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Georges Corm : L’érudit de la pensée arabe

Lamiaa Al-Sadaty, Dimanche, 27 novembre 2016

Ancien ministre libanais des Finances et professeur à l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Georges Corm fait et défait le monde arabe, en plongeant dans l’Histoire et dans la pensée contemporaine. Il a récemment donné une conférence à l’Institut français d’Egypte.

Georges Corm
(Photo:Bassam Al-Zoghby)

Qu’est-ce qu’un bon professeur ? Il suffit de rencontrer Georges Corm pour trouver la réponse : Un expert dans son domaine, qui sait transmettre le savoir, intégrer la théorie et la pratique dans son ensei­gnement comme dans toutes ses discussions. Ainsi, s’armer d’un stylo et de papier devient indispensable, une fois à la rencontre de cet éru­dit, pour pouvoir enregistrer une longue liste bibliographique d’oeuvres de référence anciennes et récentes, d’Histoire et de politique. En effet, « Histoire » et « politique » sont deux termes qui constituent pour Corm, non seulement un champ d’intérêt et de recherche, mais aussi toute une vie.

Né en 1940 à Alexandrie, son enfance, sinon sa vie, ont été marquées par la guerre. D’abord, dans les souvenirs de ses parents : « massacres de 1860 au Mont-Liban, famine dévastatrice organisée par les Turcs en 1918-1919 pour réduire les Libanais, émeutes nationalistes en Egypte en 1919, désordres en Palestine pendant l’entre-deux guerres mondiales, bombardements allemands et italiens sur Alexandrie au cours de la Seconde Guerre mondiale », raconte-t-il dans son livre Le Proche-Orient éclaté 1956-1991. Dans ses propres souvenirs, il garde toujours en mémoire l’image d’une Alexandrie qu’il admi­rait : « un paradis », selon ses termes, une ville cosmopolite qui abritait des étrangers de toutes les nationalités, y compris des Syro-libanais … « Mon père était un peintre, et ma mère était issue d’une famille de Chawam (Syro-libanais) installée en Egypte depuis longtemps. Ils se sont rencontrés au Liban, mais la condi­tion pour conclure le mariage était que mon père s’installe en Egypte ».

Huit ans après, la famille déménage au Caire. Ainsi, le petit enfant qu’il fut a assisté à tous les grands événements qui ont secoué la capitale, et se sont gravés dans son esprit, à jamais. « Le premier grand événement auquel j’ai assisté, c’était l’incendie du Caire, j’avais à peine 10 ans. On avait accusé aussi bien les Frères musulmans que les communistes … C’était impressionnant ! ».

Le 23 juillet 1952 est également pour lui une date inoubliable : « On était au Liban où on passait les vacances d’été. Et on ne savait pas si on allait pouvoir retourner au Caire », se rap­pelle-t-il. Corm a aussi vécu la période de ten­sions entre Nasser et le général Mohamad Naguib, ainsi que l’agression tripartite contre l’Egypte, en 1956. « Lors de l’agression tripar­tite contre Suez en 1956, j’avais 16 ans, j’étu­diais au collège des Jésuites à Faggala toute la philosophie des Lumières, je me disais alors : ils sont devenus fous ces Français ? Qu’est-ce qu’ils ont à bombarder le peuple égyptien qui est tellement pacifique et qui n’a vraiment rien fait à la France ? », s’interrogea-t-il à l’époque, complètement choqué, et sans cacher son admi­ration à la personnalité de Gamal Abdel-Nasser. Une admiration qui continue encore et se voit toutes les fois qu’il aborde le sujet du monde arabe. Comment oublier son discours sur la nationalisation du Canal de Suez qui l’avait telle­ment impressionné qu’il a consa­cré tout un chapitre dans son oeuvre la plus connue Le Proche-Orient éclaté aux deux grandes voix émouvantes du monde arabe, celle de Abdel-Nasser et celle d’Oum Kalsoum …

Une enfance égyptienne très riche, mais comme ce fut le cas avec beaucoup de familles syro-libanaises à l’époque ; un moment est arrivé pour que chacun choisisse un chemin à suivre : son frère aîné quitte l’Egypte pour la Suisse, sa soeur a épousé un Syro-libanais d’Egypte et ils sont partis pour l’Afrique. Georges Corm, quant à lui, est parti pour Paris, pour ses études universi­taires, son père est rentré à Beyrouth, alors que sa mère est restée longtemps sur place, ne vou­lant pas quitter l’Egypte.

