Hafez al-raï vient d’avoir 100 ans. Et pour fêter son anniversaire ainsi que 75 ans de créativité artistique, la galerie Picasso a organisé une rétrospective, pour lui rendre hommage, sous le titre de Ode à la Vie. Ainsi, on a montré un échantillon de l’ensemble de ses peintures, exécutées entre 1940 et 2016. Les paysages, la vie dans les milieux populaires, sur ses toiles, revêtent une finesse, celle de « l’aristocrate des petites gens ».
Peintre de l’impressionnisme « populaire », appelé par ses fans « Cézanne l’Egyptien », Hafez Al-Raï expose rarement, même s’il est extrêmement prolifique. Il ne cesse de peindre, mais offre plutôt ses toiles à la famille et aux amis. Par conséquent, l’artiste généreux reste fort méconnu du grand public.
Al-Raï appartient cependant à la génération des années 1930-1940, ayant marqué l’histoire de la peinture égyptienne. Il a côtoyé tant de pionniers novateurs, dont le peintre Mahmoud Saïd (1897-1964), qui ont succédé aux artistes académiques.
Disciple des plasticiens Hussein Bicar, Ahmad Sabri, Mohamad Nagui et Youssef Kamel, il se veut un artiste encyclopédiste, comme ses maîtres à pensée dont les parcours racontent l’évolution sociopolitique et culturelle du pays. « Je ne suis pas du genre révolutionnaire. Je suis contre l’art rebelle qui a alimenté le groupe de L’Art et la liberté, fondé en Egypte en 1937, en réaction à l’immobilisme politique et aux carcans académiques et artistiques. Je préfère travailler en paix et faire des peintures qui touchent de près à tout ce qui est humain, à la vie des petites gens et à leurs souffrances au quotidien. Cela ne s’oppose pas au fait d’être pour la liberté d’expression, sans contrainte ni limites », déclare Hafez Al-Raï. Timide, un peu effacé même, il rejette catégoriquement l’injustice et le favoritisme. En observateur, il connaît l’histoire de l’Egypte, comme les lignes de sa main, depuis la royauté jusqu’à nos jours, en passant par la révolution des Officiers libres en 1952. Sa mémoire intacte le rend d’ailleurs un excellent narrateur qui ne fait pas du tout son âge, mais qui a quand même témoigné de trois révolutions, celles de 1919, de 1952 et de 2011.
Né en octobre 1916, dans le quartier de Abdine, précisément à la rue Al-Bostan, il a vécu tous ces changements, dans le centre-ville cairote, entouré de sa magnifique architecture européenne. « Le quartier de Abdine a été de tout temps le thermomètre des conditions de vie en société, depuis le colonialisme jusqu’à nos jours. A l’âge de 4 ans, j’ai vu les étudiants manifester dans les rues contre l’occupation britannique. Les forces de l’ordre ont tiré sur eux après l’exil de Saad Zaghloul, leader de la Révolution de 1919. Ces jeunes voulaient faire parvenir leurs voix au roi Fouad 1er. Encore enfant, ces fusillades m’effrayaient. Néanmoins, ce qui m’a le plus peiné, c’est de voir un simple boulanger à vélo, portant sur sa tête une planche de pain, tomber raide mort », se souvient Al-Raï, les larmes aux yeux.
L’artiste n’a pas exposé depuis plus de 15 ans. Sa première exposition, en solo, s’est tenue à la galerie Extra à Zamalek, en 2001. Al-Raï, peu soucieux de montrer son oeuvre, raconte : « Lors de cette exposition à Extra, Hussein Bicar m’a dit : Tes peintures sont très belles, mais encombrées, elles ne respirent pas. Elles ressemblent à une échoppe d’épicier où il y a de tout ». Ce commentaire confirme la vision qu’a Al-Raï de la ville encombrée et accablante, mais qui offre à ses habitants des échappées joyeuses et vivantes. Voici des pêcheurs, des bergers, des bédouines, des paysannes, des nubiennes déplacées de leur terre, comme dans La Nubie (1963), L’Intifada (1948) ou Le Coq (2013).
