Malgré sa nature calme et réservée, ses yeux pétillent toutes les fois que l’on parle de sa profession de libraire. Moustapha Al-Cheikh avoue être un homme heureux. Il est fier d’avoir pu fonder, il y a 15 ans, sa librairie et sa maison d’édition Afaq (horizons), qu’il tient avec sa partenaire Sawsan Bachir. « Afaq participe au Salon international du livre avec 70 nouveaux ouvrages, offrant des remises intéressantes. Dans quelques jours, il y aura sur notre page Facebook, la liste de tous nos ouvrages parus cette année avec un petit résumé sur chacun. De quoi permettre aux lecteurs de savoir ce que l’on fait », souligne Al-Cheikh. Et d’ajouter : « Les nouveaux locaux du Salon du livre à Al-Tagmmoe Al-Khamès constituent un tournant dans l’histoire de cette manifestation internationale. Il s’agit de salles bien équipées et de sections bien aménagées. Tout semble promettre une belle édition pour célébrer le jubilé d’or du salon. L’ancien siège à Madinet Nasr était désuet ».
Al-Cheikh a passé plusieurs jours, avant l’inauguration du Salon international du livre du Caire, à préparer les stands et ranger les ouvrages de sa maison d’édition. C’est lui qui a suivi minutieusement le classement thématique des livres sur les étagères de son coin libraire, au pavillon numéro 1, section C41. Il se dit satisfait du niveau des services affrétés aux exposants et aux acheteurs.
Durant les jours de préparation, il regagnait son bureau au centre-ville cairote en jubilant. Pour lui, le déplacement des locaux, qui a soulevé pas mal de controverses, était indispensable. « C’est plus loin, mais les lecteurs vont rapidement s’y adapter. Il en est toujours ainsi. Tout d’abord, on a commencé par tenir le Salon du livre du Caire au terrain des expositions à Guézira, près du siège actuel de l’Opéra, puis on l’a déplacé à Madinet Nasr. Tout le monde se plaignait et rechignait au changement, mais a fini par s’y habituer », affirme ce connaisseur de l’industrie du livre, qui a commencé en tant que simple vendeur. La maison d’édition d’Al-Cheikh joue aussi un rôle remarquable dans le domaine de la traduction. Afaq a, dès sa création, misé sur deux choses : les ouvrages traduits à partir de langues étrangères et la réédition d’ouvrages anciens qui n’ont pas eu un grand succès à l’époque de leur parution.
« Les lecteurs sont souvent attirés par des titres traduits. De quoi offrir une palette riche en couleurs pour un public avide de savoir. On a redécouvert de grands traducteurs égyptiens, comme Aboul-Ela Afifi, Fouad Kamel et Ali Adham. De plus, on a publié des nouveautés, en étant à la recherche de traducteurs contemporains créatifs. C’est un grand défi pour une maison d’édition privée, mais ce n’est pas le seul défi que nous avons décidé de relever. Car le lancement et la gestion d’une maison d’édition et d’une librairie est un défi en soi, voire une aventure », précise Al- Cheikh avec un grand sourire sur les lèvres.
Et de poursuivre : « Il faut bien comprendre que l’édition de livres dans le monde arabe n’est pas du tout un business juteux. Si vous cherchez à devenir riche, à avoir un château ou une voiture de luxe, ce n’est pas du tout le chemin à suivre. La lecture dans le monde arabe est un champ restreint. J’ai dû travailler dans ce domaine, car je suis un passionné de l’industrie du livre ».
Mine de rien, Moustapha Al- Cheikh est un vrai aventurier dans l’âme. Né à Minya, dans la Haute- Egypte, il a 14 ans lorsqu’il décide de se diriger vers la capitale. « J’ai voulu tout changer dans ma vie, quitter la Haute-Egypte, ma famille et mes études. J’ai été admis à l’Institut technique de topographie dans la ville d’Assiout, toujours dans le sud du pays. Je n’ai pas aimé ces études et j’ai transféré mon dossier à un autre institut cairote. J’ai fui ma maison », raconte-t-il. Moustapha le rebelle s’était épris du Caire. Mais quelques jours après son arrivée, le jeune étudiant a dépensé tout son argent. « J’avais demandé à un ami, avec qui je logeais, de me trouver du travail. Il avait une petite maison d’édition, Al-Maktab Al-Arabi Lél Maaref, et m’a embauché comme planton ».
Moustapha Al-Cheikh fait tout ce qu’il peut pour ne pas retourner en Haute-Egypte ni admettre son échec et sa faiblesse. Il veut gagner son pain et réussir par n’importe quel moyen. « Je travaillais beaucoup, à tel point de négliger mes études. J’ai travaillé dans des entrepôts, puis dans l’imprimerie, dans les ventes, etc. J’ai passé par tous les maillons de la chaîne de l’industrie du livre, jusqu’à devenir directeur marketing ». Il reconnaît que sans cet esprit aventurier, il n’aurait jamais réalisé de tels exploits aujourd’hui.