Une fois la licence en droit et son diplôme en sciences politiques en poche, il décide de rentrer au Liban. « J’aimais beaucoup l’Egypte mais je sentais que mon pays, c’était le Liban et je m’y sentais bien », explique-t-il. Et d’ajouter : « J’ai été très influencé par mon père qui avait un amour débordant pour le Liban ».

Au moment où Georges Corm parachevait ses études en France, le général réfor­mateur Fouad Chéhab était nommé président de la République liba­naise. Il rentre donc sans aucune hésitation, pour rejoindre l’admi­nistration libanaise en vue de moderniser le pays. « En 1962, j’ai intégré le ministère du Plan pour participer à la mise en place du premier plan de développement du pays. En 1964, le ministère des Finances m'a proposé un poste fort intéressant que j'ai accepté, et j’y suis resté jusqu’en 1968. Pendant toute cette période qu’on a appelée le chéha­bisme, les réformes de Fouad Chéhab ont été défaites par l’establishment politique tradition­nel », raconte-t-il, en décrivant cette période de l’Histoire qui lui a permis de faire le plein de ce qu’il pouvait savoir et apprendre sur le fonc­tionnement de l’Etat libanais. « J’ai essayé de faire passer des plans de réforme, notamment en matière de fiscalité. Le premier ministre, de l’époque, Rachid Karamé, aussi ministre des Finances, ne voulait pas les faire passer, et m’a demandé de ne pas les publier … Alors, j’ai démissionné ».

Ensuite, un ami lui demande d’être son adjoint à la représentation du Crédit Lyonnais pour le Moyen-Orient. « J’ai accepté parce que c’était une bonne occasion pour diversifier mon expérience. On a monté alors avec le Crédit lyonnais en 1970, dans le sillage de la politique arabe du général de Gaulle, après la guerre de 1967, une grande banque franco-arabe ».

S’installer à Paris devient par la suite une exigence de la part du Crédit Lyonnais, ce qui a constitué un vrai dilemme pour Corm qui n’avait pas très envie de quitter le Liban. Cependant, quelque peu désespéré en raison de l’émergence des premiers problèmes dus à la présence armée palestinienne, prémices de la guerre civile, il accepte. « Les dernières années avant mon départ, vers la fin de 1970, on se rendait tout le temps au Sud-Liban pour essayer d’atténuer les heurts qui pouvaient avoir lieu entre les organisations armées palestiniennes et les villageois libanais, mécontents de la pré­sence de ces dernières. Celle-ci en effet suscitait de très violentes représailles israéliennes », explique-t-il. Et d’ajouter : « J’ai failli mourir dans un bombardement israélien : j’étais près de la frontière, j’ai voulu mettre ma voiture, toute neuve, à l’abri, et j’ai failli y passer ». Un incident qui le marque, comme l’ensemble des circonstances vécues qui lui font comprendre la complexité de la situation au Moyen-Orient. « Je continue à considérer que l’Etat hébreu est un danger existentiel pour le Liban. Les repré­sailles massives d’Israël contre mon pays étaient insupportables sur le long terme, c’est pourquoi je suis parti pour Paris ». Mais il rentrera quand même au Liban en 1974 pour y diriger un bureau de la Banque nationale d'Al­gérie. Il en repartira sur Paris avec son épouse et ses trois enfants en 1985 où il ouvre un bureau de consultations économiques et financières. D’ailleurs, il ne rentrera au Liban qu’en 1998, et sera tout de suite nommé ministre des Finances, jusqu’à l’an 2000. Le pays misait sur sa compé­tence et son expérience dans le secteur financier et fiscal, afin de s’en sortir ...

