On peut le croiser partout dans les cafés du centre-ville. Toujours entouré de ses amis, poètes, paroliers, peintres, musiciens, et d’autres. Avec un joli sourire. D’ailleurs, c’est là que Mohamed Bachir a célébré, en décembre dernier, la sortie de son premier album Ehzer Halakak (méfie-toi de ta propre chute).
La peau mate, ses traits trahissent son appartenance à la Haute-Egypte, étant issu de la tribu arabe des Jaafra, installée depuis très longtemps à Assouan. Son accent cairote, son allure simple et son amour de la musique contemporaine sont en parfait accord avec sa passion pour l’héritage oral du pays, notamment celui du sud. « Mes parents sont des descendants de la tribu des Jaafra. Ils ont quitté Assouan et se sont installés dans le quartier d’Al-Gammaliya, dans le Vieux Caire fatimide. Notre maison, située à Haret Al-Yahoud (la ruelle des juifs), était le lieu de rencontre de toute la grande famille. Sur la terrasse de la maison, on exerçait tous les rites ancestraux propres à notre tribu. Mon oncle, pendant les week-ends, tenait des séances de zikr (cercle où l’on psalmodie les noms de Dieu). Enfant, mes longues vacances d’été, je les passais le plus souvent à Assouan, auprès de la grande famille qui m’apprenait les coutumes et les traditions de la tribu, mais surtout notre accent particulier ».
Malgré sa vie au Caire, Bachir est complètement baigné dans le folklore de la Haute-Egypte. Ses chansons, notamment celles ayant marqué le début de sa carrière, en sont la preuve. Il en est de même pour les chansons de son album Ehzar Halakak. Des titres comme Béba ou Betnadini Tani Leih (pourquoi m’appelles-tu encore?), sont d’ailleurs tout le temps réclamés par le public, lorsqu’il se produit en concert. Bachir évoque souvent la beauté du Nil et le charme des soirées passées en Haute-Egypte à travers ses diverses chansons, empruntant souvent aux traditions festives de sa tribu.
Au Cairo Jazz club ou à l’espace Darb 1718, il chante en jean, portant un chapeau sur la tête, avec l’allure d’un chanteur cow-boy. Puis, il se met à chanter le folklore, le mêlant de nouveaux arrangements ou d’airs électroniques. « Tous les membres de mon groupe, originaires de Haute-Egypte, se plaisent à réinterpréter le folklore du sud comme moi. Nous avons décidé d’étendre notre champ de spécialisation, en chantant également d’autres oeuvres issues de régions différentes: villes côtières, désert du Sinaï, oasis, Sahara occidental, etc. Et ce, sans oublier d’interpréter nos propres compositions et arrangements, dont les paroles sont écrites par des amis poètes ou paroliers comme Montasser Higazi et Sayed Mahmoud », déclare-t-il souvent dans la presse, pour souligner son ouverture sur le folklore tout court, au sens large, mais aussi sur la musique pop et rock.
Ses chansons, toujours jouées en direct, n’ont pas manqué d’attirer un public mûr, assez spécial, regroupant pas mal d’artistes et d’intellectuels qui lui ressemblent pour beaucoup. C’est-à-dire des citoyens égyptiens attachés à leur identité culturelle, tout en étant très ouverts d’esprit, épris de musique underground et aux allures décontractées. D’ailleurs, ce côté décontracté attire vers lui pas mal de jeunes qui diffusent ses chansons sur la toile, d’où un véritable succès.
Chanter était plutôt un acte spontané pour Bicho, comme l’appellent ses amis. Pendant ses études universitaires à la faculté des lettres, section arabe, il avait déjà commencé à se faire connaître. Le chanteur quinquénaire étudiait la littérature, envisageant de devenir un professeur de langue arabe pour gagner son pain. « Durant le cycle secondaire, j’avais un professeur d’arabe qui m’a incité à suivre son chemin et à devenir professeur, comme lui. J’avais dans la tête d’autres rêves tout à fait loin du chant. J’aspirais à devenir un guide touristique ou à étudier l’Histoire. Mais l’encouragement de mon professeur m’a mené vers les lettres arabes, une spécialisation qui m’a fait découvrir la richesse de la langue arabe et des dialectes égyptiens ».
A la faculté, Bicho découvre les grands auditoriums qui étaient son espace favori, pour chanter pendant quelques minutes devant sa promotion. Il découvre aussi les réactions du public autour de lui, ses collègues, ses amis, etc. « Je chantais souvent entre amis et dans les concerts tenus à la faculté. C’était une belle occasion de se produire en public ».
