Le temps est calme et sec en ce lundi 29 octobre 1956. Rien ne semble perturber la soirée de cette ville côtière tranquille. Soudainement, des dizaines de Mystère IV et de Dassault brisent le silence.
Quelques instants plus tard, plus de 1600 commandos et parachutes s’abattent sur la ville. Simultanément, les premiers blindés roulent dans les rues de la ville.
Israël envahit l’est du Canal de Suez, suivi par les Français et les Britanniques qui bombardent à partir du 31 octobre. Ils parachutent et font débarquer leurs troupes.
Du jour au lendemain, Port-Saïd est bouleversée. Et l’occupation devient un fait accompli. L’occupant déambule dans les rues, les panneaux de signalisation sont en anglais, des points de contrôle à chaque place, bref, l’ennemi est là, omniprésent. « Nous étions confus, on se demandait quoi faire, désobéir? Résister, attendre. Depuis que j’ai entendu à la radio les mots guerre et occupation, au fond de moi-même, j’ai refusé l’indignation et la honte, j’ai refusé l’inacceptable. C’est à ce moment-là que je suis devenue résistante. J’ai l’impression que ma vie a débuté le jour où j’ai commencé à lutter contre l’occupant ».
Zeinab Al-Kafrawy était encore une gamine de quinze ans. Elle a appris très tôt que l’occupation, c’est vivre sous les bombardements, c’est risquer sa vie à chaque moment. « On ne saura jamais combien de morts le bombardement a provoqué. En rentrant dans la résistance, nous étions conscients du danger. Mais j’étais prête à donner ma vie pour ma patrie. C’est elle qui m’a faite. J’ai tout simplement accompli mon devoir. On m’a appelé et j’ai répondu à l’appel. Le choc était brutal, la riposte devait être sanglante ».
Un courage exceptionnel, une modestie rare, une énergie indomptable, Zeinab rayonne. Elle fait partie de cette résistance massive, en dehors des armes, cachée et plus discrète, mais tout aussi essentielle et risquée.
En effet, la résistance féminine à Port-Saïd avait une nature particulière dans le contexte de l’occupation. Exclusions, censures, saisies, interdictions et répressions de toutes sortes. Pourtant, les femmes ne se sont pas cloîtrées chez elles.
« La société était très ouverte, ce qui permettait à la femme de prendre en main son destin. J’ai été élevée ainsi, mon père a tout fait pour que je sois autonome. Il me répétait que j’avais hérité son audace et que mes pas, tellement confiants, faisaient trembler le sol ». C’est d’ailleurs ce père qui lance sa fille dans l’aventure de la résistance, et bien qu’il avait sept filles, seule Zeinab convenait à cette mission épineuse et risquée.
Soldat à la station de police du quartier Al-Arab, il apprend que les résistants ont besoin de jeunes filles pour adhérer à ce mouvement populaire. Il n’hésite donc pas à proposer le nom de sa fille. « Si depuis toujours la guerre est une affaire d’hommes, la résistance non. La plupart de nous étaient enrôlées par l’intermédiaire de proches ou d’amis. Il y avait dix groupes de résistants, mais on ignorait les noms des membres des autres groupes. Un jour, par coïncidence, j’ai appris que mon propre cousin faisait lui aussi partie de notre mouvement », affirme Zeinab.
Le choix d’intégrer des femmes dans la résistance était bien calculé. « La résistance est secrète, le foyer, sphère privée, est le lieu le plus opportun pour assurer cette clandestinité. Par conséquent, les femmes sont le centre de ce monde. Elles hébergent, cachent des documents, nourrissent des résistants... ».
Des gestes de résistance qui se font sous le couvert de la vie quotidienne normale sans susciter le moindre soupçon. Zeinab, elle, était prête à tout. « Les femmes suscitent beaucoup moins la méfiance de l’ennemi. Je cachais des documents ou des tracts illégaux dans des paniers de nourriture ou sous la couverture d’un bébé, je profitais d’un déplacement à pied ou à vélo pour porter un courrier important ou des vivres à un réseau caché ».
Ainsi, les femmes sont devenues un maillon essentiel de la résistance dite « de tous les jours », ce qui fait que les champs d’action féministe se multipliaient. Zeinab était un agent de liaison, chargée de transmettre toutes sortes d’information auprès de la résistance.
« Nous avons commencé à nous confier des tâches plus risquées. Des tâches qui pouvaient conduire à l’arrestation, à la torture ou à la mort. Des familles entières, mères, filles et soeurs, s’engageaient dans des postes importants. Elles stockaient des armes, aidaient des officiers à passer d’une zone à l’autre, etc. Un jour, j’ai transporté des bombes dans la voiture à bébé de mon neveu. Je l’ai mise dans une voiture pleine de bombes et je circulais dans les rues. On m’a même appris à utiliser des fusils et tirer contre l’ennemi pour me protéger. Je ne pouvais révéler aucun plan et j’optais pour le mutisme même avec ma famille », se rappelle Zeinab. C’est au nom de la liberté qu’elle a mené son combat contre l’occupant. Elle a témoigné de la victoire d’une ville sur l’agression tripartite.
