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Ahmad Zahran : Le guide aux trois chevaux

May Sélim , Mardi, 30 mai 2017

Depuis 47 ans, Ahmad Zahran est le plus célèbre guide local de Saqqara, aux alentours du Caire. Ce sexagénaire autodidacte a appris l'Histoire oralement. Avec ses trois chevaux, il sait comment rendre service aux touristes et imposer ses règles même à ses collègues

Le guide aux trois chevaux
(Photo:Bassam Al-Zoghby)

A l’entrée du complexe de Djoser à Saqqara, un long corridor de colonnades représentant les gouvernorats de l’Egypte pharaonique, sous la première dynastie. Une fois que l’on traverse ce long corridor construit par Imhotep, on aperçoit un homme brun, assis à même le sol, entouré de pierres gigantesques. Il s’est mis à l’abri du soleil, avec ces trois chevaux. Vite, il se lève, sourit et salue les visiteurs. Puis d’un air franc et direct, il demande : « Une balade à cheval, ça vous intéresse ? ».

Il n’est pas question de marchander. Les prix sont fixes. Monsieur Zahran est bien précis, sur ce point comme sur d’autres. « Tout ce qui compte pour moi c’est que The Guest (dit-il en anglais) soit content ».

C’est sa devise. Il ne cesse de la répéter à tout moment. Cela, dit Zahran, sait comment offrir ses services aux touristes, tout en restant digne et en respectant leurs souhaits.

Sa vaste djellaba révèle un homme simple à l’allure campagnarde et au teint basané. Malgré l’âge, il est toujours chaleureux, avec un grand sourire sur les lèvres et un petit bâton en main. A peine trouve-t-il le repos que ses collègues et les autres travailleurs du coin l’interpellent : « Am Ahmad, vous avez de la visite, des touristes vous cherchent ». Au fil des ans, Ahmad Zahran s’est fait un nom sur le site, plusieurs guides professionnels aussi bien que des blogs de voyage conseillent aux visiteurs d’aller le voir. Bref, on lui fait confiance. « C’est un cadeau du ciel. Je n’ai jamais eu ni salaire fixe, ni retraite. J’ai toujours été un journalier et Dieu m’a toujours offert de quoi gagner ma vie. Parfois je travaille entre 8h et 17h, et d’autres fois, je reste oisif toute la journée », explique-t-il sur le ton de celui qui ne se plaint jamais, qui accepte son sort sans « rouspéter ». « Les meilleurs temps du tourisme étaient dans les années 1980 et 1990. L’attentat de Louqsor en 1997 a affecté le flux touristique, mais cela a rapidement repris. Après la révolution de janvier 2011, la situation s’est détériorée en l’absence de toute sécurité. Puis les événements qui ont suivi et l’instabilité ont donné le coup de grâce au tourisme », explique Zahran, qui ne s’intéresse pas aux affaires politiques, mais qui suit quand même ce qui se passe, surtout qu’il en subit les conséquences. « Au départ, le touriste était plus généreux et cherchait le luxe. Il payait assez pour visiter les sites archéologiques et découvrir l’Egypte et aimait prendre un thé avec nous pour bavarder. Satisfaits, on nous laissait un large pourboire ou payait même le double des tarifs demandés pour une excursion. Aujourd’hui, on reçoit un touriste différent, qui paye souvent moins. La plupart d’entre eux viennent accompagnés d’un guide recruté par leur agence de voyages », indique Zahran.

Ce dernier garde le souvenir de son village natal au bord du Nil dans les années 1950. « Au départ, l’Egypte ne comptait pas trop sur le tourisme, mais ceci a changé avec le temps. Autrefois, on accueillait les touristes avec nos charrettes, au bord du Nil, pour les emmener jusqu’au site de Saqqara. L’excursion durait deux heures environ. Plus tard, après avoir pavé les chemins et éloigné les ports d’embarquement des bateaux, on allait chercher les touristes à la gare centrale du Caire, pour les emmener ensuite par nous-mêmes à Saqqara », raconte-t-il.

Encore enfant, Ahmad Zahran avait donc l’habitude de voir tant de touristes affluer sans vraiment comprendre de quoi il s’agit. Son frère aîné, Rouchdi, a été le premier de sa famille à se lancer dans le travail touristique, puis, il l’a suivi en apprenant à devenir charretier. « A l’origine, nous sommes des paysans. Mais le tourisme était pour nous un nouveau métier plus rentable. Mon père encourageait mon frère aîné à rendre service aux touristes. A Saqqara, on est deux familles seulement à offrir des services touristiques : Zahran et Abou-Aqila ». Et de poursuivre, fièrement, son histoire de famille : « Mon frère Rouchdi a épousé l’une des filles de la famille Aqila ; nous avons acquis tous les secrets du marché et avons appris sur le tas ».

