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Eva Dadrian : Explorer les champs minés

Amira Doss, Mardi, 16 mai 2017

Grand reporter à la chaîne BBC, réalisatrice de documentaires télé, reporter de guerre dans les zones les plus chaudes du monde, Eva Dadrian, Arménienne d'Egypte, suit sa passion afin de scruter les situations et les histoires les plus complexes.

Eva Dadrian
Eva Dadrian, grand reporter à la chaîne BBC.

Des tirs d’artillerie, des champs minés, des guérillas, des bombar­dements aériens, Eva n’a jamais hésité à se rendre sur les lignes de front, dans les zones de conflit les plus intenses. La journaliste chevronnée s’est toujours ren­due dans des pays en guerre, là où les combats font rage, où les menaces sont nombreuses, dans des territoires en pleine ébullition, là où les journalistes ne sont pas les bienvenus. Pourtant, cette grand reporter à la BBC a tou­jours trouvé en ces champs de guerre son ter­rain de prédilection. Elle suit sa passion, et l’actualité l’emmène à chaque fois à une nou­velle destination, animée par un désir d’aller à la rencontre de l’autre, de découvrir, de divul­guer, de comprendre et d’expliquer des situa­tions complexes. Elle cherche l’information, mène son enquête, capte des images, récolte des témoignages et raconte des récits boulever­sants. « Durant les guerres, on croise des des­tins singuliers et l’on vit des moments excep­tionnels. On partage les joies et les douleurs des peuples ; on capte des images qui restent gravées dans la mémoire, et auxquelles on ne peut s’empêcher de repenser », souligne-t-elle. A chaque reportage, une décharge émotion­nelle et une expérience humaine singulière. Diffusant à chaque fois à son public une nou­velle histoire, même si derrière les caméras, la réalité du métier est tout autre.

Le regard perçant, les cheveux grisâtres, une présence d’esprit, un sens critique et une force de caractère cachent une personne sensible et pleine d’émotions. Grand reporter à la BBC, journa­liste, analyste politique, auteur de livres, la voca­tion d’Eva Dadrian est de partir à la quête de la vérité. Avec ardeur et professionnalisme, elle a appris au fil des ans qu’un bon journaliste est un témoin de la réalité.

Pendant plus de 20 ans, elle a couvert les conflits armés dans des pays comme le Soudan, le Niger, le Tchad, le Mali, l’Ethiopie, en Somalie, en Erythrée sans oublier la région du Polisario. « Ce sont les nouvelles qui venaient des quatre coins du monde qui m’inspiraient et m’aidaient à développer mon idée. Mais, l’Afrique était mon terrain de prédilection, ma chasse. Tout D’abord, parce que je suis née en Egypte, je suis donc africaine, mais aussi parce que les peuples africains ont longtemps souffert de colonisation, de marginalisation et d’injus­tice. Très jeune, je pensais qu’à travers mes reportages, je pouvais contribuer à résoudre les problèmes de ces peuples », avoue Dadrian.

Or, au fil des ans, Eva a réalisé que le fait d’exposer et de divulguer les scènes d’oppres­sion dans ces territoires est un exploit en tant que tel. « Je partais avec les forces armées des rébellions, leurs chefs me protégeaient. Je les suivais comme leur ombre. Mais, il m’est par­fois arrivé de sentir que j’allais mourir. Il était souvent difficile de trouver refuge, de se mettre à l’abri des bombardements aériens, les avions pouvaient facilement nous repérer dans le Sahara ». Sur sa main, la cicatrice provenant d’une balle lui rappelle les vives tensions dont elle a été témoin au Tchad. Une série de risques et de menaces dont celui d’être prise en otage. Il lui a fallu un grand courage pour continuer à circuler en zone de combat et à informer dans de telles conditions.

« A chaque mission, je faisais de nouvelles rencontres. Je garde en mémoire des moments de partage, des sourires, des larmes avec des personnes pleines de courage, même dans les pires moments de détresse ». Mais, la décep­tion était parfois au rendez-vous. « Après des années de guerre civile, j’étais choquée en constatant que les chefs rebelles qui défen­daient le droit de leur peuple à la liberté sont eux-mêmes devenus des dictateurs, et sont partis à la recherche de richesses matérielles ». C’est à ce moment-là qu’Eva Dadrian a décidé de tourner le dos à ce genre de documentaires et de reportages en zones à haut risque. « A l’époque, ma mère m’a dit : Arrête de courir après les rebelles. Il a fallu laisser la place aux jeunes ».