« L’antagonisme populaire nous a appris que la violence peut ne laisser d’autres choix aux pacifistes que la violence, seul moyen pour empêcher l’agresseur d’aller plus loin. Surtout si l’agresseur ne montre aucune compassion pour les vies humaines, et assassine, massacre, bombarde les écoles, les hôpitaux et les maisons ». Pour Zeinab, la résistance est le droit de tout peuple sous l'occupation.
« Nous nous sommes lancés corps et âme dans un combat acharné pour défendre notre terre, préserver son intégrité et notre souveraineté. On était déterminés à le faire peu importe le prix ». Après un cessez-le-feu et le retrait des troupes, le rôle de cette militante ne s’est pas arrêté.
Lors de la défaite de 1967, elle a de nouveau rejoint les rangs des résistants. « Les conditions de vie étaient beaucoup plus difficiles, en plus de la présence de l’occupant, on a fait face à toutes sortes de pénuries. S’approvisionner en denrées alimentaires était un défi. Les femmes ont développé des stratégies pour économiser et se serrer la ceinture. On cuisinait dans les rues pour les familles de tout le quartier, un système de solidarité était nécessaire pour survivre », dit Zeinab.
Après la défaite, elle décide que la résistance n’est qu’une parenthèse et choisit de retourner à la vie normale, faisant de la guerre un souvenir.
Elle épouse un jeune ingénieur, originaire de la Haute-Egypte, fonde une famille, puis part en Algérie pour enseigner la langue arabe dans les écoles. Elle tombe amoureuse de ce pays qui a beaucoup de choses en commun avec le sien, surtout en ce qui concerne la résistance.
Là-bas, on l’appelle Djamila Bouhired l’égyptienne. Zeinab reste 17 ans en Algérie, durant lesquelles elle n’épargne aucun effort pour soutenir les Egyptiens qui cherchent un emploi ou ont besoin de recommandation ou d’aide pour s’intégrer dans ce pays qui leur est inconnu.
Mais, à la fin des années 1980, une fois de retour à sa ville natale de Port-Saïd, le choc est au rendez-vous. « Ma ville, je ne l’ai pas reconnue. Tout était étrange pour moi, les gens, le comportement, la naissance d’une culture consommatrice et trop conservatrice. Même s’ils admiraient mon héroïsme, ils me considéraient comme une étrangère. Ils me demandaient pourquoi je ne portais pas le voile et n’aimaient pas lorsque je répondais que c’est une affaire privée et qu’ils doivent juger mes actes et non pas mon apparence ».
Or, ce n’est pas la seule déception. Les histoires de la résistance ont souvent occulté les femmes et leur engagement dans la lutte contre l’occupant. Leur participation, pourtant déterminante, est éclipsée. « Les historiens doivent se pencher sur notre rôle, récolter nos témoignages et nos biographies. Il ne reste que peu de résistantes vivantes; malgré notre participation, les femmes résistantes n’ont été ni décorées ni récompensées », explique Zeinab. Aucune rue, monument ni école ne porte son nom, aucun livre d’histoire ne parle de son rôle. Aucune médaille, ni légion d’honneur.
« Pourtant, on me demande d’aller parler aux élèves des écoles de Port-Saïd de cette période, je le fais volontiers, pour qu’ils sachent que notre lutte a mené à la liberté. Ce qui compte c’est que l’histoire de la résistance reste vive, pour que ces générations futures réalisent l’importance de combattre l’injustice ».
Une histoire qui ne pourrait être écrite sans ces femmes. Cette figure de la résistance populaire continue à vivre dans l’ombre. Légende vivante et icône de la résistance, elle incarne l’esprit d’une Egypte libre.
L’histoire de cette femme qui a contribué à changer le cours de l’Histoire est une source d’inspiration. Un hommage est la moindre reconnaissance à ces femmes résistantes, source d’espoir et de dignité.
« Nous avons mené notre combat jusqu’au bout. Notre lutte prouve que l’occupation n’est ni invulnéra ble ni invincible. Les femmes continueront à résister, à militer et à combattre l’injustice », conclut-elle .
Jalons
24 mai 1941 : Naissance à Port-Saïd.
Octobre 1956 : Participation à la résistance populaire.
Juin 1967 : Rejoint les rangs des résistants lors de la défaite.
1971 : Départ pour l’Algérie.
1987 : Retour à sa ville natale.
Lien court: