leurs chemins s’étaient croisés et Maggie s’était portée bénévole dans le travail de la soeur. Les débuts de Maggie ont eu lieu dans le même quartier, à Moqqattam, où « l’odeur et la misère m’ont rendue malade après ma première visite. Je pleurais en racontant à ma mère les détails de ce monde ignoré ». Elle se souvient de cette fille dont les orteils dépassaient des chaussures en raison d’un gros trou. « Elle était venue remplacer sa maman dans la vente sur le trottoir. Je l’ai conduite dans un magasin pour lui offrir une paire de chaussures. A ma surprise, elle m’a demandé si elle pouvait avoir une pointure plus grande. Elle la voulait plutôt pour sa mère ».
Depuis, les visites de Maggie dans ce quartier et dans d’autres se sont multipliées. Au début, il s’agissait d’un effort timide, d’un groupe d’amis qui, durant les fêtes, allait visiter les bidonvilles entourant Le Caire pour distribuer des vêtements et de la nourriture. Peu à peu, les visites dépassent les saisons des fêtes et « je me suis attachée encore plus à ces enfants, et avec chaque visite, j’entendais ce message interne comme si Dieu me disait : abandonne ces enfants de l’élite égyptienne et arabe à l’Université américaine et va travailler avec les plus pauvres. Je t’envoie aux coeurs brisés. Il m’avait promue, me disais-je. Laver leurs pieds et toucher leurs mains, c’est toucher la main de Dieu ».
Magda Gobran était alors dans sa trentaine et enseignait les sciences informatiques dans l’une des plus prestigieuses et des plus chères universités du Caire. « Ce n’est qu’en 1989 que nous avons commencé à travailler de manière plus organisée ». Quelques années plus tard, elle renonce à sa carrière académique pour se consacrer à l’aide aux plus démunis. A cette époque, elle avait perdu sa tante paternelle et pensait qu’il lui revenait de prendre sa relève. Pourquoi sa tante? Lorsque Magda Gobran était encore enfant et habitait à Qéna, en Haute-Egypte, elle voyait les gens faire la queue devant le cabinet de son père. « Des pauvres qui attendaient d’être soignés. Mon père était médecin et ma tante leur donnait à manger ». Marquée par cette expérience, l’envie d’aider se transforme en activité. Dès le moment où un jeune garçon de 13 ans lui demande s’il peut l’appeler maman, « je savais que le cours de ma vie allait changer. Comme une jeune fille que plusieurs hommes viennent demander en mariage. Au fond d’elle-même, elle reconnaît celui que son coeur choisira. C’était pareil ».
Sa vie d’avant, elle la raconte à demi. Elle habitait le quartier bourgeois d’Héliopolis, avec un mari homme d’affaires et deux jeunes enfants. Aujourd’hui, son fils est moine et sa fille vit à Dubaï avec son mari et ses enfants. Quand on lui demande quel âge elle a, elle répond: « J’avais cent ans, encore aujourd’hui ». Puis affiche un silence et un sourire. Sa famille pensait que ce ne serait qu’une question de temps et qu’elle finirait par renouer avec sa vie ordinaire. Ils se trompaient. Elle va sillonner le pays du sud en Haute-Egypte jusqu’au Delta du Nil et passer ses jours et années en compagnie des enfants. Elle parle de son projet, qui atteint environ 30000 enfants par an. « On n’était que deux au début, un ami et moi, et au cours de la même année, il m’a dit que deux personnes voulaient nous rejoindre ». Les quatre organisent un camp pour environ 100 enfants. Les chiffres ont ensuite doublé, l’équipe aussi, 8 puis 16 personnes. Un travail avec les ados au début. « Ils n’avaient personne pour les écouter, et pour la première fois, ils étaient entendus et respectés. Ils se sont attachés à moi et moi de même». Elle n’avait aucun doute: « J’ai eu la chance de réaliser très vite que nous devions travailler de manière plus professionnelle ». La passion et l’activité se transforment en mission. Rapidement, Stefen Children est fondé et grandit pour arriver à 100 centres, avec une équipe de 1500 auxiliaires en plus de 500 bénévoles.
Il faut faire son « job » et l’être humain est le sien. La septuagénaire s’inspire à la fois de l’optimisme, de la détermination et de la persévérance de sa mère et du magnat des affaires Waren Buffet. « Il s’isole 5 heures quotidiennement pour lire et réfléchir. C’est crucial ». Objectif : implanter des valeurs et apprendre à s’autovaloriser. Quand Magda Gobran parle, elle ajuste sa croix. « Je leur dis: si je vous offre un collier en or, allez-vous le laisser tomber par terre et permettre aux passants de l’emporter sous leurs pieds? Vous êtes mille fois plus importants, vous êtes des coeurs et des esprits uniques qui peuvent changer la face du monde. C’est le coeur de notre travail, un travail physique, psychologique et spirituel ».
Pour accomplir ce travail, il faut développer de la discipline. Magda Gobran se ressource dans le mouvement de développement humain et de la pensée positive. Dès son jeune âge, elle lisait The Power of Positive Thinking, et continue aujourd’hui de suivre des formations en développement humain. « Je lis aussi la Bible, parce qu’elle m’aide à savoir où je suis et où j’irai. Je médite, j’écris et je pratique la gratitude de manière consistante. C’est ma douche matinale, qui me permet de me laver d’anciennes idées et de faire de la place à de nouvelles ». Avant d’être une personne qui vient en aide à ceux qui en ont besoin, Magda Gobran se définit comme une personne performante. « Réaliser et aider, c’est un cercle, l’un mène à l’autre. Je dois avoir une vision, un plan, une équipe et des ressources. Chaque jour, je pense qu’il y a un nouveau pas à prendre et je demande à mon équipe ce qu’il y a de neuf à faire. Nous pensons en moyenne entre 50 000 à 60000 idées par jour, 90% sont anciennes. Il faut quelque chose de nouveau pour transmuter la souffrance ». Réussir est important, mais véhiculer l'image de cette réussite l'est tout autant.
Les défis de la pauvreté et de l’oeuvre caritative en Egypte sont immenses. Magda Gobran s’adapte. Elle se concentre aujourd’hui sur les nouveau-nés. Un seul enfant, le plus petit, est choisi dans une famille où le plus souvent le père est absent ou est incapable de travailler. Dès son plus jeune âge, il est soutenu, suivi et envoyé à l’école. L’équipe s’occupe de tout et va même le réveiller le matin pendant plusieurs jours de suite pour s’assurer qu’il se rend vraiment à l’école, tout en menant une campagne de sensibilisation auprès des mamans. Un membre de l’équipe le prend en charge et le rencontre une fois par semaine. Nourriture, couverture, aides financières. Tout est fourni. Et les finances ? L'un des responsables de l’organisation raconte: « Son mari avait posé les premières bases, puis pendant un certain temps, on comptait sur les dons, mais elle a voulu établir un système qui permet que certains de nos projets génèrent des profits et couvrent les dépenses ». Utopiste, mais surtout pragmatique, la philosophie de « Maggie» est simple: « Devenir un héros, c’est se reconnecter à sa nature humaine. Le plus grand défi est surtout interne ».
Jalons :
1949 : Naissance au Caire.1989 : Création de la fondation Stefen Children.
1993 : Démission de l’Université américaine.
1995 : Fondation du premier centre de développement social.
2012 : Nomination pour le prix Nobel de la paix.
2017 : Prix Hope Maker à Dubaï.
2019 : Prix International Women of Courage.
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