«
Il faut que nous partions. Sur les pistes des voyageurs. Rassemble ce que tu cherches. Et tiens-toi prêt déjà. Partout où nous irons. Il y aura des caravanes » (
Latérite,
Hatier, 1984, recueil de poésie). Ou encore «
Partir-revenir, ces allées et venues de la vie nous laissent fatigués, lassés que rien ne brise l’exigence du temps » (
A mi-chemin,
L’Harmattan, 2000, recueil de poésie). Ces vers de Véronique Tadjo nous placent dans l’esprit de l’éphémère, du caractère fortuit de la vie, de l’érosion par le temps. Les voyages ont ponctué l’existence de cette écrivaine et académicienne franco-ivoirienne.
D’ailleurs, elle se considère comme « un produit » du voyage, lequel semble être inscrit dans ses gènes. Car son frère et elle sont venus au monde parce que son père, haut fonctionnaire de l’Etat, a quitté la Côte d’Ivoire pour poursuivre ses études à Paris. Quant à sa mère, fille de marchands de vin, elle a dû quitter son village de Bourgogne pour aller à la découverte du monde.
Du Kenya au Mali, en passant par Haïti, le Bénin, le Royaume-Uni, l’Afrique du Sud, l’Amérique latine, la France où elle est née et la Côte d’Ivoire où elle a grandi, l’auteure vogue toujours vers d’autres horizons, d’autres aventures. « Je passe ma vie à partir et à revenir. Le voyage permet de relativiser les choses. Tant que je pourrai, je bougerai. Et à la fin, normalement, je me poserai en Côte d’Ivoire ». Et d’ajouter : « J’ai toujours été fascinée par les hommes et les femmes qui viennent s’installer dans un pays qui n’est pas le leur, l’adoptent et y passent leur vie. Ils choisissent un endroit différent, mettent des racines et ils sont là. Leur existence prend un autre tournant ».
Sa mère, peintre et sculptrice, appartient à ces derniers, ayant épousé un Ivoirien et choisi de vivre à Abidjan. Elle lui consacre l’un de ses deux ouvrages à paraître, tandis que l’autre est un roman qui se déroule entre la Côte d’Ivoire et l’Afrique du Sud, où elle a vécu pendant quatorze ans avec son mari et y a dirigé le département de français de l’Université du Witwatersrand à Johannesburg.
Tadjo aime les pays ensoleillés, avec un ciel de pourpre et d’or. Cela se fait sentir dans ses écrits comme dans ses peintures, qui portent bien les couleurs éclatantes du soleil, tapant fort sur les êtres et sur la nature. « Bien sûr, c’est ma mère qui a amené l’art jusqu’à chez nous, à la maison. J’ai découvert ma vocation de peintre au Kenya, dans le studio d’un artiste qui m’a dit : Prends cette toile et vas-y. Avant, j’avais fait des illustrations pour mes albums s’adressant aux jeunes ».
L’écrivaine définit sa peinture par un terme emprunté à la littérature : le réalisme magique. Elle part du réel et travaille l’imaginaire, qu’il s’agisse de ses toiles, de ses autofictions (romans et nouvelles) ou de ses albums pour la jeunesse. Dans ceux-ci par exemple, elle traite de sujets assez sérieux, s’inspirant parfois de la vie de Senghor ou de Mandela, pour faire voir aux adolescents l’histoire sous un angle différent, illustrations à l’appui.
Et dans ses romans, comme Loin de mon père (2010) ou Reine Pokou, concerto pour un sacrifice, qui lui a valu le Grand Prix littéraire d’Afrique Noire en 2005, elle mélange le personnel, les faits réels, les contes philosophiques et les mythes africains, pour être l’un des auteurs africains contemporains les plus reconnus. C’est une belle héritière des griots, dont la narration s’adapte souvent au public présent. « Ils brodent autour du personnage. Je fais un peu comme eux, pour évoquer un aspect contemporain », dit Véronique Tadjo.
La légende de la Reine Pokou, qui sacrifie son fils unique en le jetant dans le fleuve Comoé pour sauver les siens et fonder le royaume baoulé au centre du pays, est connue de tous les écoliers de Côte d’Ivoire. L’écrivaine laisse vagabonder son imagination et travaille la multiplicité de ses significations possibles. « C’est un mythe de fondation », explique-t-elle. Les présidents successifs, qui étaient des Baoulés, l’ont utilisé pour légitimer la domination du Sud sur le Nord, contribuant, avec le temps et la crise économique, à la fracture ethnique. « Mon père est un Baoulé, donc je peux en parler », rit-elle. « Le problème entre le Nord musulman de culture sahélienne et le Sud chrétien, avec notamment les Baoulés qui se considèrent comme les vrais Ivoiriens, a été ravivé par la colonisation. Il couve toujours sous les cendres. Une rébellion a éclaté en 2002, laquelle a failli muer en une guerre civile, mais il y a eu des accords de paix. Autrement, le pays se serait vraiment scindé en deux ».
