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Tania Saleh : La chanteuse de charme

Nourhan Tewfik, Dimanche, 23 octobre 2016

Charismatique, Tania Saleh l’est sans doute. La chanteuse libanaise fait vibrer la scène en dansant ou en riant aux éclats. Elle a été l’invitée du Festival international de jazz, la semaine dernière.

Tania Saleh
(Photo:Tareq Hussein)

« Les formidables vibrations de la voix de Faïrouz emplissaient l’air, alors qu’avec ma famille, on se dirigeait vers la Syrie, en voiture. Je voyais ma mère pleurer en répé­tant derrière la diva : Roddani illa biladi (faites en sorte que je retourne dans mon pays). Je ne comprenais pas quelle était la raison de ses larmes et comment une chanson peut l’affecter autant, engendrant de telles émotions », dit la chanteuse, parolière et artiste visuelle, Tania Saleh, en se rappelant son départ de Beyrouth durant la guerre civile liba­naise (1975-1990). Sa famille, comme tant d’autres, a été contrainte de quitter sa maison, en pleine tourmente, sous l’effet du désastre. Peu de temps après, ils se sont rendus au Koweït où son père a réussi à trouver un travail lui permettant de subvenir aux besoins des siens. La petite Tania avait à peine 9 ans, mais elle était déjà touchée par le mal du pays. « Chaque jour, je demandais à mes parents de me ramener chez nous, à Beyrouth. Je ne sai­sissais pas encore le sens de la patrie, mais j’avais juste en mémoire les bouts de chansons de Faïrouz et savais qu’au Liban se passait une guerre, pendant mon absence. Trois mois plus tard, on a bien fait de rentrer à Beyrouth », poursuit-elle.

Ces jours semblent avoir marqué Tania Saleh à jamais. D’où son attachement à son pays, à l’identité arabe et à sa langue maternelle, ainsi que son engagement à se prononcer contre les tragédies politiques et humaines que connaît actuellement le Moyen-Orient.

Les voix de Faïrouz, Wadie Al-Safi, Sabah, Ziyad Al-Rahbani, Josef Sakr, Oum Kalsoum, Karem Mahmoud, entre autres, ont bercé son enfance, ayant grandi dans une maison où la musique faisait toujours partie du décor. Et ce, sans oublier les chansons françaises de Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Barbara, Georges Brassens et Jacques Brel. « Ma mère rêvait d’être chanteuse, mais mon grand-père était trop strict pour la laisser faire. Elle a donc cédé, mais continuait à chanter tout le temps, à la maison tant mieux pour nous ! », plai­sante-t-elle. Et d’ajouter : « Devenue journa­liste, elle m’a présentée à un ami à elle, com­positeur égyptien. Ce fut le célèbre Baligh Hamdi, dont je ne connaissais pas la valeur, à l’époque. J’étais trop jeune malheureusement, mais aujourd’hui, éblouie par tous les trésors qu’il nous a légués, je me sens quand même chanceuse de l’avoir rencontré ».

A travers le travail de sa mère aussi, elle a découvert le monde du design et de la publici­té. Les revues françaises étaient partout chez eux à la maison, et Tania a acquis, depuis l’adolescence, l’oeil et le goût pour tout ce qui relève du domaine de l’art plastique et de l’es­thétisme. « J’archivais les publicités que j’ai­mais, après les avoir découpées dans les magazines. Ce fut une bonne école pour moi, car à travers la publicité, j’ai été initiée à plein d’autres choses, forcément en lien avec ce domaine : la photographie, le travail d’équipe, le montage, la composition musicale. J’ai com­pris aussi l’importance de l’humour, des détails, de l’esprit critique, des relations publiques, etc. Je ne pensais jamais être capable d’écrire les paroles d’une chanson qu’après avoir signé mon premier jingle », souligne Tania Saleh qui a étudié les beaux-arts à l’Université américaine du Liban dans les années 1990, et qui a ensuite obtenu une maîtrise en art plastique de la Sorbonne en 1992. « Je pense toujours que Paris est la plus belle ville du monde », lance Tania.