« J’ai rencontré des lecteurs qui préféraient dépenser leur argent pour acheter des livres au lieu d’aller au restaurant ou d’assister à un spectacle comique. Ils trouvent leur plaisir dans les textes, dans les livres. De plus, j’ai fait la connaissance d’hommes de lettres, d’écrivains, etc. Ceux-ci étaient pour moi des personnes qui pensaient autrement, un monde très différent qui m’ouvrait les yeux sur les choses de la vie. J’ai aimé cette ambiance, les textes, le design des couvertures, tout ce qui est en rapport avec le livre. Voyezvous, avec le livre, il y a toujours une sorte d’intimité indéniable ». Al-Cheikh est ensuite embauché par une autre maison d’édition, Ibn Sina, en tant que responsable du marketing.
Au fur et à mesure, il devient un expert en la matière, à même de répondre aux besoins et aux attentes des lecteurs. Il leur promet de trouver les ouvrages qu’ils cherchent, les guide et leur en fait découvrir d’autres. En partenariat avec des amis et collègues, il fonde dans sa ville natale, Minya, en 1996, la maison d’édition Dar Al-Hoda, qui a une branche au Caire et publie des ouvrages signés Youssef Zidan, Alaa Al-Asswany et d’autres.
« Malheureusement, faute d’entente avec les collègues, je me suis retiré de cette affaire. J’en suis sorti sans aucun profit. Bref, j’ai tout perdu ». Mais les personnes de nature persévérante ne se laissent pas abattre et Al-Cheikh ne cède pas au désespoir. « Je me suis dit : j’ai une expérience de 15 ans dans ce domaine. Je ne sais pas faire autre chose. Je ne peux pas commencer une autre carrière et repartir à zéro. Je vais donc chercher un nouvel espace et fonder ma propre librairie. Je me suis rendu en Haute-Egypte et j’ai vendu la part de l’héritage que m’avait laissé mon père et, avec une petite somme, j’ai créé la librairie Afaq à la rue Al-Qasr Al-Aïni ». Ce fut le jeu du hasard. Sawsan Bachir, lectrice qui achetait souvent ses livres chez Dar Al-Hoda, lui propose de devenir sa partenaire et de cofonder avec lui une librairie et une maison d’édition.
« Ma partenaire et chère collègue Sawsan était juste une amie qui avait l’habitude de discuter avec moi comme on le fait avec un vendeur de livres. Elle m’a demandé ce que j’allais faire après Dar Al-Hoda, alors je lui ai parlé de mon projet de librairie. Elle m’a encouragé et m’a soutenu. Et c’est elle qui s’occupe de tout ce qui est relatif à l’édition », explique Al- Cheikh avec beaucoup de gratitude. En 2004, la libraire couvre juste ses dépenses. En 2005, ils publient leur premier ouvrage et se lancent dans l’édition : une pièce de théâtre Rahma wa Nour, satire politique écrite par le jeune dramaturge Walid Youssef. Une autre aventure ? « Certes, publier une pièce de théâtre était intéressant à l’époque. Walid Youssef était un dramaturge prometteur. Pourquoi ne pas se lancer dans l’aventure ? ».
Les livres suivants sont des ouvrages de l’écrivain soudanais Hassan Ibrahim, du romancier Mohamad Naguib Abdallah et de la professeure de communication Racha Abdallah. « Aujourd’hui, les auteurs et les traducteurs viennent nous voir. Le texte présenté est certes notre point de départ puis ensuite, il y a les accords financiers et les droits de distribution du livre. Afaq n’accepte pas d’être payée par l’auteur pour publier un livre donné. Dans le contrat, on se met d’accord sur le fait de recevoir une part des bénéfices escomptés ou de payer les droits financiers de l’auteur, et c’est à nous de gérer tout le reste, les ventes, la distribution, etc.
Il faut être juste et clair », insiste Al-Cheikh. « La meilleure manière de voyager, c’est encore de lire un bon livre ». Cette citation du romancier français Jules Claretie prend une autre dimension chez un homme qui appartient au monde de l’industrie du livre. Pour lui, éditer un livre et le vendre signifie voyager. Après le Salon international du livre, Al-Cheikh voyagera au Maroc, en Oman, en Arabie saoudite, en Iraq et aux Emirats arabes unis pour participer à d’autres salons du livre et augmenter son cercle de lecteurs. Cette tournée durera jusqu’au mois de mai et il l’effectuera avec l’énergie d’un passionné.
Jalons :
1970 : Naissance à Minya (en Haute-Egypte).
1989 : Installation au Caire et travail dans l’industrie du livre.
2004 : Fondation de la maison d’édition et la librairie Afaq.
2009 : Mariage.
2011 : Naissance de sa fille aînée Lili.
2014 : Naissance de sa deuxième fille Lana.
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