Sur Internet, son nom accompagne les annonces de vente de violons, faisant la fierté des musiciens. Tout le monde se vante d’avoir un violon accordé par les mains du maître, Essawy Dagher. Car ce septuagénaire offre à tout violon — tchèque, français, allemand ou autre — une nouvelle vie, en réglant ses cordes, retouchant son corps ou en y plaçant un petit chevalet en bois. Dans le vieux quartier de Abdine, au centre-ville khédivial du Caire, près du commissariat de police, il suffit de mentionner son nom aux piétons de la ruelle Al-Howod pour qu’ils vous accompagnent jusqu’à son appartement au premier étage.
Le vieux musicien ouvre alors sa fenêtre pour vous accueillir et bredouille une formule de bienvenue. « Allez-y, montez », dit-il. Puis, à la porte, il imite les gestes d’un non-voyant, faisant place aux rires. « J’aime rigoler avec les gens … Rire c’est bon pour la santé », lance-t-il. Son sourire appartient à une autre époque, lointaine.
Essawy Dagher prend ses distances par rapport à la course actuelle avec le temps ; il refuse d’utiliser un téléphone portable, d’acheter une nouvelle voiture ou de quitter son vieil appartement. Dagher chérit le passé. Il aime bien jouer des morceaux du bon vieux temps comme la chanson de Sayed Darwich Al-Hélwa di (cette belle-là) et nous demande de chanter avec lui.
Au salon, son violon repose sur le canapé, accompagné d’un ancien oud. Ce sont ses propres instruments qu’il ajuste depuis une quinzaine d’années et il se vante aujourd’hui de leur son. « Je peux ajuster toutes sortes d’instruments en une quinzaine de jours ». Dagher est un vrai maître du métier. « Le violon est ma vie. Je peux le faire rire ou pleurer, semer la tristesse ou la joie, c’est ma langue. Je me contente de jouer chez moi. Ici à Abdine, je suis dans mon propre paradis : voyez-vous les feuilles vertes des arbres qui entourent les fenêtres ? ». Le musicien ne tarde pas ensuite à porter son violon sur l’épaule et à jouer. C’est un autodidacte qui maîtrise les modes arabes et les techniques du jeu depuis son plus jeune âge. « Mon père, Moustapha Dagher, enseignait la musique et possédait un magasin de réparation et de vente de violons à Tanta, dans la rue Ahmad Maher. Tout le monde venait demander son aide. Toute la famille est experte en la matière et fait du violon avec brio. Mon père s’est marié avec deux femmes et a eu douze enfants. Je n’étais un bon élève ni à l’école ni au kottab (ndlr, école coranique) ».
Furieux contre son fils, le père obligea Dagher à travailler et à réparer les instruments de musique dans les établissements scolaires. A 8 ans déjà, Dagher faisait la tournée des écoles, non pas en tant qu’élève, mais pour y raccorder les instruments musicaux et gagner sa vie. « Regarder la réparation des instruments dans la boutique de mon père et observer les minutieux détails de son travail m’a beaucoup aidé. De plus, je faisais de la musique et accompagnais les chantres qui faisaient les louanges de Dieu et de son prophète dans les fêtes foraines de Tanta. Ainsi, j’ai pu économiser un peu d’argent ».
L’année 1959 a constitué un vrai tournant dans la vie de Dagher. Il a pu voyager et s’installer au Caire, ce qui lui a ouvert un nouveau monde. « J’avais 200 L.E. en poche, une fortune à l’époque. Mon frère aîné, le violoniste de renom Abdou Dagher, m’a conseillé de venir au Caire et de chercher un appartement près de chez lui à Abdine. C’est un virtuose du violon ». Et de poursuivre : « A mon arrivée au Caire, je me suis rendu au quartier d’Al-Moski afin de chercher un logement. J’ai loué un lit dans un dortoir, à dix piastres la nuit. Puis, j’ai été au café d’Al-Tégara (café du commerce) pour casser la croûte et boire un thé ». Accompagné toujours du violon, son seul ami et confident, il s’est mis à jouer quelques taqassim ou improvisations. « Un des habitués du café, enthousiasmé par ma musique, m’a demandé d’accompagner la danseuse orientale Zeinat Elwi. J’ai accepté et répondu : Je peux même faire danser toute sa famille ».
