Entre piano et orgue, Bachar Mar Khalifé traverse la scène. Il s’est récemment produit au théâtre du Greek Campus, dans le cadre du Festival D-Caf. Musicien libanais résidant en France, il a son projet musical, tout à fait différent de celui de son père, le luthiste, chanteur et compositeur engagé, Marcel Khalifé. Les airs du piano se chevauchent, sur l’orgue, des mélodies de la guitare électrique et des rythmes de la batterie. Le public baigne dans une ambiance bouleversante. On écoute les airs de la célèbre chanson d’Oum Kalsoum Fakkarouni (on m’a rappelé), réarrangés dans un style électronique. Khalifé chante les paroles en arabe, il fredonne le refrain et les rythmes, nous fait voyager ailleurs, survolant passé et présent. Khalifé junior s’approprie les chansons du patrimoine et les présente selon sa propre vision. « Je n’aime pas le mot renouvellement. En fait, en reprenant des chansons du patrimoine, j’essaye de jouer sur scène les sons et les airs qu’elles font résonner en moi. Cela s’opère de manière très spontanée », lance Khalifé.
Cette brève introduction musicale chauffe la salle. Les jeunes présents se mettent debout, bougent, dansent, emportés par les rythmes électroniques vibrants. Bachar Mar Khalifé s’adresse au public, disant : « Ce concert est un hommage au musicien nubien Hamza Eddine. C’est le début d’une tournée pour promouvoir mon quatrième album WaterWheels ».
Les chansons se suivent par la suite, offrant une ambiance plus électro-nubienne. « WaterWheels est le titre d’un album de Hamza Eddine sorti dans les années 1970, aux Etats- Unis, son pays d’adoption. J’ai découvert ce musicien nubien pendant l’adolescence. Je cherchais souvent dans la bibliothèque de mes parents des disques à écouter. J’ai trouvé ce disque par hasard. J’ai commencé à l’écouter, en cachette, tard le soir. Hamza Eddine était un joueur de oud et un percussionniste fascinant. Ses morceaux duraient environ 20 minutes et, quand je les écoutais, j’étais presque en transe. J’ai entendu sa voix tout seul, avec le oud qu’il jouait, avec quelques rythmes africains … C’était bizarre pour moi. Depuis 20 ans environ, ce disque ne m’a jamais quitté. Sa musique était assez expérimentale. J’ai voulu toujours retravailler ses morceaux. C’est pourquoi j’ai repris l’album et je l’ai retravaillé, comme si je me l’appropriais ».
Pour ce faire, Khalifé a collaboré avec la chanteuse nubienne Al-Sarah. Il avoue avoir déclaré son amour pour la musique nubienne et ses chansons et rythmes à elle, l’an dernier, lors de leur rencontre à Paris et a ensuite enregistré les chansons de l’album avec elle. « L’album sortira dans deux mois. Pour son lancement, nous avons prévu une série de concerts, en Europe et dans le monde arabe », indique Khalifé. Et d’ajouter : « Je viens d’une famille très musicale : ma mère étant la chanteuse Yola Khalifé et mon frère, Rami Khalifé. Avec mon père, on a déjà animé plusieurs concerts en famille, en Egypte et ailleurs, sous l’étiquette Khalifé. Cela a commencé tôt et j’ai appris beaucoup sur scène ».
A la maison, il a trouvé un grand piano sur lequel il jouait, depuis sa tendre enfance. De quoi l’aider à étudier la musique au Conservatoire. « Chercher à me distinguer est une réaction naturelle. C’est un acte de survie. D’abord, on cherche à trouver sa place au sein de la famille, puis à l’école, et ensuite dans le monde. Je ne peux pas échapper à la vérité d’être le fils de Marcel Khalifé. Cela fait partie de mon histoire. Mais je refuse les clichés que la société colle à mon identité d’artiste ».
Sur son site Web, son CV est relativement bizarre. Bachar Mar Khalifé indique tous les incidents qu’il a subis avant le lancement de son premier album. Il y rappelle, par exemple, leur départ du Liban, fuyant la guerre civile, en direction de l’Algérie, à l’âge de cinq ans. Il fait référence également à sa chute de la montagne Chréa et à leur installation en France, un an plus tard, lorsqu’il se fait attaquer à Paris dans la rue, pour avoir porté le keffieh. Puis, il évoque sa présence aux côtés de son père au tribunal, ayant été poursuivi en justice au Liban en 1998, etc.« Ce n’est pas important de mentionner quel genre de musique, ou quel instrument je joue. Ces évènements ont davantage contribué à former ma personnalité », expliquet- il. Et d’ajouter en riant : « Les faits mentionnés sur mon CV s’arrêtent à l’an 2000. Je dois ajouter d’autres évènements ».
