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May Al-Ibrachy : L’architecte de la rue du Calife

Dalia Chams, Mercredi, 07 septembre 2016

May Al-Ibrachy, architecte-restauratrice, travaille selon une approche pluridiscipli­naire, afin de préserver les lieux historiques, tout en établissant des contacts avec les habitants. C'est aussi une amoureuse de la cité des morts.

May Al-Ibrachy
May Al-Ibrachy (Photo: Mohamad Adel)

Ce n’est pas une mosquée, mais elle a failli l’être. Car le bâtiment d’Al-Megawra, où May Al-Ibrachy a choisi d’installer son association de développement urbain, est un lieu de culte musulman inachevé qui a servi longtemps de dispensaire. Situé à la rue Al-Achraf, dans le vieux quartier d’Al-Khalifa, la construction de cet édifice, à l’architecture curieuse, a com­mencé vers les années 1920 et a été probable­ment suspendue à cause de la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, à un moment donné, après la Révolution de 1952, il a été le siège de l’Union socialiste (Al-Ittihad Al-Ichtiraqi) sous Nasser. Pour ce, les personnes les plus âgées l’appel­lent jusqu’à présent « le bâtiment d’Al-Tahrir », ou celui de la libéra­tion, lui attribuant donc l’emblème de toute une époque.

L’architecte May Al-Ibrachy s’in­téresse toujours à l’histoire des lieux, à leur âme, au rapport que maintiennent les gens avec eux. Elle est tout à fait consciente que lorsqu’elle restaure un monument, elle s’en prend aussi à la longue vie qu’il a déjà eue. « A mes débuts, je me retrouvais en face-à-face avec le monument à restaurer, seule, imprégnée de purisme. Maintenant, ma démarche est beaucoup plus compliquée, mais plus riche. Les gens qui habitent ces lieux font partie intégrante de mon travail, désormais plus varié, car s’étendant davantage à l’infras­tructure et aux conditions socioéconomiques du site. C’est la bonne approche lorsqu’on s’attaque à des zones historiques, sinon, le bâtiment restauré reviendra comme avant au bout de quelques années. Comme si de rien n’était », souligne Al-Ibrachy, dans son bureau où l’on arrive en empruntant des escaliers tor­tueux qui devaient mener à un minaret qui n’a jamais existé.

Aujourd’hui, au bout de 4 ans passés aux alentours d’Al-Khalifa, depuis le lancement de son association en 2012, elle sait précisément où mettre les pieds. Cependant, elle craint qu’en cherchant à développer le quartier, on risque de changer sa structure sociale et d’atti­rer une classe moyenne supérieure, étrangère aux lieux. « Ce serait une grave erreur que d’autres catégories de gens viennent acheter des maisons et expulser les vrais habitants », lance-t-elle, en expliquant que déjà les autori­tés avaient tendance à écarter ces derniers des sites historiques, en créant ce que l’on s’ac­corde à appeler « des bulles touristiques ». Cela s’est fait autour de la mosquée d’Ibn Touloun et de la maison ottomane de Gayer Anderson, transformée en musée. « Automatiquement, les habitants ne pouvaient s’en approcher, par obéissance aux ordres ou par intimidation », dit celle qui oeuvre afin de restituer aux fils du quartier les édifices qu’ils ont côtoyés depuis la nuit des temps. D’où le nom de son initiative Al-Assar Lana (ces monuments nous appartiennent).