Au bout de quelques années, le jeune propriétaire de charrette a voulu développer les services qu’il offre sur place et étendre ses activités jusqu’à Dahchour, un autre site réputé pour sa pyramide et ses merveilleux couchers de soleil. Ce n’était plus la peine de travailler comme charretier pour transporter les touristes du centre-ville jusqu’au complexe de Djoser à Saqqara. Les rues étaient désormais bien pavées et le transport beaucoup plus facile et surtout garanti par des agences de tourisme, dans des bus climatisés. « J’ai donc changé ma licence de propriétaire de charrette à propriétaire de chevaux. Faire une tournée dans le complexe de Saqqara à cheval plaisait toujours aux touristes. Certains d’entre eux préféraient faire un tour, en plein désert, pendant une ou deux heures, alors que d’autres choisissaient de faire le chemin entre Saqqara et Dahchour, environ 11 km à dos de cheval », explique Zahran, l’expert de ce genre d’excursion.

Jusqu’à l’année 2011, Ahmad Zahran s’occupait de 11 chevaux, bien soignés et prêts à recevoir les touristes. Mais vu la chute du nombre des visiteurs, il a gardé seulement trois chevaux à l’heure actuelle. « Durant la révolution de 2011, tous les villageois de Saqqara se sont réunis pour défendre le complexe de Djoser, côte à côte avec les soldats. Mais après, le tourisme n’était plus comme avant. Les touristes se méfient des troubles sécuritaires ». Et d’ajouter : « S’occuper des chevaux exige des dépenses, plus de 500 L.E. pour chaque cheval, afin de le nourrir et le soigner. Ce n’était plus possible pour moi, vu la crise économique. Alors, j’ai dû vendre mes chevaux que j’avais achetés pour la plupart à Béheira et Damanhour, et j’ai gardé uniquement trois d’entre eux. J’aurais aimé acheter un cheval arabe, pur-sang, mais c’est trop cher. Le coup d’un cheval d’origine arabe dépasse les 20 000 L.E., alors les autres genres coûtent 2 000 ou 3 000 L.E. l’un ». Puis, Zahran se vante de son cheval d’origine indienne : « Regardez-le, il est beau avec ce blanc taché de rouge … C’est unique ».

Malgré la crise économique, Ahmad Zahran ne regrette rien. Il est toujours satisfait, même s’il avoue avoir connu de très mauvais moments. « Dieu est le Grand pourvoyeur », dit-il, accompagné de ses trois chevaux. Ceux-ci sont toujours à l’ombre, dans l’attente de clients. « Lorsqu’un client arrive, il a souvent entendu parler de moi de bouche-à-oreille, à travers des amis touristes, avec qui j’ai noué de bonnes relations. Certains, de passage au Caire, viennent me rendre visite, boire un thé ou même dîner chez moi ». Zahran énumère par la suite les noms de plusieurs de ses amis touristes : Denis, le Français, a publié ses photos dans une revue française. Il en garde une copie. Sur ces photos, le visage de Zahran est enveloppé d’une dense fumée de cigarette. « Elle est belle la photo. Ce Français était vraiment un type bien », lance-t-il, avant de répéter quelques mots en français : « Bonjour, cheval, charrette, etc. ». Les langues aussi, il les a apprises sur le tas, sans jamais savoir lire et écrire.

Zahran connaît par coeur des phrases-clés en anglais, en français et en allemand, qui lui permettent de communiquer facilement avec les touristes. « J’ai même appris l’histoire du complexe de Saqqara oralement. J’écoutais souvent les guides touristiques professionnels et j’essayais de retenir la terminologie liée à l’histoire de l’Egypte Ancienne et au site: la IIIe dynastie, la cour royale dorée, etc. ».

En fait, Zahran habite tout près de son travail. A deux kilos du complexe de Saqqara, se trouve sa maison construite en ciment et entourée de plantes. Car dans le village de Saqqara, les aspects de la vie rurale sont toujours présents.

Dans un petit jardin, on remarque un treillis de feuilles de vignes et de brocolis. « Mon fils Mohamad a reçu ces plantes comme cadeau de ses amis étrangers », dit-il en souriant.

A l’entrée de la maison, les klim ou tapis traditionnels couvrent le parterre. Un ancien salon, tout en couleurs, est bien placé au coin de la salle de séjour. Sa belle fille reçoit ses invités, leur servant du thé. Ensuite, toutes les femmes de la maison se précipitent afin de préparer tout un festin, signe de générosité et d’hospitalité. L’ambiance est bien chaleureuse, vraiment spontanée. « Cette maison est celle de mon fils Mohamad qui a fêté, il y a deux mois, le mariage de sa fille », fait-il remarquer.

A proximité, dans un autre champ cultivé, se situe la maison de Zahran lui-même. Et puis, dans un troisième champ, il a bâti un immeuble de trois étages, où logent ses autres enfants. « Quand il y a du travail et que les affaires vont bien, j’arrive à faire des économies et à construire des maisons pour mes enfants. Je veux surtout les aider à fonder leurs propres foyers et à se marier », déclare le père de 7 enfants et le grand-père de 25 petits-enfants. Zahran est fier de sa famille ou de « sa petite dynastie » qui travaille également dans le tourisme. Malgré ses 65 ans et quelques troubles cardiaques, il n’aime pas rester oisif. Tous les jours, il se rend au site de la pyramide de Saqqara, avec ses trois chevaux, dans l’attente de clients .

Jalons :

1952 : Naissance au village de Saqqara, Guiza.
1968 : Début de sa carrière touristique.
1970 : Service militaire.
1973 : Mariage.
2011 : Défendre son village et le site archéologique de Djoser pendant la révolution.
2017 : Mariage de sa petite-fille.

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