Elle venait juste d’entamer sa carrière dans le domaine publicitaire lorsqu’elle a été contactée par un ami lui apprenant que le fameux inter­prète-compositeur, Ziyad Al-Rahbani était à la recherche d’acteurs et de chanteurs pour sa nouvelle pièce de théâtre. « Je rêvais depuis longtemps de le rencontrer. Dans ma tête, je faisais tant de scénarios là dessus : j’imaginais par exemple que je pouvais me déguiser en vieille femme et attendre en bas de son immeuble, ou que je pouvais simplement frap­per à sa porte, prétendant que je vendais des chaussettes ou des cigarettes, rien que pour le voir », raconte Tania Saleh. Puis, elle ajoute : « Je suis arrivée la première à l’audition. J’ai chanté Summertime, alors qu’il m’accompa­gnait au piano. Et j’ai été embauchée en tant qu’actrice et vocaliste. J’ai joué dans deux pièces d’affilée (Bikhoussous Al-Karama wal Chaab Al-Anid et Lawla Foushat Al-Amal). Et en 1995 et 1996, j’ai fait le design des pochettes de ses albums : Illa Assy et Bema Enno. Plus tard, lorsque nous sommes devenus des amis, il m’a avoué qu’il n’était pas du tout impres­sionné par le choix de chanson que j’ai fait, pour l’audition ! ».

Après cette enrichissante collaboration avec l’unique Ziyad Al-Rahbani, elle décide d’en­trer au studio et de préparer son premier album, sorti en 2002. Portant son nom, il portait éga­lement son empreinte, traitant des thèmes à répétition chez elle, rejetant le sectarisme, la corruption, le patriarcat, la tyrannie, entre autres. Parmi ses chansons figure L’Jilou L’Jadidou (la nouvelle génération) coécrite par Saleh et Issam Hajj Ali, afin de montrer com­ment l’histoire de la guerre peut simplement se répéter, tant que les mêmes politiciens corrom­pus et les mêmes idées confessionnelles contrôlent la situation.

Les albums suivants resteront fidèles à cette manière de voir. Dans Wéhde (unité, en 2011), elle ironise le sectarisme à travers sa chanson phare Omar et Ali : le premier étant un prénom sunnite par excellence et le second plutôt chiite, la chanteuse les appelle à aller vers l’autre et à s’embrasser, sur un rythme oriental assez gai. Le schisme sunnite-chiite qui ravage en ce moment le monde arabo-musulman semble relever de l’absurde, plus que jamais, sans paroles emphatiques ni slogans pompeux. Il en est de même pour les chansons du film réalisé par Nadine Labaki, en 2011, Hala’a Lawayn ? (Et maintenant on va où ?), qui raconte la détermination d’un groupe de femmes de toutes religions à protéger leur vil­lage des menaces extérieures et sectaires. Elles cherchent avant tout à distraire les hommes, afin de leur faire oublier leur colère et leur différence. Il y a toujours, chez Labaki comme chez Saleh, le pays déchiré par la guerre en toile de fond. Les chansons écrites et interpré­tées par Saleh reflètent merveilleusement bien l’esprit bon enfant de ces femmes prêtes à aller très loin pour éviter des événements tragiques.

Tania Saleh l’a bien appris. L’humour fait des merveilles. Et sur scène, cela fait partie de sa présence et de son charme. Les thèmes les plus sérieux, elle les tourne en dérision. Défiante, mais en rigolant et en dansant. Son dernier album, sorti en 2015, Shwayit Souwar (quelques images) est dédié aux femmes arabes à qui elle offre une bouffée d’air frais, de liberté et d’amour, sur des mélodies de bossa-nova. « Un amour est parti ; bon il faut aller trouver un autre », lance-t-elle sur scène, lors de son dernier concert animé au Caire, dans le cadre du Festival international du jazz, la semaine dernière, dans le jardin du Greek Campus. Vers la fin de la soirée, elle interprète aussi une chanson faisant état des missions impossibles des femmes orientales, sur un rythme assez machinal : on leur demande d’être des super-femmes à tout faire, résume-t-elle, en parlant des femmes arabes qui « abon­dent d’espoir, d’amour et d’énergie positive ». Et à Saleh de réitérer : « Ces dernières sont souvent mal comprises, notamment sur le plan des émotions ; elles souffrent énormément sous le poids de la société patriarcale. Contrairement aux hommes, plutôt avides de guerre, elles aspirent constamment à la paix. Sans doute, il ne faut pas généraliser, mais c’est essentielle­ment le message que j’ai voulu communiquer à l’audience à travers mon dernier album ». Pour que celui-ci voie le jour, l’artiste a comp­té sur le financement participatif ou crowdfun­ding. Encore un succès permettant à l’artiste de relever un nouveau défi et de contourner les réseaux classiques de la production, comme elle a toujours cherché à le faire.