Au fil des années, elle a cultivé une grande sensibilité à l’égard de ces habitations vétustes, de ces ruelles hérissées de minarets, constel­lées de palais et de mausolées visant à rendre éternelle la mémoire de plusieurs descendants du prophète. Elle connaît le cheval qui a grandi avec le voisin qui s’abreuve à l’entrée de l’association. Sirote un thé avec des collègues au café de Moustapha. Collabore réguliè­rement avec Sayed, le menuisier du coin, qui fait désormais partie de la grande famille d’Al-Megawra, regroupant quelque 100 sympathisants, volontaires et professionnels. « Lorsque j’ai débarqué, ces locaux étaient squattés par un monsieur qui loue des chaises aux voisins pour les cérémonies de mariage ou de deuil: Ahmad Al-Farrach. C’était une sorte de dépôt avec des chaises et des motos partout. Des oies et des canards s’y promenaient à volonté. Une fois que les habitants ont compris que j’étais en bons termes avec le ministère des Antiquités et le gouvernorat, avec lesquels je travaillais en coopération, on était à l’abri de tout soup­çon », indique l’architecte. Et de poursuivre : « Ahmad Al-Farrach nous a laissé son dépôt, il l’a vidé du jour au lendemain, nous disant que lui aussi aspire à l’aménagement du quartier et que son aïeul a bâti cette mosquée. Chose vraie. Car en consultant les livres d’historiens comme Ali Moubarak, j’ai trouvé que son nom de famille correspondait à celui du bâtisseur d’une ancienne mosquée, érigée autrefois à ce même endroit ».

Al-Ibrachy raconte cette histoire pour faire remarquer que les gens simples sont moins réticents au changement, lorsqu’ils sont convaincus de la sincérité de leur interlocu­teur, contrairement à certains académiciens et spécialistes qui peuvent se montrer beaucoup plus rigides. Les fonctionnaires de l’Etat, comme les petits employés, ont également fait preuve de flexibilité: « Nous sommes plutôt dans un rapport de partenariat. Jamais en conflit avec les autorités locales ». Cela étant, elle essaye de les aider, afin d’obtenir un financement de la part du Centre de recherche américain ou de l'USAID, afin de résoudre le problème d’infiltration de l’eau, en provenance des égouts et des réseaux d’adduction d’eau potable, provoquant des dégâts assez lourds dans les bâtiments historiques ou autres. Elle orga­nise des ateliers culturels au profit des enfants et propose un plan visant à transformer quelques ter­rains vagues en terrain de foot­ball, espace de jeux ou endroit pour apprendre aux femmes à cultiver leurs terrasses et à faire du jardinage. « Le terrain de sport à Darb Al-Hosr sera inauguré vers la fête du grand Baïram. Et à partir d’octobre prochain, l’association organisera une promenade guidée, tous les mois, afin de faire découvrir les merveilles du quartier et des cimetières à côté. Car par là, la vie et la mort cohabitent inextricablement ».

May Al-Ibrachy tient à ne pas tomber dans le piège de l’idéalisation des endroits et des gens qu’elle fréquente. Elle admet que partout, il y a des bons et des méchants, et garde les pieds sur terre en rêvant. Elle ne cherche à modifier ni la Constitution, ni la loi sur la société civile, comme on l’espérait au lendemain de la révo­lution de 2011, avec d’autres collègues et associations, actifs dans le domaine de l’archi­tecture, de l’urbanisme et de la restauration. « Mieux vaut me concentrer sur la zone où j’ai décidé de travailler, avec les partenaires de mon choix ». Cependant, la seule chose ou plutôt le seul endroit qu’elle tend à vêtir de romantisme c’est la cité des morts, munie d’une charge émotive et spirituelle, incompa­rable à ses yeux.

Ayant préparé un master et une thèse sur le cimetière sud du Caire, de l’époque mame­louke jusqu’à la moitié du XXe siècle, elle a touché de près aux phénomènes inexpliqués et aux réalités dérangeantes que renferme ce monde occulte. De quoi acquérir une vision plus ésotérique et tolérante vis-à-vis des contes et légendes auréolant le lieu. « Pour mes études supérieures au School of Oriental & African Studies (SOAS) en Angleterre, je me suis inspirée des livres d’Al-Ziyara, littérale­ment la visite, dressant des itinéraires minu­tieux pour faire le tour des différents mauso­lées, afin de réaliser un schéma cartogra­phique. Ces guides populaires d’autrefois fournissaient une description détaillée, per­mettant aux fidèles de se rendre aux sites com­mémorant un saint. En comparant les cartes qui en résultent à celles que l’on peut extraire des ouvrages d’Al-Maqrisi, à titre d’exemple, nous parvenons à deux lectures très différentes de la ville. C’est l’histoire populaire versus l’histoire plus officielle ou intellectuelle. La première abonde surtout d’espoir et de convic­tion », précise May Al-Ibrachy.

