Il vient de passer presque une semaine de fête au Caire. Lors d’une soirée, tenue à la salle orientale de l’Université américaine du Caire, Abbas Beydoun a été l’invité de la faculté des sciences humaines, dans le cadre du programme Théorie et pratique, afin de célébrer l’ensemble de son oeuvre, à l’occasion de son anniversaire et d’avoir remporté le Prix du Cheikh Zayed en littérature. Sur un ton assez posé, il lit des extraits de son oeuvre, à haute voix, devant l’audience. Quelques passages qui résument sa carrière et dévoilent mieux sa personnalité. Derrière son allure sérieuse, peut-être un peu austère, se cache un homme sensible soucieux des maux de sa société et de son pays. Ses écrits ne sont pas sans refléter l’histoire du Liban, son militantisme et son identité.
Dans ses poèmes, Beydoun fait allusion à ses soucis et ses sentiments personnels. Et dans ses romans, il multiplie les voix et les points de vue, à l’image de son pays. Dans son récent roman Kharif Al-Baraä (l’automne de l’innocence), l’écrivain mise sur un jeu de paradoxes. Il y oppose un père neutre, face à un fils terroriste. Ce rapport assez contradictoire, bien nuancé, a d’ailleurs placé le roman à la tête des oeuvres finalistes sélectionnées pour le prix littéraire du Cheikh Zayed. « Je ne m’attendais pas à recevoir le prix. Au départ, j’étais furieux que mon éditeur ait envoyé des copies de mon livre pour la compétition. J’ai voulu tout retirer, m’éloigner complètement. Puis, l’éditeur m’a avoué que ce n’était pas la première fois qu’il soumette mes oeuvres à des concours similaires sans me le dire, car ceci fait partie de son travail. Et pour finir la conversation, il s’est contenté de dire que de toute façon, on n’avait rien à perdre ». Les critiques journalistiques de Beydoun reflètent l’état du Liban d’aujourd’hui. Le journalisme, c’est en effet un métier qu’il exerce depuis plus de 30 ans. « J’ai été embauché par le journal As-Safir (Ndlr : l’un des plus prestigieux quotidiens libanais qui a dû fermer récemment pour des raisons financières), car j’étais écrivain », lance-t-il. Dans As-Safir, il a souvent signé des critiques littéraires, théâtrales, cinématographiques, des chroniques, des articles politiques, etc. Abbas Beydoun est tout le temps préoccupé par la vie culturelle, les questions des droits de l’homme, adoptant toujours des idées de gauche. « Dès mon jeune âge, j’ai joint les socialistes libanais. A l’époque, les jeunes trouvaient dans les partis politiques de gauche et dans les idées marxistes un espoir, un rêve de changement, etc. Je suis vite devenu une figure du parti, distribuant des tracts, invitant mes camarades à la révolte et à la condamnation du régime en place. J’ai été arrêté par la police et j’ai passé 21 jours en prison », raconte-t-il. Une expérience inoubliable, selon l’écrivain qui a été torturé en prison et qui en parle jusqu’à nos jours. Mais cela, dit Beydoun, n’a jamais rejeté ses idées socialistes. Il en reste un défenseur farouche, même en étant loin des formations politiques actuelles. De nouveau, il fut détenu en 1982, dans les camps militaires israéliens. « Après l’invasion israélienne, les militants politiques étaient recherchés et incarcérés dans ces camps militaires. Les Israéliens voulaient enfermer tous ceux qui recouraient aux armes pour se défendre. Trois semaines plus tard, j’ai été libéré parce que je suis simplement journaliste ». Pour les Israéliens, publier des articles ne représentait pas un vrai danger. Or, les écrits de Beydoun ne sont jamais aussi innocents. « Aujourd’hui, il faut bien comprendre que la gauche, partout dans le monde, n’a plus le même rôle qu’avant. Et précisément dans le monde arabe, tous les partis de gauche sont devenus impuissants, certains servent même de décor pour les régimes au pouvoir. L’opposition est presque illusoire. Sans être actuellement membre d’un parti politique, je défends toujours la liberté, la justice, l’égalité, l’humanité sous toutes ses formes, les droits des femmes et des homosexuels, etc. », souligne Beydoun.
Ce passionné de la langue arabe a fait de la prose son univers. Même lorsqu’il s’adonne à la poésie, il écrit des vers en prose, sans s’enfermer dans les classifications. « La poésie est la voix d’un, alors que le roman offre une polyphonie de voix. On y retrouve beaucoup d’impersonnel », estime Abbas Beydoun.
Jeune, il avait commencé par écrire des poèmes où il avait le souci de la beauté du langage et de la recherche d’un lexique sophistiqué. « Mon père était un enseignant et un écrivain. Il excellait dans les arts de l’éloquence et de la rhétorique. Il se vantait devant ses amis de ses connaissances. De plein gré, j’ai choisi de ne plus suivre ses traces, d’avoir mon propre langage et d’écrire tout à fait dans un autre style », explique Beydoun qui a fait des études en littérature arabe, de quoi enrichir son talent et son langage. « A la faculté des lettres, section littérature arabe, j’ai étudié aussi l’islamologie », ajoute-t-il.