Elle tourne donc une page de sa vie, pour en entamer une autre. Elle qui avait choisi le métier de reporter pour concilier entre son amour pour le voyage et sa passion pour l’écri­ture a décidé de prendre un autre chemine­ment, en se penchant sur des documentaires, traitant de sujets plus intellectuels.

Née en Egypte, de parents arméniens, Dadrian est partie pour Londres à l’âge de 18 ans, afin d’effectuer des études supérieures en sciences politiques. Une fois diplômée, elle ne tarde pas à devenir reporter à la chaîne BBC dans les années 1980. « Mes parents sont venus en Egypte pour fuir le génocide, nous avons passé une période de notre enfance en France, puis sommes retournés en Egypte. C’était la terre d’accueil pour des milliers d’Arméniens qui répétaient : It’s Home from Home », un choix auquel a opté un grand nombre d’Arméniens qui quali­fiaient l’Egypte des années 1940 de société tolérante, ouverte aux autres cultures, laquelle accueillait à bras ouverts les communautés étrangères. C’est d’ailleurs cette histoire de fusion et d’intégration des Arméniens qui pousse Eva Dadrian à faire partie de l’équipe du film We Are Egyptian Armenians (nous sommes les Arméniens d’Egypte), sorti en 2016.

Elle écrit le scénario de ce documentaire et fait l’analyse historique et la documentation sur l’origine historique de cette communauté dont elle fait partie. « Au départ, l’idée était de faire un documentaire sur Van Léo, le célèbre photographe arménien. Mais une fois qu'on a commencé à écouter les témoignages, on a réalisé que l’histoire des Arméniens est beaucoup plus riche », dit-elle. Une fois le film accompli, Eva ne cache pas sa satisfac­tion : « Je suis fière d’avoir contribué à un film qui parle de mon peule, arménien, et de mon pays, l’Egypte ».

Deux identités inséparables qui forgent le caractère de cette femme et lui permettent de s’ouvrir sur le monde. « Je ne connais pas les barrières entre les cultures. J’habite à Londres, je pars à la recherche d’une idée, d’un nouveau reportage. Chaque idée me mène à l’autre. J’aime cette vie de nomade. Je sens que le monde m’appartient ».

Au cours de ces dernières années, elle a réalisé des documentaires abordant des sujets culturels, portant sur les traditions, les eth­nies. Elle travaille en ce moment sur deux documentaires sur Al-Azhar, puis se pré­pare afin de partir pour Venise et tourner un documentaire sur une congrégation chré­tienne qui porte le nom Mekhitar, fondée par un prêtre arménien qui a osé se séparer de l’Eglise orthodoxe. Et ce, sans compter des projets, encore sur les rails, sur les kurdes et le soufisme. « La question des religions m’intrigue. Si en Europe, la religion a été mise sur la table et l’islam est parfois associé au fondamentalisme, au Moyen-Orient, la religion demeure un sujet tabou ».

Mais peu importe l’idée de son prochain reportage ou documentaire, pour elle, ce qui compte c’est qu’il incite à la réflexion, tente de révéler une vérité, de défendre une cause. « Rien n’est comparable au plaisir profes­sionnel. Il m’arrive parfois d’être frustrée à cause des circonstances politiques, mais en faisant une interview, je réalise qu’il y a de la lumière. C’est ce qu’il y a de plus beau dans ce métier. Jamais du déjà-vu, à chaque fois, il y a du neuf, de l’imprévu ».

Et même si elle voit que son devoir est de chercher l’information et de la présenter le plus objectivement possible, Eva ne nie pas avoir vécu des moments où elle n’a pas pu rester en dehors de l’événement, et ne pas se sentir impliquée. « Le jour où Nelson Mandela a été élu président de l’Afrique du Sud, mar­quant la fin de longues années d’apartheid, je ne pouvais pas ne pas faire partie de la foule qui dansait et célébrait au siège de l’ambas­sade de l’Afrique du Sud à Londres ».

Eva poursuit ainsi sa carrière, trouvant dans chaque nouvelle histoire une certaine beauté, une expérience humaine qui lui donne envie de faire la prochaine avec comme constat : toutes les histoires sont belles à raconter.

Jalons

Le 24 mai : Naissance au Caire.

1983 : Diplôme en sciences politiques de London School of Economics.

1995 : Publication de son oeuvre A Most Famous Baker.

2007 : Publication de son livre The Tree Of Talking.

2011 : Emmy Award pour son documentaire Seeds Of Change sur les révolutionnaires de Tahrir.

2016 : Sortie du film We Are Egyptian Armenians.

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