Durant l’atelier d’écriture tenu dans le cadre de la 24e édition du Festival international du Caire pour le théâtre contemporain et expérimental, Femi Osofisan s’adressait aux jeunes participants égyptiens dans un anglais à l’accent très particulier. Puis, il leur apprend à chanter un poème qu’il a composé et inséré dans son texte dramatique Farwell to The Cannibale Rage (adieu à la rage cannibale). Alors, une dizaine de jeunes Egyptiens chantent en yoruba (un des langages ethniques du Nigeria) derrière lui : « Dehino o, Simbi dehin » (reviens Simba, reviens). Le dramaturge, poète, romancier, critique, rédacteur, chroniqueur de journal, metteur en scène et professeur d’arts dramatiques nigérian opte toujours pour un format d’atelier vif et plaisant. Au lieu d’évoquer directement les règles strictes de l’écriture dramatique, il fait passer son message grâce à un jeu théâtral. « C’est très intéressant de répondre aux questions des jeunes enthousiastes et curieux. Ce genre de discussion est toujours plus enrichissant », répète-t-il sans cesse. Et pour répondre aux questions curieuses des jeunes et mieux situer l’activité théâtrale dans un contexte africain, il évoque l’histoire du Nigeria, ses trois langues essentielles, sa population divisée et ses diverses religions. « Le Nigeria est un pays à 350 langues et à multiples religions. Il est principalement divisé entre trois communautés pratiquant ces trois langues essentielles : le yoruba, le igbo et le haussa. Le théâtre est souvent pratiqué au Nigeria en anglais (la langue imposée par le colonialisme britannique) et en ces trois langues », explique le septuagénaire.
Osofisan montre comment alterner les deux langues : l’anglais et le yoruba, comment mêler les mythes africains et l’actualité sociopolitique, comment transcender les frontières des diverses cultures pour viser plutôt l’humain et l’universel. « La pièce Adieu à la rage cannibale reprend le thème universel et classique de Roméo et Juliette. Un jeune homme et une jeune fille issus de deux familles en conflit s’aiment. La mère de la jeune fille voulant la convaincre de ne plus joindre son amant a recours à un prêtre. Ce dernier refuse d’influencer la jeune fille et préfère lui raconter une légende africaine pour la dissuader de manière indirecte », raconte Osofisan. Et d’ajouter : « Au Nigeria, il n’est pas question de lire un texte dramatique. Le théâtre fait souvent partie de la tradition orale. On accorde beaucoup d’importance aux indications scéniques, les comédiens se servent de leurs corps, chantent et dansent à la fois, pour mieux exprimer le sens voulu, en l’absence d’un décor à proprement dire ».
Femi Osofisan a eu la chance de se rendre au lycée, malgré les conditions modestes où vivait sa famille. Né dans un milieu villageois, à l’époque succédant à l’indépendance, le gouvernement avait déclaré que l’éducation secondaire était obligatoire et gratuite. « J’ai été donc à l’école scientifique gouvernementale d’Ibadan. Le superviseur était un homme qui accordait un grand intérêt à l’activité théâtrale. C’est ainsi que j’ai découvert le monde des planches ».
A l’Université d’Ibadan, le jeune Femi s’adonnait encore plus au théâtre. Le jeu et les études allaient de pair. Tout était permis au théâtre universitaire et à la faculté des lettres en français. Une fois diplômé, il a eu une bourse d’études supérieures en France. A la Sorbonne, il a découvert le théâtre radical et occidental. Pourtant, il n’a pas pu achever ses études supérieures car son directeur de thèse a refusé qu’il travaille sur le théâtre africain. « Il voulait que je fasse des recherches et des études sur le théâtre classique, occidental. Je ne comprenais pas sa logique », raconte Osofisan. De retour à Ibadan, il a poursuivi ses études supérieures et obtint son doctorat sur « Les Origines du drame dans l’Afrique de l’Ouest, en anglais et en français ».
Professeur d’arts dramatiques à l’Université d’Ibadan, il a découvert les textes de l’écrivain égyptien Tewfiq Al-Hakim, traduit en anglais, et commença à les enseigner aux étudiants, afin de leur donner des exemples variés de l’écriture dramatique. « J’essaye, dans mes cours, de montrer aux étudiants tous les genres d’écriture dramatique. J’aime leur offrir la culture des autres pays. Cela passe bien sûr par le biais de la traduction. Aujourd’hui, c’est rare de trouver des textes écrits par des dramaturges arabes, traduits et disponibles au Nigeria ». En fait, Osofisan déplore le manque de traduction et d’échange culturel entre le monde arabe et l’Afrique noire. « Au Nigeria, on ne connaît pas grand-chose sur le théâtre arabe d’aujourd’hui et vice-versa. J’étais étonné d’être honoré, l’an dernier, par le Festival international du Caire pour le théâtre contemporain et expérimental. Comme mon séjour en Egypte était très bref l’an dernier, je n’ai pas pu vraiment suivre les créations arabes. Cette année, j’ai insisté sur le fait d'étendre mon séjour pour le faire. Je suis avide de tout découvrir », souligne Osofisan.