En 2001, Corm devient professeur à l’Univer­sité Saint-Joseph. Un poste qui va de pair avec son caractère de pédagogue. A l’Institut français du Caire, où il a récemment fait une interven­tion sur la pensée arabe moderne, qu’on ne peut aucunement figer dans le théologico-politique, le professeur et érudit n’a pas hésité à stimuler son auditoire, en le chatouillant de temps à autre, tout en maintenant la bonne structure de son exposé. Il y présente un panorama du contexte historique et des contraintes géopoli­tiques du monde arabe depuis Tahtawi (XIXe siècle) jusqu’à nos jours. Selon lui, la Nahda qui a commencé en Egypte avec Tahtawi, et les réformateurs religieux comme Ahmad Amin, Mohamad Abdou, Ali Abdel-Razeq, Taha Hussein ... les traductions et les écoles de pen­sée du XIXe siècle, tout ceci a été interrompu par la guerre froide et ses séquelles. D’où le trou de mémoire actuel qui a réduit, chez pas mal de chercheurs, la pensée arabe à l’islam politique. « Dans le contexte de la guerre froide, les Américains ont décidé d’entraîner des jeunes arabes et de les former selon l’idéologie wahha­bite, afin de les envoyer en Afghanistan pour se battre. Une fois la guerre d’Afghanistan termi­née, on les a envoyés en Bosnie, en Tchétchénie … Et aujourd’hui en Syrie … Une sorte d’armée panislamique qui se déplace un peu partout », affirme-t-il.

Corm explique toujours au fur et à mesure comment l’idéologie wahhabite a été instrumen­talisée, de façon à changer le visage de l’islam, et à être tout le temps emprisonné dans la culture du halal (le licite) et du haram (l’illicite). Ensuite, de la pensée arabe contemporaine, il passe aux révolutions arabes. « Je n’ai jamais utilisé le mot Printemps arabe, car après le prin­temps, il y a nécessairement l’automne, puis l’hiver. j’ai toujours parlé de révolte popu­laire … », fait-il remarquer. Corm n’adapte pas non plus la posture de beaucoup d’intellectuels, adeptes de la théorie du complot. « Je ne pense pas que vous pouvez faire bouger des millions partout dans le monde arabe, à cause d’un com­plot de la CIA ; cela n’a pas de sens, mais par contre, je crois en la présence des contre-révolu­tions. Les pays occidentaux et les monarchies pétrolières étaient très favorables à l’arrivée des mouvances islamiques au pouvoir », nuance-t-il.

Pour lui, il est temps de se libérer des idées véhiculées par l’académisme occidental qui ne fait qu’étudier les sujets en lien avec l’is­lam, depuis une vingtaine ou une trentaine d’années. « Mêler l’islam à toutes les sauces tant qu’on écrit sur le monde arabe … Comme s’il n’y a plus de réalité profane dans cette région du monde ». Et, les conflits de civilisa­tions ou de religions ? « Il n’y a ni conflits de civilisations ni de religions, les guerres ont toujours des raisons profanes, ce sont les ambitions des dirigeants, des puissances poli­tiques qui provoquent la guerre », conclut l’académicien.

Jalons :

1940 : Naissance à Alexandrie.
1964 : Publication de son livre Politique économique et planification au Liban, 1953-1963, Imprimerie universelle, Beyrouth.
1969 : Doctorat en droit public de la faculté de droit et de sciences politiques de Paris.
1973 : Représentant de la Banque nationale d’Algérie à Beyrouth.
1985 : Consultant économique et financier pour divers organismes internationaux.
1998-2000 : Ministre libanais des Finances.
Depuis 2001 : Professeur à l'Université Saint-Joseph et nombreux ouvrages sur l'histoire du Moyen-Orient et celle de l'Europe.
2015 : Publication de son livre Pensée et politique dans le monde arabe, éd. La Découverte.

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