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Waël Farouk : Monsieur dialogue

Sayed Mahmoud, Lundi, 10 septembre 2018

Professeur de littérature arabe à l’Université catholique de Milan, Waël Farouk est de ceux qui ont un pied dans plusieurs cultures. Il s’est donné pour mission de jeter des ponts et de faire dialoguer les peuples.

Waël Farouk : Monsieur dialogue

Rien ne laissait prévoir, lorsque Waël Farouk est arrivé en France pour la première fois en 2005, pour assister à la projection du documentaire Cairo Hours du réalisateur franco-ivoirien Philippe Lacôte, dont il avait signé le scénario, qu’il allait s’installer définitivement en Italie quelques années plus tard.

Professeur de littérature arabe à l’Université catholique de Milan, Farouk est devenu une figure incontournable des dialogues entre les cultures. Un homme qui sait rapprocher les points de vue et qui prône l’intégration.

Un enchaînement de circonstances l’a amené à vivre depuis 2012 à Milan, et ce, après avoir obtenu dans les années 1990 un diplôme de la faculté des lettres de l’Université de Aïn-Chams. Il a vite intégré la vie intellectuelle et a fait partie intégrante de la génération des années 1990 qui a bouleversé les normes avec ses textes rebelles et subjectifs. En fait, en tant que critique, il en était témoin et acteur. Pourtant, il n’a pas réussi à se faire une place au sein de l’université et est parti chercher ailleurs des horizons plus vastes. Il a alors travaillé au sein d’ONG qui avaient le vent en poupe à l’époque, mais a vite retrouvé le champ littéraire, sa vraie passion.

Un autre jeu du hasard a été sa rencontre avec un père jésuite hollandais, qui avait fait un doctorat à la Sorbonne sur les interprétations du Coran, notamment chez Mohamad Abdou et Rachid Réda. Un véritable amoureux de l’Egypte, qui lui a demandé d’enseigner à ses côtés à l’Institut catholique Dar Comboni, spécialisé dans les études arabes. En y collaborant avec les religieux et en fréquentant des étudiants de tous bords, Farouk a appris surtout à voir plus large et à aborder l’autre différemment. « L’amitié est une première étape qui permet de mieux cerner le côté humain de cet autre différent, ensuite une meilleure compréhension entraînera une meilleure analyse méthodique », dit Farouk.

En 2005, Waël Farouk a été embauché par l’Institut des études arabes de l’Université américaine du Caire, où il est resté affecté jusqu’en 2015. Ayant acquis au fur et à mesure une meilleure connaissance de la critique littéraire suivant les normes occidentales et ayant travaillé sur les programmes d’enseignement de l’arabe aux étrangers, il a été invité à plusieurs reprises, en tant que professeur visiteur, en Italie, avant de s’y installer pour de bon. « On m’a proposé par la suite de me joindre à une équipe de 30 chercheurs du monde entier au sein de l’Université de New York », raconte Farouk. Ainsi, il a eu l’occasion de collaborer avec Chilla Ben Habib, une disciple du philosophe Habermas, et de travailler suivant une approche pluridisciplinaire.

Durant son séjour à New York, on a proposé à Farouk de créer un programme spécialisé en études arabes à l’Université catholique de Milan. Sa décision de vivre définitivement en Italie a été animée par un vif désir d’étendre ses horizons et de se faire publier en langues étrangères et, par la suite, d’acquérir une reconnaissance internationale et de mieux divulguer son savoir. « J’aime l’Italie et sa culture ancienne. J’ai été séduit par le fait de jeter les fondements d’un centre d’études arabo-musulmanes, à même, dans ces moments critiques de l’après-Printemps arabe, d’aider à une meilleure compréhension de cette région du monde, qui ne cesse d’exporter des flux de migrants vers l’Europe, notamment des migrants clandestins », indique Farouk.