Loin de mon père n’est pas non plus une oeuvre entièrement autobiographique. Tout est remanié, romancé, pour raconter l’histoire de Nina qui revient dans son pays, la Côte d’Ivoire, pour y enterrer son père et organiser les funérailles. Elle doit tout apprendre, tout réapprendre, ayant vécu longtemps à l’étranger : ménager les susceptibilités, déjouer les pièges des autorités politiques, subir les séquelles de la guerre civile menaçant une famille d’imploser, choisir le cercueil et le costume du défunt …
« Contrairement à Nina, je n’ai jamais coupé les ponts avec la Côte d’Ivoire, mais pour l’histoire c’était mieux d’un point de vue dramatique de mettre en scène un personnage qui revient dans son pays pour le redécouvrir. Sans doute, nous sommes très proches, elle et moi, notamment lorsqu’il s’agit du rapport au père. Avec la disparition du père et de la mère, on devient orphelin. On réinvente le rapport aux siens, on procède à une remise en question, on se demande : qu’est-ce qui nous retient à ce pays ? ». Quand il se passe quelque chose de décevant, d’effrayant, les liens sont secoués, les sentiments contradictoires cohabitent, joie et douleur. « La mémoire peut être douloureuse, mais il faut accepter les deux aspects de la mémoire : le beau et le douloureux. La chose la plus grave, c’est de souffrir d’amnésie ».
Pour Véronique Tadjo, la littérature a cette capacité de créer un espace de mémoire. En 1998, elle participe à un voyage regroupant plusieurs écrivains africains dans le cadre du projet Rwanda : écrire par devoir de mémoire. Trois ans plus tard, elle publie L’Ombre d’Imana, voyages jusqu’au bout du Rwanda (Actes Sud), partageant les témoignages récoltés sur le génocide rwandais, pour rompre avec l’indifférence généralisée face aux situations de crise en Afrique. De même, dans un autre roman poignant En compagnie des hommes (éditions Don Quichotte), sur l’épidémie Ebola, elle perpétue le devoir de mémoire, accouchant d’une autre tragédie sur papier, sans pour autant négliger « la poésie, qui offre un peu de consolation face à la puissance absolue de la mort ».
L’écrivaine nous emmène d’un pays africain à l’autre. Son amour pour des poètes de la négritude tels que Césaire, Senghor, Birago Diop, Léon-Gontran Damas, ainsi que sa thèse de doctorat en civilisation afro-américaine, portant sur le processus d’acculturation des Noirs à travers l’esclavage, ont approfondi sa manière de voir le continent noir. « Mes études m’ont permis de m’intéresser davantage à l’Afrique et d’avoir un élément de comparaison. Qu’est-ce qu’on garde à la fin de sa culture, après avoir passé d’abord par une phase de déculturation, ensuite par l’acculturation, en opérant une sorte de symbiose ? C’est important, notamment qu’en Côte d’Ivoire, on est en plein changement », souligne Tadjo, offrant souvent un beau mélange, réconciliant cartésianisme français et animisme africain.
« L’animisme a toujours existé, mais avec le temps, on a décidé de le considérer comme quelque chose de mauvais, de sous-estimer sa force. Or, il mettait en exergue l’étroite relation entre les hommes et la nature. Aujourd’hui, il faut de nouveau réfléchir cette relation pour mieux appréhender les choses sur le plan écologique ». Et de poursuivre : « En Côte d’Ivoire, il y a les musulmans au Nord, les chrétiens au Sud, mais tout le monde est animiste. Moi-même, je maintiens le respect des ancêtres, le culte des morts, etc., tout en les conciliant avec ma manière de penser ».
Justement, pour mieux voir et concilier les paradoxes, avec beaucoup d’amour, elle a besoin de recul, de prendre ses distances, de ne pas écrire à chaud comme dans le journalisme. Et le fait de vivre, ces derniers temps, en Angleterre lui permet de s'en sortir, voyageant sans cesse entre le froid de Londres et le soleil d’Abidjan. « Pour moi, Londres est une ville d’écriture, l’édition y est une véritable industrie, il y a une culture ambiante du livre. En même temps, ce n’est pas Paris, où il y a un nombre infini d’écrivains africains. Je ne conçois plus ma vie sans cet aspect d’anglophone.
C’est important, car il me donne une plus grande ouverture, même au niveau de l’Afrique. Donc j’écris à Londres et peins à Abidjan, la Côte d’Ivoire étant mon point de référence et ma source d’inspiration première ». Cet entre-deux lui convient parfaitement, en attendant peut-être d’accoster ailleurs. Qui sait ? « Bien sûr, j’aurais, moi aussi, aimé écrire une histoire sereine avec un début et une fin. Mais on sait bien qu’il n’en est pas ainsi. Les vies s’entremêlent, les gens s’apprivoisent, puis se quittent, les destins se perdent », écrit-elle dans son recueil de poèmes A vol d’oiseau.
Jalons :
21 juillet 1955 : Naissance à Paris.
1981 : Thèse sur le processus d’acculturation des Afro-américains de 1619 à 1808, de l’Université Paris IV.
1993 : Son livre pour enfants, Mamy Wata et le monstre, qui s’inspire des traditions animistes d’Afrique de l’Ouest, reçoit le Prix Unicef à la Biennale des arts et lettres de Dakar.
2005 : Grand Prix d’Afrique noire, pour son roman Reine Pokou, concerto pour un sacrifice.
2018 : Animation d’une table ronde et d’un atelier d’écriture, organisés par l’Institut français d’Egypte à Alexandrie, à l’occasion de la Journée mondiale de la femme.
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