En 1987, sa décision était toute faite. Bicho déclare à haute voix à sa famille : « Je ne serai pas professeur de langue arabe. Je vais chanter ». Un rebelle? Son père se méfiait déjà de l’art et voyait que c’était un vrai risque pour la carrière toute tracée de son fils. Mais étant lui-même un mélomane épris du chant arabe classique, il n’a pas pu résister à l’idée de voir revivre le patrimoine oral de sa tribu et des siens. Du coup, il a fini par encourager son fils à chanter et en était ravi.
A l’âge de dix ans, Bicho aimait déjà le chant contemporain, dans le style Mohamad Mounir. « 1977 était une année bouleversante pour moi. Enfant, j’adorais les rencontres familiales de notre maison à Gammaliya. Mon oncle nous a ramené un jour une cassette du chanteur Mohamad Mounir. Dès que j’ai entendu sa voix ensorcelante, ce fut le coup de coeur pour tout ce qu’il représentait. Mounir est devenu simplement mon idole », raconte-t-il.
Pourtant, Bicho a opté pour un chant relativement différent, pour ne pas coller à l’image de son idole. « On a parfois tendance à enfermer l’interprète à la peau foncée dans un genre particulier. C’est-à-dire que l’on suppose qu’il doit chanter exclusivement du folklore nubien ou imiter la star du genre, Mohamad Mounir. C’est sans doute un obstacle non négligeable à surmonter. L’interprète doit faire un effort monstre afin de rompre avec cette idée reçue ». Les tentatives de chanter et de s’adresser directement au public étaient pleines de hauts et de bas. Bicho s’est joint à plusieurs groupes musicaux et était souvent à la recherche de partenaires passionnés comme lui de l’héritage de la Haute-Egypte. Il s’est lancé aussi dans le théâtre, chantant et jouant dans des pièces de théâtre de Nasser Abdel-Moneim. Un metteur en scène épris lui aussi du patrimoine de la Haute-Egypte. « Mon ami Saleh Saad m’a introduit au metteur en scène Nasser Abdel-Moneim. J’ai joué pour la première fois sur les planches du théâtre Al-Hanaguer, dans la pièce Khalti Safiya wal Deir (ma tante Safiya et le couvent). Puis, j’ai joué dans Nas Al-Nahr (les gens du fleuve) et Al-Nuba.com. Les spectacles de Nasser Abdel-Moneim soulevaient avec une grande subtilité la question de l’identité, mettant souvent l’accent sur les traditions ancestrales de l’Egypte », explique le chanteur.
Enfin, Bicho s’est résolu à fonder son propre groupe, lequel porte son nom. Dans les cafés du centre-ville cairote, il choisit ses musiciens, des amis ou de nouvelles connaissances. « On se voyait régulièrement dans les cafés du centre-ville, sans rendez-vous préalable. Passer au café est pour nous un rituel journalier ». Les rencontres musicales se multiplient alors dans les cafés : Al-Takeïba, Al-Nadwa Al-Saqafiya et Al-Bostane. Et lorsque Bachir est à la recherche d’une ambiance amicale, encore plus décontractée, il se dirige vers la café Nadi Al-Azhar.
En 2004, le hasard a fait bien les choses. Après la création de son groupe de musique, il tient un premier concert à Saqiet Al-Sawy, au lendemain du succès de son tube Betmil (tu te penches), la chanson-phare du film Enta Omri (tu es ma vie) de Khaled Youssef. « J’ai reçu un coup de fil de ce dernier, et le lendemain, j’ai été le voir dans son bureau, afin de discuter de notre collaboration. Khaled Youssef était à la recherche d’une chanson du patrimoine, évoquant la beauté du Nil et de la bien-aimée. J’ai alors choisi deux chansons. Mais j’étais toujours insatisfait jusqu’à ce que mon ami le chanteur-compositeur nubien Akram Mourad m’ait rappelé les chansons qu’on a créées ensemble, dont Betmil ». La chanson sur laquelle danse l’héroïne du film, Nelly Karim, a eu un succès énorme et plaça Bachir sous les feux de la rampe. Pourtant, le chanteur a continué à se réfugier dans ses coins favoris du centre-ville, menant un travail de longue haleine pour préparer son album. Las des boîtes de production et des contraintes du marché, il a enfin décidé de s’autofinancer et a enregistré 8 chansons à ses frais. Celles-ci sont tout le temps sollicitées en concert. D’ailleurs, en mars prochain, il les chantera devant le public alexandrin, probablement au Centre culturel des Jésuites.
Jalons :
1967 : Naissance au Caire.
1977 : Découverte du chanteur Mohamad Mounir.
1987 : Début de sa carrière.
1997 : Collaboration avec le metteur en scène Nasser Abdel-Moneim dans la pièce Khalti Safiya wal Deir (tante Safiya et le couvent).
2007 : Décès de sa mère.
2017 : Sortie de son premier album Ehzar Halakak (méfie-toi de ta propre chute).
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