Cela fait dix ans environ que Farouk publie des papiers académiques en Europe et il a acquis une certaine notoriété depuis qu’il a contribué à un ouvrage collectif avec l’ancien pape Benoît XVI et une cohorte de chercheurs confirmés. L’ouvrage intitulé Vive la raison (Florence, 2016) a propulsé Farouk au devant de la scène. Son papier est basé sur la littérature comme outil pour assurer une meilleure compréhension de la mentalité arabo-musulmane. « L’analyse du livre des chansons d’Al-Asfahani aide à aborder la civilisation arabe; cela a été une belle approche », dit Farouk, qui a vu ensuite la nécessité de sortir des cadres académiques en organisant des événements pour donner sens à l’idée de l’amitié et du dialogue entre les peuples. « Je suis fier d’être l’initiateur du Centre des études et de la culture arabe de l’Université catholique de Milan. C’est le plus grand centre du genre en Europe et le seul en Italie », dit Farouk. Fondé il y a quatre ans, ce centre s’inscrit dans une tentative de transformer Milan, la capitale économique du pays, en un foyer de rayonnement de la culture arabe. Et de poursuivre: « Plus de 300000 citoyens de Lombardie ont des origines arabes; la plupart sont d’Afrique du Nord, mais il y en a aussi qui viennent de Syrie, de Palestine, du Liban et d’Iraq ».

Le centre organise une conférence tous les deux ans, dont la dernière édition s’intitulait « Les Arabes et l’Europe: un mélange de cultures ». Ces conférences visent à mettre en lumière les racines arabes de la culture européenne et vice-versa. « Le multiculturalisme régit la société contemporaine », dit Farouk. Et d’ajouter : « Seule la culture est capable d’effacer les traces des mauvais souvenirs et de rectifier l’image stéréotypée de l’Egypte, réduite par les médias à une suite de crises politiques et économiques. Il faut réitérer que l’Egypte et l’Italie constituent les deux pôles de la Méditerranée, ce sont deux phares de la civilisation ».

Farouk a aussi contribué à l’élaboration d’un programme culturel diversifié, mettant en relief les diverses facettes de l’Egypte pendant trois mois, avec l’aide du Musée des civilisations. « L’Egypte possède des atouts culturels, dont elle doit faire un meilleur usage, c’est sa force douce, tout un patrimoine culturel qui est malheureusement mal géré », affirme Farouk, avant d’ajouter : « Il faut quand même dire, pour être juste, qu’il existe quelques institutions culturelles qui tiennent un rôle exceptionnel, comme l’Académie de Rome, présidée par Géhane Zaki ».

Son intérêt pour les problèmes identitaires et le dialogue entre les cultures a valu à Farouk d’être sélectionné, ces dernières années, parmi les organisateurs de la Rencontre internationale de Remini pour l’amitié entre les peuples. Il a essayé, comme d’habitude, de donner voix aux musulmans en tant qu’individus et citoyens européens et de leur attribuer la chance de se prononcer sur les problèmes d’actualité, comme la migration. Celle-ci vient toujours en tête de liste de ses priorités.

D’un podium à l’autre, le critique et académicien ne cesse d’aplanir les malentendus et d’expliquer les conflits en cours. Le mois dernier, il a sorti un livre en anglais, qui n’a pas tardé à faire un tabac, à savoir Conflicting Arab Identities : Language, Tradition and Modernity. « Le terrorisme sous couvert religieux soulève tant de peurs chez les Européens, mais il a suscité leur curiosité quant à mieux comprendre la culture des pays d’où viennent les terroristes et les fondamentalistes. Et ce, loin des approches orientalistes, qui ont prouvé leur échec quant à expliquer ce qui se passe », avance Farouk. Et de poursuivre : « Les universités, les centres de recherche et les médias sont en quête de nouveaux noms capables de donner une analyse moins traditionnelle de la situation. Des voix plus atypiques ont fait émergence dans les médias et les cercles académiques. Le phénomène de la migration a accentué cette demande et a ouvert le débat sur l’intégration des nouvelles générations de migrants ».