En ce moment, l’architecte travaille de nou­veau sur la restauration du mausolée d’Al-Imam Al-Chafeï (édifice ayyoubide qui date de l’an 1211 ap. J.-C.) et de son entourage, l’un des endroits où elle se sent particulièrement en paix. Elle y est souvent revenue depuis son ancienne collaboration avec Nairy Hampikian, une autre architecte-restauratrice avec qui elle a oeuvré à sauver le cimetière historique du Caire. Cependant, cette fois-ci, les nouveaux immeubles de dix étages marquent le paysage. Ils ont poussé comme des champignons durant le chaos qui a suivi la révolution. D’où le sen­timent que l’endroit est toujours menacé dans son existence, « même si on a réussi, grâce à une étude effectuée avec l’Unesco, à classer la cité des morts en tant que patrimoine mon­dial ».

En fait, on ne naît pas avec une passion pour les cimetières; celle-ci arrive progressivement au fur et à mesure qu’on effectue notre petit bonhomme de chemin, psychologique et intel­lectuel. Les arpenteurs des nécropoles éva­cuent la dimension purement funéraire, pen­sent différemment le rapport à la mort, à la vie et à la religion populaire. Tout un parcours que May a dû effectuer, loin de son domicile dans le quartier résidentiel d’Héliopolis, de ses cours de natation, de ses études en architecture à l’Université de Aïn-Chams ou des amphi­théâtres des Universités améri­caine et britannique où elle a enseigné. « Souvent, je répète : Chez nous, les trafiquants de dro­gue posent vraiment problème ! Alors, on me pose tout de suite la question: Pourquoi? vous habitez où ? », rit-elle en ajoutant: « Je considère le quartier d’Al-Khalifa comme chez moi. Du coup, quand je sors avec des amis dans un endroit huppé, je suis étonnée de voir les filles, avec des blouses échancrées ou des épaules nues. J’ai l’habitude des tenues plus réservées d'Al-Khalifa ».

Normal, elle y passe le gros de son temps, sacrifiant plein d’autres choses pour y être ou reportant des projets jusqu’à nouvel ordre, comme celui d’éditer sa thèse. « J’aime les mausolées de l’imam Al-Chafeï et de l’imam Al-Leissi. J’ai découvert aussi, un peu plus récemment, l’espace où se recueillait Al-Sayéda Nafissa, la petite-fille du prophète. On y est vraiment à l’aise ». Et d’ajouter : « Ma manière de me comporter durant les fêtes foraines commémorant un saint (mouled) a changé. C’est dû peut-être à l’âge, mais aussi à la maturité acquise sur place. Maintenant, je fais comme les gens du quartier. Sans être trop agitée, je me pose dans un coin et regarde, plutôt en retrait ». Bref, elle a appris, sur le tas, à s’intégrer pour pouvoir atteindre les résultats espérés, à se faire accepter en tant que per­sonne objective et neutre, au sein du milieu où elle travaille, au lieu d’adresser aux gens de longs questionnaires imprimés.

Jalons :

1969 : Naissance au Caire.

1992 : Diplôme d’architecte, à l’Université de Aïn-Chams.

1996 : Master de la SOAS, en Grande-Bretagne.

2005 : Doctorat de la SOAS, en Grande-Bretagne.

2011 : Enregistrement de l’ONG Megawra, une plateforme pluridisciplinaire regrou­pant des architectes de tout bord, basée à Héliopolis.

2012 : Début de ses activités. Et lancement de l’initiative Al-Assar Lana (ces monuments nous appartiennent).

2014 : Installation définitive de Megawra, dans les locaux actuels à Al-Khalifa.

2016 : Restauration du dôme de la der­nière souveraine Ayyoubide, Chagaret Al-Dorr.

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