L’auteur nigérian a débuté sa carrière d’écriture à l’âge de 21 ans, en s’inspirant du prix Nobel africain Wole Soyinka. Il s’est contenté d’abord d’être poète et romancier. Et écrit des romans pour exprimer les marginaux et leur accorder une voix. Ensuite, il a fait place à la femme. « A travers mes relations avec les femmes, j’ai appris tant de choses sur la vie humaine. Beaucoup de femmes ont contribué à forger ma carrière et ma personne. Je présente la femme en tant qu’un être humain, et non selon une vision féministe ». La première femme de sa vie était sans doute sa propre mère. 20 ans après sa disparition, il continue à déplorer sa mort. « J’ai à peine connu mon père. Ma mère avait beaucoup de force, elle est morte avant que je ne devienne écrivain, lauréat de plusieurs prix internationaux. Je n’ai pas eu le temps de lui rendre service ou de l’aider à avoir une vie meilleure », exprime-t-il sur un ton chagriné.
Quand il s’agit de composer des poèmes, il évoque souvent une expérience personnelle et touchante, signant ses textes sous le pseudonyme d’Okinba Launko, en yoruba.
Osofisan possède à son actif plus de 50 pièces de théâtre. Il écrit des textes dramatiques pour s’engager dans la vie sociopolitique de son pays et pour « s’adresser à un public plus large ». Ses premiers textes dramatiques renonçaient à la guerre civile, évoquaient ses victimes. The Chattering and The Song, Farwell to The Cannibal Rage et d’autres textes des années 1970 soulignaient l’atrocité de la guerre et dénonçaient les régimes politiques en conflit. « La guerre de Biafra a fortement marqué la vie au Nigeria. C’était une guerre civile nourrie par le pouvoir des militaires. En écrivant, j’ai eu recours aux symboles et aux allusions afin d’échapper à la censure ».
Après la représentation de sa première pièce de théâtre The Chattering and the Song, il a été célébré par ses amis et à cette occasion, il a dû rencontrer sa femme Adenike, aujourd’hui professeure d’informatique et doyenne de la faculté du business à l’Université d’Ibadan. « C’est la première femme au Nigeria à occuper ce poste », lance-t-il avec fierté.
Pour le dramaturge, écrire une pièce de théâtre est un processus à plusieurs étapes. Tout d’abord, après une première écriture, le texte passe par une répétition. Osofisan fait souvent appel aux comédiens afin de jouer son texte et ajuster les scènes, les dialogues ou encore substituer quelques parties par des poèmes ou des chansons. « J’aime voir comment la pièce se joue sur les planches et comment les acteurs traduisent mon texte sur le plan visuel ». Ensuite, après quelques répétitions et modifications, le texte est achevé. « Parfois je pars d’une idée de base et finalement j’arrive à une autre idée ou une autre conclusion. Je me laisse emporter par l’histoire. Mon conseil, pour tout jeune écrivain, est le suivant : laissez-vous guider par l’histoire. Ne soyez pas emprisonnés dans vos idées de base. L’histoire, les personnages, le drame lui-même vous emmènent toujours plus loin. C’est l’enjeu de l’écriture. Livrez-vous à l’imagination », souligne l’auteur de multiples essais critiques et d’ouvrages théoriques sur le théâtre. « Malheureusement, la créativité artistique et le théâtre en Afrique n’ont pas assez d’échos de par le monde. L’Afrique est souvent absente sur le plan international. Mais avec l’écriture, la publication des ouvrages, la traduction, la participation à de multiples manifestations, on essaye d’affirmer notre présence », souligne le lauréat du prix Thalie de l’IATC (l’Association internationale des critiques du théâtre). En fait, le bureau de l’association au Nigeria et celui au Canada ont nommé ensemble Femi Osofisan pour ce prix en 2016, pour l’ensemble de son oeuvre et pour son activité théâtrale diversifiée pendant plus de 40 ans. « J’avais entendu parler de ce prix, mais je n’avais jamais pensé poser ma candidature. J’ai été très surpris de le recevoir, mais aussi très content. Un prix pareil va attirer l’attention du monde vers le Nigeria et l’Afrique ».
Agé de 72 ans, Osofisan continue à écrire dans la presse et à assumer son poste de professeur émérite à l’Université d’Ibadan. Pour lui, l’écriture est un travail journalier qui doit continuer jusqu’au dernier souffle.
Jalons
16 juin 1946 : Naissance au village d’Erunwon, à l’Etat d’Ogun au Nigeria.
1963 : Admission à l’école gouvernementale secondaire d’Ibadan.
1969 : Séjour en France.
1972 : Mariage avec Adenike Oyinlola Adedipe.
1974 : Doctorat de l’Université d’Ibadan sur « Les Origines du drame dans l’Ouest de l’Afrique : Une étude sur le développement du drame à partir des formes traditionnelles jusqu’au théâtre moderne en anglais et en français ».
2001 : Parution de son anthologie sur le théâtre, Insidious Treasons.
2016 : Honoré à la 23e édition du Festival international du Caire pour le théâtre contemporain et expérimental et lauréat du prix Thalie de l’IATC.
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