Des femmes, elle passe aux Palestiniens, d’autres battants de la terre, à qui elle aime rendre hommage. Récemment, elle a conçu la pochette du CD Choeur d’enfants de Gaza, un superbe album de chants interprétés par des talents en herbe. A l’aide de photos captées par le producteur norvégien de l’album, Erik Hillestad, sur son téléphone portable, Saleh a pu réaliser une couverture à l’image de la résis­tance de ce peuple. « Les Palestiniens de Gaza affrontent toutes sortes de problèmes. Ils plan­tent des oliviers, les Israéliens les rasent. Ils construisent des maisons, les Israéliens les détruisent. Ils essayent de faire du piano, les Israéliens leur interdisent de faire rentrer les instruments de musique. Mais malgré tout, ils s’attachent à la vie et combattent pour la mener le plus agréablement possible », sou­ligne Tania Saleh. Et de poursuivre : « Comme je ne peux pas me rendre en Palestine, j’étais très excitée à l’idée de pouvoir contribuer à ce projet artistique. Ma seule voie de résister est l’art et la culture ».

Cela étant, la chanteuse soutient la campagne internationale appelant à exercer diverses pres­sions économiques, académiques et culturelles sur Israël, afin d’aboutir à la fin de l’occupation des terres arabes et de respecter le droit au retour des réfugiés palestiniens. « Avec ce genre de mouvement non violent : Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS, lancé en 2005 par des ONG palestiniennes), j’espère que l’on pourra faire parvenir le message de part et d’autre. Je ne suis pas pour la résistance vio­lente, je préfère celle artistique et intellectuelle », explique Saleh, en invoquant les exemples de la résis­tance pacifique de Gandhi en Inde et de Mandela en Afrique du Sud.

Pour Saleh, la poésie et la calligra­phie arabes restent deux éléments de cohésion propres à la culture de cette région, « deux médiums capables de réunir les Arabes ». « On parle une même langue, pourquoi ne pas en profiter au lieu de s’entretuer ? ». Après avoir participé à un atelier de calligraphie, pendant six semaines à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), elle a décidé de faire usage de son style d’écri­ture favori, le maghribi, utilisé autrefois en Andalousie, notamment au palais d’Alhambra à Grenade, dans ses prochaines oeuvres d’illus­tration. « Je veux en faire une collection d’ar­tisanat, d’objets décoratifs inspirés de la calli­graphie arabe ». Et d’ajouter : « Jusqu’ici, je n’ai jamais mélangé art visuel et musique ; je les travaillais séparément. Mais je vais les combiner à travers mon prochain projet : un album audiovisuel. Un travail basé sur les dessins, la calligraphie, les arts de la rue, la poésie et la musique. J’y collabore avec un musicien-arrangeur tunisien et quelques musi­ciens égyptiens. Il s’agit d’une production du label norvégien KKV, avec le concours du ministère norvégien des Affaires étrangères. Je n’ai aucune idée de ce que cela va don­ner », conclut la chanteuse-plasticienne, se préparant à une belle aventure.

Jalons :

11 mars 1969 : Naissance au Liban.
1986-89 : Beaux-arts, à l’AUB.
1990-1992 : Maîtrise en arts plastiques à la Sorbonne, Paris.
1993 : Rencontre avec Ziyad Al-Rahbani.
2002 : Premier album, Tania Saleh.
2011 : Sortie de son CD Wéhde. Et chan­sons du film de Nadine Labaki, Et mainte­nant on va où ?
2012 : Sortie de son CD Live à DRM.
2015 : Sortie de son album Shwayit Souwar.

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