Pendant la guerre civile libanaise, Abbas Beydoun a écrit des poèmes, sans chercher à les publier. Il se contentait de les distribuer entre amis, ou de les lire en groupe. Son poème Ya Ali fut ensuite chanté par Marcel Khalifé. « Le poème évoquait le militantisme. Sans me contacter, Khalifé l’a mis en musique et s’est mis à le chanter. J’ai trouvé que Khalifé s’est donné beaucoup de peine pour le composer. Ya Ali est considérée comme l’une de ses plus belles chansons ».
Beydoun se rappelle ensuite ses autres poèmes non publiés, ses mémoires d’amour jamais divulgués. Au fond de lui-même, il garde bien encore des trésors cachés. Plusieurs histoires d’amour et de multiples péripéties pourraient un jour faire le sujet d’un nouveau roman ou devenir des allégories dans un nouveau poème. Beydoun est par contre quelqu’un de très discret. « Deux histoires d’amour ont bien marqué ma vie, celle au début des années 1980 et une deuxième au début des années 1990 », avoue-t-il sans trop s’attarder sur la question. Qui est-ce qui prend souvent le dessus, le poète ou le romancier ? Beydoun affirme n’avoir aucun souci à passer de l’un à l’autre. Ceci arrive tout naturellement, sans grand effort. « J’ai commencé à écrire des poèmes très tôt. Je faisais des pauses qui traînaient parfois assez longtemps. Je me souviens d’avoir abandonné la poésie, pendant sept ans consécutifs, sans raison déterminée, puis j’y suis revenu sans explication. Le roman m’a paru ensuite comme un acte évident. Je sentais que j’étais toujours proche de l’univers romanesque », dit-il.
En pleine effervescence poétique, fut alors sa première expérience romanesque. Une volonté de livrer ses confidences sur papier, de faire table rase de ses secrets et de ses points de vue, l’a poussé à rédiger des pages entières. Il a terminé le brouillon d’un premier roman, l’a révisé plusieurs fois, mais a fini par ne pas le publier, car on pouvait facilement reconnaître les vrais personnages qui l’ont inspiré. Il était trop resté sur un registre personnel. « L’expérience m’a beaucoup soulagé. En écrivant un roman, je me sers toujours de mon expérience de journaliste. Je prends en considération le fait qu’il ne faut pas trop chercher l’éloquence au point d’écarter le lecteur de l’intrigue principale. C’est une leçon que j’ai apprise de mon expérience journalistique. Au départ, je n’avais aucun souci d’écrire dans la presse des articles hermétiques dans un langage compliqué. Mais ce n’est jamais le rôle d’un journaliste. Au contraire, celui-ci doit assumer sa responsabilité vis-à-vis de ses lecteurs, d’être assez clair. Les articles sont écrits pour être lus et compris. Petit à petit, je me suis mis à changer de style », précise-t-il.
Ses romans abordent souvent le monde des intellectuels. D’ailleurs, il en explique la raison, dans un entretien publié dans le supplément littéraire de L’Orient-Le Jour : « Je ne peux écrire que des récits traitant de la destinée d’intellectuels de ma génération. Ma connaissance du réel vient de là, de ma vie parmi ce genre de personnes. Ecrire sur un quartier populaire, à l’instar de Naguib Mahfouz, me paraît impossible. Tous mes romans parlent d’intellectuels, et le marxisme me semble avoir été une étape incontournable de leur trajectoire. Pour être plus sincère et précis, je dirais plutôt que je parle de personnes qui me ressemblent beaucoup par certains de leurs aspects, c’est-à-dire d’intellectuels chiites qui sont passés par le marxisme. J’écris en quelque sorte sur moi-même, en écrivant sur eux ».
Ses propos soulèvent souvent des controverses littéraires et culturelles. Car Beydoun juge que « la culture et la littérature sont des outils négatifs et que depuis l’ère du nouveau roman, nous pouvons retrouver cet aspect de négativité dans les oeuvres des romanciers français appartenant à ce genre. Cela s’applique aussi à la littérature arabe ». Toujours sur un ton posé, l’écrivain va plus loin dans son analyse concernant la négativité de la littérature, afin d’expliquer son idée en profondeur : « Toute cette dépression, cette noirceur, ces maux sociaux divulgués dans les romans reflètent une certaine négativité. On ne s’attend plus à avoir un roman héroïque et l’on ne rêve plus d’un sauveur. Cette négativité s’est emparée aussi de la poésie. La culture et la littérature ne sont plus réformatrices ». Pourtant l’écrivain, poète et romancier continue à écrire et à créer, faisant fi de cette négativité. Il ne cède pas au désespoir et sa manière de s’exprimer est toujours appréciée. Et à l’écrivain d’affirmer, tout court : « Je ne suis ni pessimiste ni optimiste ».
Jalons :
1945 : Naissance au village de Tyr, au Sud-Liban.
1969 : Prison au Liban.
1982 : Prison dans les camps militaires israéliens.
1987 : Séjour de travail à Chypre.
1997 : Responsable des pages culturelles au quotidien panarabe, As-Safir.
2002 : Parution de son premier roman Tahlil Dam (analyse de sang).
2017 : Prix du Cheikh Zayed en littérature, pour son roman L’Automne de l’innocence. Ed. Dar Al-Sakki.
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