La rencontre avec la star de la danse des années 1960 Zeinat Elwi s’est très bien passée. Le jeu de Dagher a capté l’attention du public. Les voyages avec la danseuse se sont multipliés et d’autres danseuses et troupes égyptiennes sont venues demander son aide. « Le compositeur de renom Riyad Al-Sonbati a entendu parler de moi et a souvent fait appel à moi pour jouer au violon durant les enregistrements musicaux à la radio, avec plusieurs ensembles. Il me suffit d’écouter une mélodie pour ensuite la jouer à ma manière sur le violon. C’est un don de Dieu », précise Dagher avec fierté. Conscient de son potentiel, il a alors demandé à la radio le double de son salaire habituel. Il a dit clairement : « En jouant, je peux réveiller une troupe, lui donner de l’énergie ». Dagher a travaillé dans différentes ambiances et avec de différentes personnes et s’est contenté d’être leur violoniste préféré, sans jamais aller plus loin.
De nouveau, il reprend son violon et joue un morceau sur lequel il improvise, intitulé Al-Hazine Al-Baki (le triste pleurnichant). « Une improvisation libre dans laquelle je reprends des mélodies anciennes ». En 1963, Dagher a rencontré une autre danseuse de renom : Soheir Zaki. Pendant 20 ans, il l’a accompagnée partout dans le monde. Il l’appelle « la reine ». Car pour lui, c’est vraiment la reine incontestée de la danse orientale. « Une femme qui a un très bon coeur. L’Egypte n’a plus jamais revu quelqu’un comme elle », dit-il en signe de reconnaissance et de respect à cette grande dame. Il évoque son charme, son style de danse et sa finesse. Une fois qu’elle a décidé de se retirer de la scène artistique, Dagher n’a plus voulu travailler comme violoniste. Deux ans plus tard, il a arrêté de jouer pour réparer et accorder les instruments, à domicile. « Notre dernier voyage était aux Etats-Unis, sur invitation du roi Fahd de l’Arabie saoudite. J’ai accompagné Soheir Zaki et le chanteur populaire Adawiya pendant une quinzaine de jours en Floride. Le roi Fahd était un homme généreux qui appréciait l’art et les artistes. On a souvent dit du mal de lui ainsi que de Soheir Zaki, mais franchement, ce sont des gens bien ; ils ne méritent pas d’être dévalorisés », regrette Dagher.
En 1985, sa décision est prise de manière catégorique : Dagher arrête de jouer en public et de fréquenter les milieux artistiques. « Je voulais préserver ma santé ! Pourquoi ne pas vivre jusqu’à 200 ou 300 ans ? ». Heureux de tout ce qu’il a fait, des hauts et des bas, Dagher vit aujourd’hui presque en ermite, enfermé dans son appartement. « Je ne veux plus mener une vie de la nuit, ni que ma passion pour le violon soit le moyen de gagner ma vie. Je recherche plutôt une vie calme et sereine. Je veux profiter de mon paradis sur terre », souligne le musicien. Plusieurs personnes sont venues lui offrir du travail et des troupes de l’Opéra du Caire ont voulu faire appel à lui, mais rien ne peut le faire changer d’avis. « Comment résister à la tranquillité ? », lance-t-il. Dagher semble être un homme comblé. Il ne se soucie ni d’argent ni de gloire, mais se contente de faire son métier de base : réparer des violons et jouer sur son instrument pour son propre plaisir quand bon lui semble.
Dagher et sa femme célèbrent cette année leur 50e anniversaire de mariage. Ils ont quatre enfants : Amany, Noha, Ihab et Sondos. « La femme est souvent une mère qui affronte toujours la mort en donnant naissance à ses enfants. Elle n’est pas la moitié du monde, elle est les trois quarts du monde. Ma femme et moi, nous sommes ensemble pour le meilleur et pour le pire. On fait face au mauvais oeil et aux regards des envieux », conclut, en plaisantant, le septuagénaire.
Jalons :
1941 : Naissance à Tanta (dans le Delta égyptien).
1959 : Arrivée au Caire.
1961 : Travail avec la danseuse Zeinat Elwi.
1963-1983 : Travail avec la danseuse Soheir Zaki.
1981 : Naissance de sa fille Sondos.
1985 : Arrêt de la carrière de violoniste.
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