« Je suis le fils d’une famille très riche de Benghazi. Rien ne me manquait quand j’étais petit. Quand j’ai grandi, je n’ai pas travaillécomme employé. J’ai directement montémes propres affaires. La première était un supermarché, puis 3 boutiques de vêtements. Et ensuite, en 2007, j’ai investi dans un projet de cassage de pierres dans les carrières et les montagnes ». C’était la vie d’avant, celle où la photographie se limitait à quelques clichés pris en amateur. A cette époque, Essam Al-Sabry n’avait même pas à assumer les frais de son ménage : il vivait dans la gigantesque résidence de son père, composée de « 31 chambres et 9 salles de bain », avec ses soeurs, ses frères et une armée de neveux et de nièces.
Essam, le patron, ne se donne alors aucun jour de congé. Il commence avant le lever du jour et termine à la tombée de la nuit. Tout va bien dans le meilleur des mondes, jusqu’au 17 février 2011, le jour où jaillit l’étincelle de la révolution en Libye. « A partir de ce jour-là, tout a commencéàs’écrouler et la Libye est tombée dans un rapide chaos. Les quelques mois suivants ont vu l’expansion démesurée de l’obtention, par le moyen de l’achat ou du vol et de l’usage des armes automatiques et semiautomatiques sur tout le territoire libyen ». En octobre 2011, le colonel Kadhafi est assassiné. Suit le démantèlement total d’un pays qui avait, jusque-là, un statut unifié au sein des organisations internationales. L’état de la sécurité en Libye devient de plus en plus grave et le chaos règne dans la majorité du territoire. Essam est pris en otage pendant deux mois par des terroristes de tendance salafiste. Après sa libération, un proche de la famille lui conseille de ne plus rentrer chez lui et de quitter la Libye pour de bon, sa sécurité ne pouvant plus être garantie. Il prend 3 000 dollars américains cachés dans sa maison, demande les clés de la voiture de son frère, remonte pour prendre son équipement de photographie, puis embarque sa femme et ses 6 filles et entreprend la route vers les frontières occidentales du nord de l’Egypte. Après Salloum, checkpoint égyptolybien au bord de la Méditerranée, la paix semble regagner les sept coeurs suffocants que portait le 4x4 venant de Benghazi.
A son arrivée, Essam choisit Madinaty, une banlieue calme à l’est de la capitale égyptienne, pour y résider. « Me voilàcontraint àun exil forcéen Egypte. Que vais-je faire ? Dans quoi vais-je travailler ? Oui, j’avais un équipement complet de photographie. Mais oùet comment commencer ? Je voulais faire quelque chose pour subvenir aux besoins de ma famille tout en exerçant un travail que j’aimais. Le problème c’est que j’étais perfectionniste … ». Essam commence par des stages d’éclairage, de montage et de cadrage cinématographique et photographique. Mais pour être photographe, il a besoin d’un portfolio. Il s’entend avec une styliste alimentaire pour le créer et le faire en quelques jours seulement : « Moi qui aimais photographier la nature, je ne pouvais pas aller dans les restaurants leur montrer des photos du ciel et des nuages, puis leur demander de me donner des plats de repas àphotographier ! ». Essam réussit à décrocher un premier contrat avec un restaurant et, de fil en aiguille, s’ajoutent à sa liste un deuxième puis un troisième puis un vingtième.
Des mois passent, l’épouse et les filles rejoignent leurs écoles respectives en Libye. Elles reviennent régulièrement au Caire en été et pendant les vacances de la mi-année.
Aujourd’hui, Essam est photographe commercial, mais les visages et les histoires des petites gens le stimulent toujours en tant qu’artiste. « Un jour, j’ai croisédans la rue un enfant-ouvrier. Il n’avait que 10-11 ans. Son travail consistait àenlever les bourgeons des oignons pour les remettre ensuite àun autre enfant-ouvrier qui les épluchait pour un petit restaurant de rue. Il ôtait le bourgeon d’une manière automatique et rapide, sans la moindre faute, pendant 12 heures pour 30 L.E. par jour seulement. Je l’ai pris en photo et j’ai surnommémon oeuvre Prisonnier. Nous sommes tous prisonniers. A l’intérieur de chacun de nous se cache un prisonnier, un détenu ou un séquestré». Cette appellation le stimule tellement qu’il la donne pour titre à sa première exposition de photographies qui a eu lieu dans la galerie de Saqiet Al-Sawi à Zamalek en septembre dernier. Portraits, paysages et oeuvres abstraites sont au rendez-vous, essentiellement en noir et blanc. Mais aussi avec un jeu très développé de contrastes : lumières et ombres, accompagnées de fusions et d’alliances de divers tons de gris. Chaque photographie cache une souffrance, mais aussi une espérance de libération ou d’un avenir meilleur. « Quand j’ai retrouvéle rythme de ma vie, j’ai pu tenir le pinceau pour esquisser mon premier paysage après plus de 20 ans », explique l’artiste, également peintre et poète. « Il existe en moi un projet de toile qui attend, avec beaucoup de douleur, d’être libéré. Je voudrais reprendre le quartier dans lequel j’ai vécu mon enfance. Il est en ruine. Je n’arrive pas àle revoir tel qu’il était ... ». Un projet de toile et des versets qui sortent d’un exilé qui a mal et qui s’adresse à sa patrie ? A sa bien-aimée ? « Aie pitié, je t’en prie Mon coeur fond Et mes organes intérieurs se sont transformées en mirages Mon instrument de musique ne joue que des tristes mélodies Aucun médicament ne me guérit ... ».
Essam Al-Sabry est l’émigré-exilé par excellence et il le reconnaît. Il en veut beaucoup aux événements qui ont secoué sa patrie, mais est prêt à tout pardonner en un clin d’oeil. Elle m’a touchée àl’endroit qui me faisait le plus mal Elle m’a secouée àdroite et àgauche pour que je ne tombe pas Elle a fixésur moi son regard sérieux et j’ai eu peur Et quand elle m’a lâchée, j’ai failli tomber tellement j’étais effrayée Quand elle m’a revue, elle a posésa main sur mon épaule et m’a murmuré. « Tu es sauvée parce que tu as su maintenir ton espérance ».
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