Ce dernier tableau incarne, aux yeux du peintre, le réveil de la nation, après des années où l’on ne savait sur quel pied danser, soit entre la révolution du 25 janvier 2011 et celle du 30 juin 2013.
Le Martyr (2015) évoque les mères qui portent les linceuls blancs de leurs fils, ayant payé la liberté de leur vie. La Pauvreté (2016) rappelle les souffrances des petites gens. « La détérioration qu’a connue l’Egypte, pendant de longues années sous Moubarak, m’a poussé à admirer l’énergie de la place Tahrir. Les graffitis des jeunes enthousiastes qui ornaient merveilleusement les murs cairotes m’ont encouragé à peindre moi-même », explique Al-Raï. Et d’ajouter : « Je pleure mon pays, réduit à une suite de bidonvilles. Pourquoi séparer les gens de la sorte, les diviser, comme ce fut le cas avant et après la Révolution de 1952. Les plus aisés vivaient entre eux dans des quartiers huppés comme Héliopolis, Zamalek, ou Garden City. Pour rétablir l’équilibre en société, j’attribue aux petites gens, sur mes tableaux, une touche royale, aristocratique », précise Al-Raï, issu d’une famille relativement aisée et qui a la nostalgie de la royauté et de la lutte anti-colonialiste. « Au début, j’étais pour la Révolution de 1952, mais j’ai vite dénoncé le clan qui entourait Nasser, celui des Officiers libres », déclare Al-Raï, dont les biens de la famille ont été nationalisés sous Nasser. La maison de sa famille, à Abdine, a été confisquée par le ministère des Waqfs (biens religieux).
Fils d’un riche commerçant de cuir, du centre-ville, Hafez Al-Raï, enfant, était bien dorloté par sa mère. « Elle me racontait des histoires du Coran pour dormir : Moïse, Joseph, les gens de la Caverne. Des histoires dramatiques qui suscitaient mon imagination d’enfant. Cela a laissé un grand impact sur mes dessins, à l’école Al-Gameïya Al-Khaïriya Al-Islamiya (association de charité islamique), à Darb Al-Gamamiz, puis au lycée d’Al-Khédawiya, à Sayéda Zeinab », se souvient Al-Raï, qui évoque aussi les concerts de la rue Al-Bostan, donnés par les musiciens-gardiens du Palais de Abdine. « Le Palais de Abdine, qui porte le nom de Abdine pacha, un des chefs militaires du temps de Mohamad Ali, est l’un des plus importants monuments de l’époque royale. Le roi Fouad 1er y logeait. Du balcon de ma maison, je voyais ce dernier passer dans la rue Al-Bostan. Il avait une âme chevaleresque ». Et d’ajouter : « Le groupe qui entourait le roi Farouq a donné le coup de grâce à la royauté. De quoi avoir gâché la vie politique en Egypte », témoigne Al-Raï, dont l’enfance rêveuse et calme était différente de celle de son frère aîné, un avocat dans le temps.
Hafez Al-Raï a de tout temps été un passionné de l’art et de la musique, contrairement à son frère aîné qui rêvait de devenir avocat. « Un jour, mon frère et moi, nous étions dans le quartier d’Ibrahimiya, à Alexandrie, pour passer nos vacances d’été. Le quartier était autrefois habité par des Grecs et des Italiens qui y vivaient en parfaite harmonie avec les Egyptiens de la classe moyenne. Après avoir croisé un vieux joueur étranger de mandoline, j’ai voulu être musicien comme lui. Mon frère aîné l’a plutôt critiqué car il prenait de l’argent aux passants ».