Avec la famille, il a participé à de multiples concerts de par le monde et a découvert les publics différents et les secrets de la scène. Avec sa mère Yola, il a dû passer une expérience musicale assez particulière. Cette dernière lui avait demandé de composer des chansons pour elle. « On s’entend bien tous les deux et on a travaillé plusieurs chansons ensemble. Elle m’inspire de par son militantisme, sa vie et sa capacité de chanter. J’avais peur de ne pas être à la hauteur de l’amour qu’elle m’a donné. Les chansons une fois présentées au public, cela dépasse notre relation de mère et fils », souligne Bachar Mar Khalifé.
En fait, il a décidé d’écrire son nom ainsi pour rigoler, et puis ce nom lui a collé. Il lui va bien. « Mar en arabe signifie saint. Et dans le monde arabe et surtout au Liban, tout le temps, les saints font apparition. Chaque jour, on a un nouveau saint ! Donc, pourquoi ne pas être moi aussi un saint ? D’un autre côté, la tradition arabe convoque souvent le nom du père comme un moyen de reconnaissance de la personne. Donc, j’ai fait allusion à mon père par Mar », évoque Khalifé junior, non sans ironie.
Malgré son attachement à son pays et ses chansons interprétées en arabe, il fallait attendre 2016, à la sortie de son troisième album, pour que Khalifé donne un premier concert au Liban. Il avoue avoir reçu plusieurs invitations auparavant pour revenir jouer dans son pays, mais il a préféré attendre l’occasion de présenter réellement son projet musical, au lieu de rester simplement le fils de Marcel Khalifé. « J’avais longtemps rêvé de donner un concert dans mon pays d’origine comme si je le faisais à Genève ou dans n’importe quelle ville d’Europe », précise-til.
Cependant, un petit problème survient, la censure refuse la sortie de son album au Liban et refuse qu’il chante Kerisalyon, l’accusant d’offense à la religion. « Cet incident ne m’a pas bouleversé. J’étais choqué, mais j’ai été vivement soutenu par la presse et les critiques. Je ne sais plus comment peut-on interdire une chanson à nos jours ? C’est insensé. Car la même chanson est diffusée partout ». La chanson n’a pas tardé à gagner du terrain.
Pour Bachar, la musique est plus puissante que la censure, notamment que les jeunes d’aujourd’hui sont plutôt tournés vers les réseaux sociaux. « Dans nos sociétés, c’est courageux de faire de la musique sans céder aux règles de la commercialisation et à la médiocrité ambiante. Cela relève de l’engagement, car on a l’impression d’aller à contre-courant. Donc, faire de la musique, c’est en quelque sorte un acte politique, une philosophie de vie », explique le musicien. Du militantisme ? Est-ce le destin de la famille Khalifé d’être des artistes engagés ? « Il se trouve qu’on partage la même soif de liberté, la même soif de contrer ce qui est déjà acquis », répond-il, ajoutant : « L’identité arabe avec ses combats qu’on peut mener dans notre monde n’est qu’une facette de l’humanité. Je trouve que l’identité ultime est celle humaine. Je ne pense pas qu’on puisse lier la soif de la liberté et l’engagement à une seule identité ethnique ou nationale. Cela est peut-être valable pour une période de l’Histoire, mais pas pour toujours. En musique : il faut aller à la rencontre des autres, il ne faut pas se contenter de jouer avec les mêmes musiciens ou parler une même langue. Nous ne devons pas nous attarder sur des questions d’apparence », estime l’artiste qui insiste quand même à chanter en arabe, malgré sa résidence en France et son mariage ave l’animatrice de TV Erika Moulet. A la maison, il a choisi de parler aussi à ses enfants en arabe. Il envisage l’avenir avec optimisme et rêve de partager avec ses enfants souvenirs et joies, peut-être vers 2050.
Jalons :
1983 : Naissance à Beyrouth.
1988 : Départ vers l’Algérie.
1989 : Installation en France.
2010 : Premier album Oil slick.
2013 : Deuxième album Who’s Gonna Get The Ball From Behind.
2015 : Troisième album Ya Balad et une nouvelle expérience sur scène Le Paradis de Helke.
2016 : Premier concert au Music Hall à Beyrouth.
Juin 2018 : Sortie de l’album WaterWheels en hommage au musicien nubien Hamza Eddine.
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