Ces propos ont fait de lui, aux yeux des enfants de la troisième génération de migrants, une figure avec laquelle ils peuvent dialoguer et discuter de leur bagage culturel qu’ils ont laissé dans leurs pays natals en détresse. Farouk refuse cependant l’appellation de deuxième ou troisième génération de migrants et préfère les traiter en tant que citoyens européens à part entière, nés et ayant de tout temps vécu en Europe. Donc en tant que partie prenante des sociétés où ils vivent.

Farouk se rappelle la conversation échangée avec l’un de ces jeunes, aux origines chinoises, qui lui a dit, un jour : « Je ressemble à une banane, jaune à l’extérieur et blanche à l’intérieur. Laquelle des deux couleurs constitue ma vraie identité ? ». Farouk a alors essayé de réconcilier les deux réalités en usant d’une terminologie bien précise. De quoi avoir attiré l’attention du président italien qui se réfère, dans ses discours, aux articles de Farouk sur l’intégration.

« Je trouve que l’Europe déploie un effort monstre, afin d’intégrer l’islam en son sein et non les musulmans. Et lorsqu’on pense à l’islam, il s’agit plutôt de l’islam stéréotypé et provocateur aux yeux de l’Occident. Ce n’est aucunement un islam nuancé ou contextualisé. D’où la marginalisation des individus de confession musulmane, réduits à vivre en cercles clos. Il vaut mieux traiter les musulmans cas par cas et non comme une collectivité », fait remarquer Farouk, qui a rédigé plusieurs études sur la question.

Farouk s’est intéressé également à la question des fatwas (avis religieux) : « J’ai répertorié les sites consacrés à émettre des fatwas au profit des musulmans en Occident, qu’il s’agisse de sites tenus par des ONG ou par des gouvernements, purement religieux ou issus de l’islam politique. J’ai également classifié les questions qui préoccupent les musulmans à l’étranger à travers les forums de discussion. Et j’en ai déduit qu’elles sont souvent relatives à des problématiques socioculturelles, comme la relation à l’Etat. Grâce aux nouvelles technologies, les désirs, les craintes, les aspirations des hommes sont minutieusement enregistrés sur ces sites. La plupart des études effectuées préalablement s’intéressaient au pouvoir religieux des savants qui émettaient les fatwas et à l’analyse du contenu. Elles s’attardaient moins sur ceux qui posaient les questions et les significations sociologiques de celles-ci », explique-t-il.

Farouk s’est donc davantage penché sur les soucis des musulmans en Europe, sur ce que souhaite le citoyen lambda et non sur ce que prévoit le texte religieux. « L’étude que j’ai effectuée montre en premier lieu que le musulman qui vit en Europe cherche à s’adapter à la société occidentale. Il s’intéresse peu aux grandes questions théologiques et aux désaccords religieux mis en relief par les médias. Il ne cherche pas non plus à adhérer à une communauté. Et ne trouve pas de contradiction entre le fait d’être musulman et le fait de s’intégrer ou de vivre dans une société occidentale. Il y a quand même une minorité, en lien avec des confréries salafistes ou autres et qui cherchent à trouver des réponses auprès de leurs références ».

De toute évidence, celui qui cherche une réponse dans le but de mieux s’adapter fait l’effort de l’intégration. Et Farouk en a fait son adage.

Jalons :

1996 : Licence ès lettres, Université de Aïn-Chams.

2005 : Master en critique littéraire suivi d’un doctorat en 2016 à l’Université de Aïn-Chams.

2011-2012 : Fellowship de l’Institut Strauss en études de droit et de religion.

2008-2015 : Professeur visiteur en Italie.

2013 jusqu’à présent : Professeur d’études arabes à l’Université catholique de Milan.

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