Pour assouvir ses penchants artistiques, Hafez Al-Raï a alors cherché refuge dans la peinture. « Je suivais de près le travail des pionniers des arts plastiques égyptiens tels que Mahmoud Saïd, Mohamad Nagui et Youssef Kamel », indique Al-Raï, qui a fait ses premiers pas artistiques à l’Institut Léonard de Vinci de 1935 à 1939, jusqu’au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. « Pour ne pas décevoir mon père qui voulait que je travaille avec lui, j’ai passé un an à l’Institut du cuir, dans le Vieux Caire. Mais je n’ai pas pu supporter les mauvaises odeurs de la tannerie et j’ai vite quitté. Je préférais peindre des portraits de vedettes de Hollywood, des icônes du cinéma en noir et blanc : Greta Garbo, Marlene Dietrich, Mae West », dit l’artiste-peintre, qui aimait passer son temps libre au cinéma Roya (actuellement le théâtre Gomhouriya).
Ses peintures de stars, exposées ensuite dans la salle de la Chambre de commerce, à Bab Al-Louq, n’ont pas tardé à susciter l’admiration de Abdel-Moneim bey Riyad, alors fonctionnaire du Crédit Agricole. C’est ce dernier qui l’a encouragé à faire carrière en arts plastiques et à se lancer, en 1945, dans des études libres aux beaux-arts, couronnées par un diplôme en 1948.
Abdel-Moneim Riyad a également encouragé le jeune peintre à travailler, en 1939, au Musée de l’éducation, dépendant du ministère d’Al-Maaref (de l’enseignement). Il y est resté jusqu’à sa retraite en 1980. « Le musée fournit des renseignements sur divers domaines (médecine, architecture, histoire, géographie, arts plastiques ...). Et ce, depuis l’ère pharaonique jusqu’à l’époque moderne. J’ai passé ma vie dedans, croyant en l’importance de l’enseignement et de l’éducation, dans le développement du pays », précise Al-Raï qui a occupé, pendant des années, le poste de directeur général à l’enseignement supérieur. « Actuellement, l’enseignement est dans un état déplorable. Le niveau des écoles gouvernementales et privées est lamentable ».
Pour garantir à sa famille une vie assez décente, Al-Raï a opté pour ce poste gouvernemental, lui assurant une certaine sécurité financière. « J’ai perdu une belle partie de ma vie dans ce travail bureaucratique, loin des arts plastiques, ma vraie passion. Mais je ne le regrette pas », affirme Hafez Al-Raï. La nuit, dans sa maison, il essayait de rattraper le temps perdu, en peignant davantage. Parfois, il partageait quelques moments de joie avec ses amis plasticiens, au café-restaurant L’Amphitryon, à Roxy. Ce fut leur lieu de rencontre mensuelle, après avoir pris sa retraite en 1980. Son cercle d’amis proches appartient à la même génération ; ils les a rencontrés pour la plupart à l’école des beaux-arts, à savoir : Kamel Moustapha, Hassan Al-Bannani, Youssef Kamel, Sayed Abdel-Rassoul, Hamed Eweiss, Wadie Al-Mahdi, Daoud Aziz et Mohamad Sabri. « Nous sommes tous des disciples du célèbre artiste Ahmad Sabri (1889-1955). On supportait mal la sévérité de notre maître, mais il faut avouer que c’était une sévérité teintée d’amour et de compréhension, celle d’un vrai pédagogue », affirme Al-Raï. Et d’ajouter : « C’est Ahmad Sabri qui nous a appris à peindre des nus. Nous passions des journées entières à la faculté de médecine, au département d’anatomie, afin d’étudier comment peindre le corps humain. Actuellement, peindre des femmes nues est un tabou ». Chez lui, son épouse lui tient toujours compagnie. Il s’assoit dans son fauteuil doré, sous un portrait qu’il a fait d’elle en 1972. Une beauté qui habite les recoins de cet appartement de Roxy, à Héliopolis, peuplé par tant de souvenirs.
Jalons:
1916 : Naissance à Abdine, Le Caire.
1939 : Diplôme d’art de l’Institut Léonard de Vinci, Le Caire.
1939-1980 : Travail et cofondation du Musée de l’éducation.
1948 : Première exposition collective, au Lycée Français, Bab Al-Louq.
1979 : Participation à l’Exposition internationale de Genève, sur l’enseignement en Egypte.
2016 : Exposition à la galerie Picasso.
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